29 Octobre 2025
Pour une œuvre qui tient tout entière dans une valise, il ne faut pas moins qu’une bibliothèque imposante pour contenir tout ce qui a été écrit sur Kafka dans le monde entier tant son œuvre a marqué les esprits. La réalisatrice polonaise plonge dans cette fascination, qui est aussi la sienne, et la croise avec l’« insignifiance » de la vie de l’écrivain.
Personnage « empêché » toute sa vie d’être ce qu’il aurait voulu être, écrivain à part entière au lieu de végéter dans les bureaux d’une compagnie d’assurances ; prosateur qui s’est toujours perçu comme littérateur inabouti au point que, sur le point de mourir, il demande à son meilleur ami de détruire tout ce qu’il a écrit ; auteur de romans inachevés dont on se demande si l’inachèvement est un « accident » de parcours ou une démarche délibérée, Franz Kafka est depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale considéré comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle.
Paradoxe incarné qui poursuit la littérature au travers d’un cauchemar bureaucratique, « je » qui se refuse, d'une certaine manière, à vivre tout en revendiquant de le faire, pris au piège de forces qui le dépassent et qu’il démultiplie en doubles dans plusieurs de ses romans – le « Joseph K. » du Procès ou le « K. » du Château –, Kafka dessine la silhouette « commune » d’un homme qui dissimule une pensée hors du commun servie par une écriture hallucinée.
Dans des pages d’une force stupéfiante, à l’aube du XXe siècle, il se fait prophète, voyant de l’évolution d’une société où l’absurdité a force de loi et dans laquelle nous sommes englués sans espoir d’en sortir. Celui qui ne parvint jamais à s’opposer de front à son père, au point de lui laisser à titre posthume une lettre de deux cents pages où il vide son sac, nous parle aujourd’hui en visionnaire de tout ce non-sens que nous avons accumulé.
C’est à cet homme-là, fascinant et énigmatique, qu’Agnieszka Holland s’intéresse de manière à la fois documentée et fantasmatique, se livrant à un questionnement en creux qui interroge l’écrivain en même temps que nous-mêmes.
Une évocation biographique orientée
Franz K. est un biopic sans l’être tout à fait et ses échappées belles sont hautement signifiantes. On y retrouve, comme il se doit, les épisodes de la courte vie de Kafka – il décède de la tuberculose à 41 ans –, son profil d’enfant puis d’adulte qui ne répond pas aux attentes de son père qui ambitionne sans succès d’en faire un commerçant, ses désirs d’évasion hors de sa famille, l’affection qui le liera toute sa vie avec sa sœur Ottla, son amitié avec le poète Max Brod et son rapport difficile avec les femmes – Felice Bauer, qu’il manque d’épouser avant de se rétracter, et Milena Jesenská, flamboyante journaliste et écrivaine anarchiste dont il s’écartera finalement, au milieu d’autres.
Mais déjà le portrait s’écarte de l’objectivité et ne fait qu'évoquer des parties de la vie de Kafka, dont sa toute dernière relation amoureuse avec Dora Diamant, une institutrice élevée dans une famille juive polonaise très orthodoxe, qui amènera l’écrivain à s’intéresser à la religion juive et au Talmud, à apprendre l’hébreu et à s’y engager au point même d’envisager d’émigrer en Palestine.
Dans le propos cinématographique d’Agnieszka Holland, passé et présent se chevauchent en permanence dans l’histoire de Kafka. Les images de l’enfant et de l’adulte se superposent par endroits et les plans glissent de l’un à l’autre pour rappeler la continuité qui les lie en même temps qu'ils évoquent la traversée du temps.
Sans gommer le caractère introverti du personnage, elle « corrige » son image d’écrivain solitaire et renfermé, coincé dans son emploi de bureau. Kafka a un groupe d’amis, qu’il retrouve dans les tavernes et qui admirent son œuvre ; il est apprécié de sa hiérarchie et sa carrière professionnelle lui vaut des promotions.
Loin de sacrifier à l’image d’un enfant, puis d’un homme, totalement écrasé par son père, la réalisatrice montre qu’en dépit de l’emprise que son père fait peser sur Franz, le jeune homme n’en continue pas moins de mener sa barque là où il le souhaite. C’est contre la volonté paternelle qu’il se fiance avec Felice Bauer, contre elle encore qu’il envisagera de se lier avec une secrétaire praguoise, Julie Wohryzek, et toujours sans tenir compte de l’opinion paternelle qu’il se mettra en ménage avec Dora. Il enfreindra encore l'autorité paternelle en vivant quelques jours avec Milena, qui est mariée et avec qui il entretient une correspondance passionnée. Une très courte mais intense aventure.
Un film à entrées multiples
Agnieszka Holland ne se contente pas de redonner à l’écrivain une place dans son temps. Elle s’intéresse à la désaffection de la Tchécoslovaquie, dans un premier temps, à l’égard de l’écrivain et rappelle le rôle qu’y ont joué l’emprise soviétique et le réalisme socialiste triomphant. Car la bureaucratie et la pratique de la dénonciation que portraiture Kafka ne sont guère éloignées de ce qui se déroulait sous le manteau de l'idéologie socialiste et faisait partie du quotidien. Si l’on ajoute que Kafka était un juif parlant et écrivant en allemand, et non en tchèque, le compte des raisons de sa mise à l’écart est bon.
La réalisatrice trace aussi, dans une série de courts plans, un chemin vers des devenirs familiaux postérieurs à la mort de l’écrivain en 1924 – une déportation dans laquelle périra presque toute la famille – avant d’aborder, dans l’après-guerre, les facteurs qui lui apportent une célébrité mondiale : une vision prophétique qui avait anticipé les chambres à gaz, une peinture de la société en phase avec le développement de l’existentialisme en France.
Totalement mis à l’écart comme écrivain bourgeois et dégénéré durant une bonne partie du XXe siècle, Kafka est, après le Printemps de Prague, en 1968, réhabilité et à nouveau publié en Tchécoslovaquie. L’expansion du capitalisme dans le pays entraînera sa marchandisation à tout crin. Visites touristiques et boutiques de souvenirs pulluleront pour attirer le chaland et le film les met en scène avec un certain humour.
Promenades temporelles
Le film, admirablement éclairé et mis en scène, se promène entre les différentes strates du temps, alternant évocations « historiques » et situations d’aujourd’hui dans un aller-retour permanent qui interroge la pérennité de l’œuvre. Il fait aussi du cinéma la matière même d’une transposition de l’écriture de Kafka.
S’introduisant dans la vie de l’écrivain, l’approche filmique se fait subjective. Filmant Idan Weiss en gros plan, attentive au moindre changement d’expression de ce comédien complètement habité qui affiche ici une ressemblance troublante avec les photographies qu’on connaît de l’auteur et dont le regard intense semble voir au-delà de ce qu’il contemple, la caméra capte les infinies et microscopiques variations de ses expressions qui laissent apparaître les fantômes qui hantent l’auteur. Les visions et hallucinations qui surgissent y sont traduites de manière expressionniste, jouant des ombres confuses et des lumières, superposant les images, les multipliant jusqu’à l’obsession, distordant l’espace ou, au contraire, s’attardant sur les moments d’accalmie créés par la douceur du paysage ou le clair-obscur d’un décor apaisant. Signes d’une maladie mentale, sans nul doute, mais dont la présence forme comme le pendant à une oppression venue de l’extérieur.
À cette vision du dedans répondent les scènes du dehors. Les circulations incessantes et industrieuses du personnel de bureau dans un décor 1930, intentionnellement décalé dans le temps, qui mettent l’accent sur la vision mécaniste et déshumanisée de la vie « moderne », alliées à l’obséquiosité des rapports hiérarchiques, renvoient à la vision de l’œuvre.
Les scènes familiales diffusent, quant à elles, un autre modèle de coercition. Les repas de famille et les tensions qui s’y expriment, les tentatives vaines de Kafka de s’atteler à l’écriture à son bureau, au milieu des portes qui claquent, des gens qui s’interpellent, des membres perturbateurs de la famille qui traversent l’espace, insoucieux de l’activité que constitue l’écriture s’invitent comme d’autres facteurs de sa névrose.
À vision subjective, narrations multiples
Jamais Agnieszka Holland ne prétend livrer une « vérité » de Kafka. Ce qu’elle montre, c’est la manière qu’elle a de le regarder, avec son œil du XXIe siècle qui sait s’intéresser aussi bien à la réalité, en son temps, de Kafka et au contexte dans lequel il a baigné qu’à nos manières de le voir, aujourd’hui.
Elle ne s’abstrait pas du portrait qu’elle dresse. Lorsqu’elle évoque les femmes que Kafka a aimées, elle souligne leur indépendance, leur émancipation, leur revendication de liberté. Elle laisse aussi planer l’ambiguïté qui préside aux difficultés relationnelles de l’écrivain avec elles : relation au sexe problématique en raison de sa personnalité introvertie et timide ou désir de préserver son indépendance, de ne pas se laisser enfermer dans une cage que le modèle familial place devant ses yeux ? Elle ne tranche pas.
Elle s’investit personnellement, non seulement dans ces allers-retours entre les « hier » et les « aujourd’hui », mais aussi dans la manière dont elle traite l’« hier ». Lorsqu’elle se penche sur la réalité « historique » de Kafka, c’est en recourant à une vision plurielle, comme au travers d’un kaléidoscope, avec les narrations de Max Brod ou d’Ottla, les discussions qu’ont sur lui ses amis ou en mettant en scène l’incompréhension qu’expriment ses parents. Et lorsqu’elle choisit de faire lire à Kafka en séance publique un texte, c'est un extrait de la Colonie pénitentiaire, difficilement soutenable tant l'horreur y est présente, suscitant le malaise chez ses auditeurs d’alors comme pour le spectateur d’aujourd’hui, qui traite de la torture légalisée par le pouvoir qu’avait anticipée Kafka et dont des exemples récents encombrent nos mémoires.
Il ne reste plus au film qu'à mettre un point final à cette évocation aussi brillante que questionnante, où l’onirisme affleure en permanence et traverse le temps, avec la mort de Kafka. Lorsque le rideau tombe, il ne laisse en place qu’une scène vide : une enfilade de portes ouvertes qui ne débouchent que sur un espace nu. Un espace à remplir des images passées, et du souvenir qu’on en garde…
Franz K. Long métrage / Biopic & Drame historique / Langues Allemand & Tchèque / 2024 / Nationalités République Tchèque, Pologne, Allemagne, France / Couleur / Durée 127 minutes
Sortie en salles le 19 novembre 2025
S Réalisatrice Agnieszka Holland S Directeur de la photographie Tomasz Naumiuk S Scénario Marek Epsteina S Script Marek Epstein & Agnieszka Holland S Son Tomas Belohradsky S Décors Henrich Boráros S Costumes Michaela Horáčková Hořejší S Maquillage Gabriela Poláková S Montage Pavel Hrdlička S Musique Maria Komasałazarkiewicz, Antoni Komasałazarkiewicz, Trupa Trupa S Distribution Idan Weiss (Franz Kafka), Peter Kurth (Hermann Kafka), Sandra Korzeniak (Julie Kafka), Jenovéfa Boková (Milena Jesenská), Josef Trojan (Alter Ego De Kafka), Ivan Trojan (Siegfried Löwy), Katharina Stark (Ottla Kafka), Anna Císařovská (Valli Kafka), Marta Dancingerová (Elli Kafka), Sebastian Schwarz (Max Brod), Aaron Friesz (Oskar Baum), Emma Smetana (Lady Guide), Vladimír Javorský (Ředitel Pojišťovny), Karel Dobrý (Úředník Pfohl), Juraj Loj (Plavčík), Václav Jiráček (Josef David), Jan Budař (Officier), Stanislav Majer (Ředitel Ozdravovny) S Productrice Šárka Cimbalová, Agnieszka Holland S Producteur délégué Mike Downey S Sociétés de production Marlene Film Production, X Filme, Metro Films, ZDF/ ARTE, Filmové Studio Barrandov S Coproduction et distribution France BAC Films S Avec le soutien de EUROPE CREATIVE MEDIA de la Commission Européenne