Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Le constructivisme, né dans les débuts de la révolution russe en 1917, constitue, pour l’art soviétique, une révolution esthétique fondamentale. L’ouvrage publié par les Presses du réel et le Centre Georges-Pompidou offre, sur le sujet, une extraordinaire somme collective de 750 pages, composée majoritairement d’écrits des années 1917-1922. Il fait revivre la passion qui anima les artistes de l’époque et évoque les profonds bouleversements qu’elle apporta aux arts – peinture et art public, architecture, théâtre, danse et gestuelle du corps, cinéma, photographie, musique, littérature, design et arts « décoratifs » – et en évoque aussi les prolongements.

On a à maintes reprises évoqué lors d’expositions – le Centre Pompidou le premier, en particulier avec l’exposition Rouge, art et utopie au pays des Soviets – la révolution esthétique que constitua le constructivisme russe, présentant, à travers des maquettes, des plans d’architecture, des affiches, des extraits de films ou des œuvres graphiques ou plastiques, ce moment d’intense bouleversement artistique qui s’empare des artistes russes lorsque commence la révolution, et avant que le stalinisme ne mette un terme, avec l’instauration du réalisme socialiste, aux expérimentations artistiques de la période 1917-1930.

L’ouvrage dirigé par Valérie Pozner revient à la source en évoquant cette période à travers les écrits de ceux qui l’ont vécue, théorisée, débattue en même temps qu’ils en étaient les acteurs. Elle propose un retour aux textes fondateurs, aux articles de revue ou aux publications diverses qui ont ponctué cette révolution des arts qui a réservé sa part à un nouveau venu : le cinéma. Très abondamment illustré par environ 500 illustrations, l’ouvrage permet de prendre la mesure de ce moment unique dans l’histoire de l’art, où la mise à bas de l’art ancien autorise toutes les innovations, mais aussi toutes les dérives dans un monde qui se cherche et qui débat passionnément, en excluant et bannissant tout aussi passionnément au nom de la « révolution ».

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Un intense remue-méninges sur la place de l’art au tournant du XXe siècle

Défaire la séparation entre l’art et la vie : c’est le principe supérieur, la règle ultime prônée par le constructivisme productiviste des débuts de la révolution russe. Un principe qui sera ensuite renié par ceux mêmes qui avaient permis son émergence.

L’idée de mettre l’art dans la vie n’est pas l’apanage du constructivisme. Dès la fin du XIXe siècle et au début du XXe se développe, avec l’Art nouveau et le mouvement Arts and Crafts, une nouvelle manière de concevoir l’art, prônant la non-séparation des arts dits « décoratifs » d’avec l’Art majuscule, orientant la conception de l’art vers un art de la vie, un bain dans lequel, de la vaisselle au mobilier en passant par le décor quotidien ou l’architecture, art et vie se trouvent intimement associés.

Mais avec le constructivisme, cette conception d’un art total imprégnant la vie prend une dimension nouvelle, à la fois plus politique et plus ancrée dans le développement du modernisme qui marque les débuts du XXe siècle. Il s’agit alors, dans la société russe en pleine effervescence révolutionnaire, de mettre à bas les principes qui gouvernaient la société d’avant et, dans le domaine de l’art, de créer des formes artistiques basées sur le renversement de la bourgeoisie et se référant à l’émergence d’une culture précédemment rejetée, qui prendra le nom de culture du prolétariat. Un art pour le peuple, issu du peuple, avec des références ancrées dans le peuple et dans les transformations induites par la révolution des masses populaires. Un art faisant table rase du passé qui, de domestique, devient public. Un art vivant et non plus confiné dans les musées, un art d’utilité sociale.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Quand la culture et l’art sont un enjeu

L’ouvrage recouvre une période assez courte – moins d’une quinzaine d’années –, durant laquelle se forme la pensée constructiviste-productiviste avant de disparaître. Suivant dans une première partie un parcours chronologique, le livre met en évidence la naissance des groupes et des tendances qui vont se côtoyer et parfois s’affronter. En filigrane apparaissent les relations entre l’art et son contexte historique.

Avec la création du Commissariat du peuple à l’instruction publique sous la direction d’Anatoli Lounatcharski se dessine la volonté de faire de l’éducation des masses populaires l’un des enjeux de la révolution. Éduquer pour résister au pouvoir de ceux qui possèdent le savoir et, dans le même temps, donner à l’éducation un nouveau contenu, conforme aux objectifs du renversement du pouvoir par le peuple. Une manière de former la pensée pour faire naître une société nouvelle dont les valeurs fondatrices seront : les masses populaires et leur apport (le travail) ; l’ancrage dans le présent (une société industrielle en plein développement) ; la mise à mort des valeurs anciennes (la culture bourgeoise) ; la pensée marxiste et son postulat (la dictature du prolétariat). Une libération très « encadrée » qui finira par se refermer sur un nouveau dogme alors que l’objectif initial était avant tout libératoire.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Un parcours chronologique

À la suite de Vladimir Tatline, familiarisé avec le cubisme notamment par Mikhaïl Larionov et l’exposition du Valet de Carreau qui propose en 1910 une pratique artistique novatrice, et sur le fil du suprématisme proposé par Kazimir Malevitch et El Lissitsky qui ramène, à partir de 1915, le langage plastique à une combinatoire de composantes de base, deux pratiques se dégagent : une synthèse possible entre forme utilitaire et forme pure – la Tour de Tatline en est un exemple éclairant – et le recours à l’abstraction comme forme universelle. Dès le lendemain de la révolution d’octobre 1917 s’ajoute une réflexion sur les rapports entre l’art et la vie, notamment au croisement entre le futurisme et le projet social avancé par les bolcheviks. Elle passera par différents canaux, parfois avec l’aval des bolcheviks qui y voient le moyen de mettre à mort la culture bourgeoise et de porter la propagande révolutionnaire.

La création en janvier 1918 de l’IZO (Section des arts plastiques), sous la tutelle du Narkompros (Commissariat du peuple à l’instruction publique), conduit au lancement, en décembre de la même année, de la revue L’Art de la commune, plateforme des « Kom-Futs » – les futuristes ayant adhéré à la révolution bolchevique. « Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes », clame dans le premier numéro le poète Vladimir Maïakovski. Exit l’art « pur » qui devient « un artisanat comme un autre » selon Ossip Brik, et les artistes – architectes, peintres ou sculpteurs – deviennent des « travailleurs » au même titre que les ouvriers de la métallurgie ou les artisans menuisiers. Porté par les théoriciens Boris Arvatov, Ossip Brik, Alexeï Gan, Nikolaï Tchoujak ou Sergueï Tretiakov, le productivisme trouve dans la volonté des artistes d’avant-garde et dans leur volonté de réaliser l’osmose entre vie sociale et art le terreau nécessaire pour servir une révolution qui met en avant, dès la fin de 1917, le principe d’agit-prop. Ce sont les vastes décors urbains créés pour les festivités de masse du calendrier « rouge », les affiches à placarder, la conception de spectacles grandioses destinés à susciter l’enthousiasme populaire.

C’est au sein de l’institution qu’est créé en mars 1920 l’Inkhouk (Institut de culture artistique), placé sous la direction de Vassili Kandinsky. Plusieurs tendances contestent rapidement la méthode prônée par l’artiste, qualifiée de « subjective » et de « psychologique » et, en novembre 1920, un groupe de travail, sous l’impulsion d’Alexandre Rodchenko et de Varvara Stepanova, réunit artistes, architectes et théoriciens de l’art pour trouver une définition commune des éléments constitutifs de l’œuvre d’art et de son principe d’organisation.

Les principes avancés par l’architecte Nikolaï Ladovski d’utilisation optimale des matériaux et d’absence d’éléments inutiles provoque de nouvelles divergences et la formation, en mars 1921, du Premier groupe de travail des constructivistes autour de Rodchenko, Stepanova et Alexeï Gan. Il se réclame du « communisme scientifique, fondé sur la théorie du matérialisme historique ». Encore une fois l’art est mis sur la sellette, entre disparition totale et destination perçue comme son aboutissement exclusif. Dès l’automne 1921, les positions constructivistes s’imposent et l’abandon de la peinture de chevalet est posé comme un principe. Si le matérialisme constructiviste s’oppose à l’art traditionnel, il s’inscrit en même temps contre le réalisme.

Offrir au prolétariat les moyens de bâtir sa propre culture au sein de clubs où l’on pratique chant, musique et théâtre en amateur ou gymnastique constitue une autre étape sur la voie du constructivisme. Le Proletkult, dont l’objectif est de fonder un art véritablement prolétarien, prône la destruction des musées pour faire table rase du passé. En 1920, il compte 80 000 membres essaimés dans toute la Russie et le Premier Théâtre ouvrier est fondé à Moscou, à l’initiative de Boris Arvatov, qui appelle à « ne plus représenter mais réaliser », à transformer l’art « en une création active de la vie même ».

La dernière composante de cette révolution esthétique passe par l’action de futuristes russes regroupés, à Vladivostok puis à Tchita, autour de la revue Création. Elle rassemble des personnalités diverses tels que le journaliste et responsable du parti Nikolaï Tchoujak, les poètes Nikolaï Assev et Sergueï Tretiakov, les peintres Viktor Palmov et David Bourliouk. Les activités du groupe sont concentrées sur la propagande auprès des ouvriers et des soldats des œuvres de Maïakovski, Mystère-Bouffe et 150 000 000. Les réflexions sur la culture prolétarienne et le rôle central du futurisme, la nomination de Tretiakov comme adjoint du ministre de l’Instruction publique leur donnent un certain poids mais leur effort pour interpréter le futurisme et le productivisme en termes marxistes se heurte à la résistance d’autres factions au sein de la coalition d’Extrême-Orient.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

À la jonction, le Front gauche de l’art

Tous ces groupes entretiennent entre eux des relations, parfois antérieures à la Révolution. Tretiakov connaissait, depuis le milieu des années 1910, Maïakovski et Meyerhold. Brik, à partir de 1918, a des contacts au sein de l’IZO. Meyerhold collabore avec Gan et Esther Choub – pionnière du cinéma documentaire qui travaillera notamment à la réalisation, avec Eisenstein, de la Grève – au sein du TEO (le département du Théâtre au Commissariat à l’Instruction publique). Eisenstein, de son côté, est, au Proletkult, associé à Boris Arvatov.

La circulation des idées, déjà intense en 1920, se renforce l’année suivante. Meyerhold se convertit aux spectacles de masse. L’Institut central du Travail, créé à l’initiative d’Alexeï Gastev, ex-poète devenu penseur et praticien du geste ouvrier, influence le mouvement de la pensée constructiviste-productiviste qui se cristallise en 1922 et touche le théâtre. Bien que le cinéma ait souvent été privé de pellicule et d’électricité au début de la Révolution et jusqu’au début des années 1920, la réflexion sur le cinéma s’exprime avec la revue Kino-fot, à laquelle collaborent Arvatov, Lev Koulechov, le poète Ippolit Sokolov, Dziga Vertov, Rodchenko et Stepanova tandis qu’à Berlin Lissitsky et Ehrenbourg défendent les principes constructivistes dans la revue trilingue Vechtch/Gegenstand/Objet. Rodchenko s’oriente vers la mise en pages et le photomontage, Vertov tourne la série des Kino-pravda (cinéma-vérité) tandis que Meyerhold lance les principes de la biomécanique. Le Front gauche de l’art, constitué fin 1922, rassemble autour de sa revue Lef artistes et théoriciens autour d’un triple constat : le chaînage révolution technique-culture industrielle-nouveaux modes de vie ; dans le domaine de l’art, le passage de la représentation artistique à la production et à la construction d’objets ; sur le plan social, une transformation complète de l’existence et le passage de l’individuel au collectif.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Une synthèse qui fait apparaître les divergences

Rejet radical de l’art du passé, bannissement de l’idée du musée-conservatoire et de sa fonction de pratique sociale (visite), art considéré comme un moyen de production à l’égal des autres sapent les bases de la création artistique traditionnelle tandis que le travail acquiert la valeur d’art. L’utilitaire remplace la recherche du beau, la fonction sociale de l’œuvre l’acte créateur et la distinction entre public et artiste n’a plus de raison d’être.

Cette mutation s’opère au moment où Lénine met en place la NEP (la Nouvelle Politique Économique) et veut réduire l’agitation révolutionnaire pour lui substituer la mise en place d’une société « idéale ». La chronique d’une mort annoncée de l’art n’est pas du goût de tous. Les critiques qu’essuie Maïakovski avec son poème d’amour De ça ou les positions d’El Lissitsky et d’Ilya Ehrenbourg laissent voir des dissensions, soulignées par la pratique des artistes. Le mouvement se heurte aussi à une opposition croissante de la part du politique. Lénine décide de freiner la publication des œuvres en limitant le nombre de publications, après avoir lu 150 000 000. Trotski trouve dangereuse l’idée d’une culture prolétarienne dont il établit un parallèle avec la culture bourgeoise en même temps qu’il met la priorité sur les transformations sociales. La mise en place d’un système de gouvernement pyramidal entre en conflit avec les idées d’auto-organisation corollaires du collectif. Lounatcharski est critiqué pour ses positions libérales et lance, en avril 1923, un appel à « revenir à Ostrovski », soit à un modèle esthétique classique, tandis que des attaques virulentes sont lancées dans la presse, dans la Pravda ou dans la revue des écrivains prolétariens Na postu (En sentinelle). Le manque de soutien devient bientôt franche hostilité du pouvoir bolchevique.

Ce paysage assombri laisse cependant apparaître l’Union des architectes contemporains (OSA) et sa revue SA (Architecture contemporaine) qui vise à penser un habitat collectif et à émanciper la femme des tâches domestiques, ou encore une résurgence de Lef avec la revue – réduite en pagination – Novyi Lef. Mais les critiques continuent de pleuvoir, le détournement du projet d’origine et le dénigrement de faire leur office. Maïakovski, Brik et Aseev quittent le mouvement. La création du groupe Octobre, qui réunit architectes et plasticiens en 1928, signe une dérivation vers un rigorisme idéologique très marqué. La majorité des acteurs du mouvement constructiviste, théoriciens comme créateurs, est sommée de se réformer. Les années 1930 consacreront leur changement radical de position, leur répression ou leur silence.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Un passage en revue des disciplines artistiques

L’ouvrage aborde tour à tour les différentes disciplines artistiques prises dans cette révolution artistique, indissociable des principes politiques qui régentent la société.

La mort de la peinture au sens bourgeois du terme ne met pas pour autant fin, dès l’origine, à la représentation en deux dimensions. Dans un premier temps, un petit groupe autour de Rodchenko s’intéresse aux composantes du langage plastique comme la ligne ou la facture, se rapprochant ainsi des formes de l’art non figuratif. Ils rejettent la fonction de représentation de la réalité du tableau et affirment la création de l’« objet d’art » comme une nouvelle réalité. Mais la fonction utilitaire de l’objet et son insertion dans la vie quotidienne, posées comme but, entrent en conflit avec la conception de l’art sans objet défendue par El Lissitsky et le suprématisme de Malevitch.

Dans les années 1920, l’orientation de l’art vers une fonction utilitaire accompagne la disparition de l’artiste en tant que créateur. Le rapport annuel d’Alexeï Babinski sur l’Inkhouk en 1921 signe l’arrêt de mort de la peinture de chevalet. Désormais, au slogan « De la représentation à la construction ! » se substitue « De la construction à la production ! ». Si représentation en deux dimensions il y a, elle s’exprimera à travers l’affiche, les grands panneaux accompagnant les fêtes révolutionnaires mais aussi dans les autres arts, typographie et graphisme, photographie et cinéma.

Côté théâtre, une reconsidération complète du genre est aussi à l’œuvre. Pour les constructivistes-productivistes, le théâtre a le sens large de nouvelles formes de vie incluant réunions, séances de tribunal, banquets, funérailles, manifestations et monde du travail. Il devient une école pratique de nouveaux modèles de comportement. Le drame, l’illusion, le sujet, la psychologie, l’espace scénique traditionnel sont rejetés, les formes populaires tels que le cirque, le sketch et la chanson mis en avant. Le répertoire, quand il est conservé, est truffé d’associations visuelles ou matérielles ou de bonds brisant l’illusion en l’installant dans le présent.

Le théâtre constructiviste s’attaque aussi à la composante essentielle du théâtre : le jeu de l’acteur. L’acteur devient machine. Il ne s’agit plus de copier le geste quotidien mais d’amplifier de manière musculaire les contractions et détentes du mouvement, de le décomposer en phases – propulsion, élévation, fléchissement, tournoiement – pour en faire apparaître la structure. L’approche analytique de la biomécanique défendue par Meyerhold prend appui sur la chronophotographie de Marey et les décompositions photographiques du mouvement de Muybridge tout en s’inspirant de la gestuelle née de la rationalisation du travail qu’on trouve dans le taylorisme. La métaphore de l’homme-machine situe le jeu de l’acteur hors de tout naturalisme.

Même si l’architecture apparaît comme la réponse possible à la disparition de la peinture par son caractère collectif, le courant constructiviste reste minoritaire dans le champ de l’architecture russe des années 1917-1932, et ce même si une grande partie de l’architecture moderne soviétique emprunte le terme de « constructivisme ». On retrouve en architecture la même source d’inspiration qu’est la machine. Elle est présente dans le projet d’Alexandre Vesnine et de ses frères de Palais du Travail, dans lequel on peut déjà reconnaître les principes de construction qui guideront nombre de bâtiments publics dans nombre de pays de l’ex-URSS, tel que le Palais de la Culture de Varsovie. L’influence de Le Corbusier est sensible dans le concept du « constructif » appelé à absorber le « décoratif », défendu par Moïsseï Guinzbourg. La réflexion sur les « condensateurs sociaux » telles que les maisons-communes devient centrale. C’est ainsi que Tretiakov propose le principe d’un club-combinat, à la fois université, conservatoire, théâtre, salle de culture physique, salle de lecture, cinéma, etc. Alexandre Pasternak, de son côté, réfléchit sur les nouvelles formes du logement contemporain, des projets d’immeubles d’habitation qui élargissent la notion de « machine à habiter ».

Dans le sens inverse, à la fin des années 1920, naît, défendue par des proches de la gauche bolchevique, la théorie du « désurbanisme » qui vise à remplacer les villes par des réseaux territoriaux décentralisés. Guinzbourg se lance alors dans une critique du constructivisme et les tenants d’une architecture « prolétarienne » dénoncent l’utopisme des plans pour Moscou comme les projets de gratte-ciel d’El Lissitsky, ou le minimalisme esthétisant des réalisations.

Dans l’art nouveau qu’est le cinéma, le constructivisme-productivisme trouve un objet de choix. La nature même du cinéma, par sa dimension industrielle et sa réalisation collective, offre un terrain d’élection à la rencontre de l’art et de la machine. Son mode de diffusion va dans le même sens. Avec la création de Kino-fot en 1922, Alexeï Gan en élabore la philosophie, qui doit rejoindre les besoins de la société qui se constitue, avec « de nouvelles manières de bouger, d’interférer avec les autres, de [s’] orienter dans le monde matériel des objets ». S’ouvrir à la transformation du quotidien de chaque spectateur donne lieu à de nombreux débats et la question du joué/non-joué reste en suspens. Les Kino-pravda documentaires voisineront avec les expériences de réalité imaginaire de Koulechov ou avec les films d’Eisenstein.

La question du principe de réalisation est centrale. La construction consciente du mouvement en plans et l’agencement des plans entre eux est mise en avant, les photomontages et superpositions d’images explorés. L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, en 1929, en est l’exemple emblématique. Toutefois, dans la seconde moitié des années 1920, Brik et Tretiakov se tournent du côté du « non déformé » par une structure narrative préalablement existante. Selon Tretiakov, le cinéaste doit s’intégrer à la vie locale, se faire ethnographe dans un processus de « ciné-observation ». Vertov est critiqué, Eisenstein se voit reprocher d’utiliser un acteur pour incarner Lénine dans Octobre. La réalisatrice et monteuse Esther Choub représente alors la pureté de la ligne.

Côté photographie, les textes renvoient à des approches plus personnelles. S’ils obéissent à un schéma commun – la confrontation avec la photographie traditionnelle pour dégager de nouveaux principes de fond –, ils explorent cependant différentes thématiques liées à la technique photographique, à la spécificité de son langage, à sa perception comme à son inscription dans la société. Le photomontage comme art de l’avant-garde et instrument de communication visuelle, l’observation photographique comme expérience sociale, proche du cinéma documentaire, les rapports entre les nouveaux objectifs sociaux et les nouvelles pratiques, l’utilisation de la photographie comme moyen de communication de masse (via les affiches, l’aménagement urbain, les médias) composent un paysage aussi diversifié et tumultueux qu’il accompagne une foi dans le progrès et la croyance en l’avènement d’une justice sociale.

L’impact du constructivisme littéraire n’est pas qu’un épiphénomène. La littérature est partie intégrante de l’élan pluridisciplinaire qui anime l’époque. Maïakovski et le Front gauche de l’art jouent un rôle moteur dans le mouvement. Brik, Tretiakov, et Boris Kouchner mettent en avant l’engagement social de l’artiste et établissent le parallèle entre travail de création et travail ouvrier. L’appellation de « constructivisme » appliquée à la littérature est ratifiée, la même année, par les poètes Alexeï Tchitchérine et Ilya Selvinski. Ils fondent, en 1924, le LTsK, le Centre littéraire des constructivistes. Ce dernier deviendra le fossoyeur mandaté pour évincer, la même année, Maïakovski de la pointe de l’avant-garde poétique. 

Malgré des divergences de programmes et de personnalités ou d’engagement politique, les principes qui gouvernent le constructivisme littéraire s’avèrent similaires : rationalisation, dynamisme, fonctionnalisme, économie de moyens, tension vers un but. L’écriture se fait elliptique, condensée, stylisée, se charge d’images concrètes. Si constructivisme et productivisme se distinguent, c’est en considérant le premier comme un programme poétique hérité du futurisme, attaché au renouvellement des formes et animé d’une nouvelle rationalité techno-scientifique, quand le second réinvente le statut économique de l’art et met en avant les actions d’agit-prop de l’artiste engagé dans la transformation de la société. Il a partie liée avec le Proletkult.

Le roman, considéré comme un héritage de la culture bourgeoise, est écarté. Ainsi la recherche d’un « Tolstoï rouge » n’est-elle pour Tretiakov qu’un leurre alors que la formation du public soviétique devrait consister « à lire le journal, cette bible d’aujourd’hui » et que les allocutions politiques de Lénine sont hissées, après sa mort, au rang de discours littéraires. Ne subsistent que les « romans de production » qui mettent en avant la description de processus industriels. À l’illusion romanesque doivent se substituer des représentations de la réalité plus proches du « fait » et de la « vraie vie ». La description et l’exposé, depuis le carnet de voyage jusqu’au texte publicitaire, remplacent la narration, même si les considérations esthétiques restent nécessaires pour faire passer le message.

En 1929, au moment où est produit le premier plan quinquennal, une nouvelle revue, Nos réalisations, placée sous la direction de Maxime Gorki, qui en dirigera d’autres du même type, vise à mettre de l’ordre en consacrant une « littérature du vrai » dédiée aux grands chantiers socialistes. Certains auteurs suivront le mouvement. Ils participeront, pour quelques-uns, au développement du roman de production stalinien. L’avant-garde constructiviste-productiviste est contrainte de se dissoudre en 1930. La normalisation-formatage-uniformisation du réalisme socialiste est en marche… Maïakovski meurt opportunément le 14 avril 1930 en jouant à la roulette russe. Qualifié par Staline, qui ordonne des funérailles nationales, de « poète de la Révolution », il sera au fil du temps déconsidéré, oublié, réhabilité en fonction des besoins du régime.

Un son de cloche analogue résonne en musique. La création de l’Institut d’État de la science musicale (GIMN), parallèle à celle de l’Institut central du Travail qui vise à l’amélioration de la productivité grâce à l’automatisation et à la standardisation des mouvements, met en avant un volontarisme rythmique du geste que la musique productiviste, conçue en collaboration avec un ingénieur, peut apporter. Elle doit « transmettre, souligner, rendre impératif le geste voulu », coupant court à toute velléité interprétative. L’organisation scientifique du travail musical conduit le physiologiste Nikolaï Berstein à effectuer des relevés cyclographiques des mouvements des doigts de quatorze pianistes célèbres, soviétiques et étrangers (dont Egon Petri).

« La musique prolétarienne authentique, écrit le journaliste allemand René Fülop-Miller en 1926, met l’accent sur le rythme qui reflète les éléments universels et impersonnels de l’être humain. La nouvelle musique doit intégrer tous les bruits de l’époque, ceux des mécanismes, le rythme des machines, le bruit de la grande ville et de l’usine, […], le grondement des moteurs les stridulations des sirènes automobiles. Voilà pourquoi les bolcheviks ont mis au point des machines à bruits et réunissent des orchestres bruitistes... »

Des compositeurs aussi célèbres que Sergueï Prokoviev, avec le Pas d’acier, ou Dmitri Chostakovitch, avec le Boulon, introduisent des éléments de la culture industrielle tels que des sifflements de locomotive ou des grincements de courroies de transmission dans leur partitions. La « musique des machines » envahit la scène. Boris Iourtsev propose même, dans l’Orchestre des objets, de créer, pour chaque branche de l’industrie, un orchestre bruitiste spécifique utilisant ses propres matériaux (métallurgie, bois…).

Mais le projet ne s’arrête pas là. Abrité par l’Institut central du Travail, adoptant ses méthodes, le Théâtre projectionniste dont Sergueï Litchoutchine est l’un des créateurs élabore des partitions biomécaniques aussi bien gestuelles que sonores et émotionnelles sous forme graphique, qui exigent des exercices quotidiens aussi bien qu’un véritable dressage psychique pour des acteurs devenus des modèles vivants de la « Machine-homme sociale et ingénierale du futur ».

Emblématique, la Symphonie des sirènes d’Arseni Avraamov, inspirée par la poésie d’Alexeï Gastev, créée pour le cinquième anniversaire de la révolution d’octobre à Bakou en 1922, est prise en charge par la ville entière. Moteurs d’hydravion, sirènes d’usine, de locomotives et de bateaux en constituent l’orchestre tandis que deux batteries d’artillerie prennent en charge les percussions… Après 1926, le genre décline face aux réserves du milieu professionnel de la musique aussi bien qu’en raison de l’évolution idéologique.

Le productivisme russe s’empare aussi de l’objet dans une préfiguration du design, alors qualifié d’art de l’objet usuel, d’ingénierie ou de conception de projets. Mais sous cette appellation sont regroupés des éléments très hétérogènes sur le plan stylistique comme en matière de nature d’objets. À l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, on trouve le mobilier de Rodchenko, qui utilise le rouge, le blanc, le noir et le gris et se rattache au constructivisme géométrique, en même temps que le graphisme de la production imprimée, les projets-manifestes de l’architecture fonctionnaliste de Vesnine, les projets cubo-futuristes de Ladovski et de Krinski ou l’alliance entre agit-prop et style Art déco pour la porcelaine, mais aussi le suprématisme qui marque les impressions textiles et l’artisanat russe traditionnel des coffrets en bois peint.

Les relient cependant la mise en avant des qualités sociales et utilitaires du produit, destiné à une consommation de masse, et, sur le plan esthétique, le refus de l’ornementation et la symbolique d’une nouveauté dans laquelle construction, matériau et technologie occupent une place fondamentale.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Les prolongements du constructivisme

La fin de l’introduction de l’ouvrage aborde la question du devenir du constructivisme quand, dans les années 1930, le mouvement est condamné par le pouvoir. C’est, paradoxalement, par la négation et la mise à mort du constructivisme-productivisme et la réinstauration d’une forme de réalisme que Staline se fera le « fossoyeur de l’art ».

C’est ailleurs qu’en Russie, en Europe et aux États-Unis, que l’héritage du constructivisme survit alors, capté par les frères Gabo-Pevsner qui s’en attribuent la paternité en le présentant comme une variante de l’abstraction. Rhabillé dans la défroque de l’individualité artistique, il devient acceptable, donnant naissance à la fois à des tentatives de combinaison du « producteur prolétarien » et du « flâneur des décharges » dans lesquels cheminent les sculpteurs-soudeurs David Smith ou Anthony Caro, et aux développements de l’art minimal, avec la démarche sérielle de Donald Judd et ses parallélépipèdes des Stacks, par exemple, ou l’agencement de tubes de lumière fluorescente – « La lumière est un objet industriel et familier » – de Dan Flavin.

Mais c’est plutôt du côté de Fluxus qu’il faut chercher une certaine fidélité à l’esprit qui anima les constructivistes-productivistes russes. Ses manifestes et ses positions « anti-art » s’y enracinent. L’idéologue du mouvement, le Lituanien George Maciunas, reprend l’idée d’un « art-construction de la vie », établissant un lien direct avec le LEF (Front gauche des arts) russe, prônant des objectifs sociaux et le détournement des médias artistiques vers des « fins socialement constructives ». On retrouve cette même inscription du collectivisme dans l’event, inventé par George Brecht, autre membre de Fluxus, dans la lignée du travail de John Cage. Mais la tentative d’altérer la « nature fétiche de l’art » de la société capitaliste et ses conceptions du marché artistique demeureront une utopie.

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

Un ouvrage foisonnant mais elliptique

L’ouvrage adopte, d’une certaine manière, une optique constructiviste en se concentrant sur la partie « documentaire » composée par tous les témoignages des acteurs de l’époque. Il offre un immense puzzle, pré-organisé en zones thématiques dans lequel le lecteur peut cheminer à sa guise. Une manière de retourner aux sources pour retrouver l’esprit de ceux qui furent les acteurs de ces décennies étonnamment bouillonnantes et productives.

Ces constructivistes soviétiques par eux-mêmes ne semblent hantés que de loin par les mutations du climat politique de l’époque alors qu’à aucun autre moment, l’art n’a été utilisé à ce point en tant qu’objet politique. Engagés et rendant des comptes à l’état soviétique, les artistes, du moins on l’imagine, ne pouvaient pas tout dire et il est dommage que les trous ne soient comblés que par des allusions, de ci, de là, à l’évolution de la position du pouvoir par rapport aux artistes.

Extrêmement intéressant, l'ouvrage présente, pour le lecteur du XXIe siècle, une difficulté à replacer l’ensemble dans le contexte historique de la période, qui n’est pas une évidence. L’absence de chronologie croisant histoire et histoire de l’art ajoute une complexité supplémentaire au principe de fragmentation de la composition d’autant plus sensible que les liens ou les textes de présentation occupent dans l’ouvrage une place réduite qui ne permet pas de tirer tous les fils qui relient ces textes très différents les uns aux autres. Souvent contradictoires, parfois complémentaires, les textes de l’époque, dans la diversité de leurs modes d’écriture, sont autant de faisceaux lumineux jetés sur une scène dont on aimerait que la mise en scène leur fasse rendre une pensée plus contextuelle et plus reliée.

On n’en boudera pas pour autant cette formidable somme d’un moment fondamental de l’histoire de l’art qui nous est présenté en train de se faire, d’autant qu’elle rassemble de nombreux textes jamais traduits, collectés au fil d’années de recherches, ou des écrits déjà connus mais proposés dans une nouvelle traduction. On y découvrira des formes du constructivisme laissées dans l’ombre par le passé, comme le mouvement et la musique, ou des textes de femmes jusque-là ignorés. L’appareil de notes destinées à éclairer le contenu des articles et à fournir une information sur les personnages qui y apparaissent ainsi que les notices biographiques de chacun des auteurs des textes russes qui ferment l’ouvrage sont plus que précieux.

Quant à l’iconographie, qui offre une matérialisation visuelle des conceptions constructivistes, tant dans la typographie et la mise en pages que dans la représentation des objets, schémas, dessins, matériels, architectures, spectacles, photos et photogrammes, elle offre une voie d’accès immédiatement préhensible à cette explosion de la créativité et à ce débridement de l’imaginaire qu’offre alors le constructivisme.

À travers tous ces développements se dessine un paysage aussi fascinant que générateur d’inquiétude, que le focus mis sur les textes d’origine rend plus passionnant et questionnant encore. Si le constructivisme-productivisme acquiert, dans le cadre de la révolution russe et de la rapidité de ses évolutions, une force emblématique particulière, comme si se trouvaient compressées et amplifiées dans un temps très court toutes les tentatives de révolutionner l’art dans la vie, des parallèles peuvent être établis avec ce qui touche ou a touché l’histoire de l’art ailleurs dans le monde, avec des tentations analogues, des condamnations semblables, des mises à l’index aussi virulentes, des pourrissements significatifs. Elles nous enseignent, rassemblées et placées dans le creuset explosif de la révolution, que la politique de la table rase est à manier avec d’infinies précautions mais, qu’à l’inverse, le retour d’un certain refoulé peut s’avérer tout aussi dangereux. Le constructivisme-productivisme russe, dans sa générosité mais aussi ses excès, a laissé des traces esthétiques et sociales positives comme négatives. Il nous livre des réflexions sur la nature de l’art et son marché dont la pertinence ne fait aucun doute. Il nous lègue aussi l’amorce d’une réflexion à mener sur les dérives possibles du jusqu’au-boutisme quand il s’accompagne d’exclusion…

L’Art dans la vie. Le constructivisme russe dans les textes – Un ouvrage-phare incontournable sur le sujet.

L'Art dans la vie – Le constructivisme soviétique dans les textes
S Édité par Valérie Pozner S Introductions des différentes parties Nicolas Liucci-Goutnikov, Valérie Pozner, Cécile Pichon-Bonon, Oksana Bulgakowa, Jean-Louis Cohen, Alexandre Lavrentiev, Léonid Heller, Irina Sirotkina, Andreï Smirnov S Textes de David Arkine, Arseni Avraamov, Boris Arvatov, Ossip Brik, Esther Choub, Sergueï Eisenstein, Alexandra Exter, Vassili Fiodorov, Nikolaï Foregger, Naum Gabo, Alexeï Gan, Alexeï Gastev, Moïsseï Guinzbourg, Alexeï Gvozdev, Gustav Klucis, Lev Koulechov, Vladimir Kovalski, El Lissitzky, Vladimir Maïakovski, Vsevolod Meyerhold, Andreï Novikov, Alexandre Pasternak, Viktor Pertsov, Noton Pevsner, Lioubov Popova, Alexandre Rodtchenko, Nikolaï Serov, Irina Sirotkina, Ippolit Sokolov, Varvara Stepanova, Nikolaï Taraboukine, Vladimir Tatline, Ivan Tchkanikov, Serguei Tretiakov, Dziga Vertov, Alexandre Vesnine S Traductions Paul Lequesne, Catherine Perrel, Valérie Pozner, Irina Tcherneva S Conception graphique Vincent Lecocq, soyousee.com.
744 pages, relié, format 19 x 24 cm. Édition Les Presses du réel, 2024. Publié avec le Centre Pompidou. ISBN : 978-2-37896-035-3 EAN : 9782378960353

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article