7 Mai 2025
Le Cirque Plume a définitivement a fermé ses portes non sans laisser des traces : Bernard Kudlak, co-fondateur de la compagnie, a réuni photos, textes et documents pour faire revivre ses aventures artistiques mémorables, à l’orée du « nouveau cirque ».
Un parcours sensible
Quand le Cirque Plume a dû interrompre son ultime spectacle, La Dernière Saison, à cause du covid, en 2020, Bernard Kudlak, l’un de ses cofondateurs, a, en guise d’adieux au public, entrepris la publication d’un livre qui paraît aujourd'hui, en 2025. Pour le réaliser, il a fouillé dans les archives, coffre aux trésors où sommeillent plus de 20 000 photos, rassemblé notes de mises en scène, croquis de décors et autres documents évocateurs. Un travail de titan. Son but, dit-il, n’est pas « de raconter la vie de la troupe depuis le début, mais de retrouver l’émotion de nos spectacles ».
L’aventure continue malgré la fermeture du cirque avec l’association l’Après Plume. Elle a pour objet la gestion de l’héritage patrimonial du Cirque Plume et, en particulier, faute d’éditeur qui s’attacherait au spectacle vivant lui-même et pas seulement au texte, la réalisation et la commercialisation de ce Grand Livre, élaboré de A à Z par Bernard Kudlak avec l’aide d’un maquettiste. Il a été imprimé grâce à des fonds publics et un financement participatif.
Aujourd’hui paraît un opus de 386 pages qu’on feuillette comme un album de famille ; une invitation au voyage au fil d’images et de textes, qui résonnent les uns avec les autres. Ce sont 850 photos, des affiches, de courts poèmes, des chansons et des partitions de musique : autant d’incursions dans l’univers des saltimbanques, leurs rêveries et leurs festivités. Bernard Kudlak opère un retour sur son expérience personnelle intimement liée à celle de la troupe qu’il a co-fondée. Il ne vise pas à la replacer dans le contexte historique ou esthétique du cirque contemporain, ni à analyser le parcours de la troupe, mais à raviver des souvenirs.
De la rue au chapiteau, du noir et blanc à la couleur
Le Cirque Plume compte parmi les précurseurs de ce qu’on appellera le « nouveau cirque », un mouvement qui voit le jour dans les années 1970. Le cirque traditionnel avec ses fauves, ses clowns, ses chevaux et numéros vertigineux vit ses dernières heures de gloire, plombé par un modèle économique devenu inadapté et boudé par le public. Sur ses cendres naissent de jeunes troupes, indépendantes des grandes familles circassiennes qui tenaient jusque-là le haut du pavé. Ainsi apparaissent le Cirque Bonjour, le Puits aux Images, qui allait devenir le Cirque Baroque, Archaos, Aligre et des dizaines d’autres.
Les nouveaux circassiens ne tiennent plus à la performance à tout prix, ils conquièrent le public en proposant une esthétique et une théâtralité en rupture avec les vieux modèles. Adieu numéros à frissons, dressage de tigres et éléphants, ménagerie ambulante ou clowneries vieillottes. Pluridisciplinaires, entre acrobatie, théâtre, musique et danse, les arts du cirque se sont développés jusqu’à susciter l’ouverture d’une école nationale (le CNAC) et voir fleurir dans l’Hexagone une quinzaine de pôles cirque labélisés par le ministère de la Culture. Sans compter les nombreux festivals, mêlant arts du cirque et de la rue.
C’est d’abord en bateleurs chevelus, sur les places publiques de Franche-Comté, qu’on voit Bernard, Pierre Kublak, Robert (Miny), Vincent (Filliozat) se lancer, bricolant fanfare, jonglage et marionnettes pour de joyeuses parades. Puis, en 1983, avec une troupe plus fournie, faire leur première apparition sous chapiteau avec Amour, jonglage et falbalas. Dans la foulée ils fondent le Cirque Plume, comme le montrent les documents officiels publiés.
Les images du livre — du noir et blanc à la couleur, marqueurs du temps qui passe — témoignent de leurs rêves d’enfants de la balle, marginaux par définition : « Venus de familles pauvres, on n’était pas invités au festin [...] On était dans ce théâtre total de la rue, raconte Bernard Kudlak. On puisait dans la peinture de Chagall, le cinéma de Fellini et Tarkovski, le surréalisme et l’esprit de fête qui soufflait à l’époque. »
L’irrésistible légèreté de « Plume »
« Le cirque est un poème en acte », se plaît à écrire l’auteur. Ses textes qui accompagnent discrètement les onze chapitres qui suivent l’ordre chronologique des spectacles sont des manifestes en forme de poèmes : « Plume comme celle des anges et des oiseaux [...] celle des poètes et des écrivains [...] comme la plume de Satan accrochée à l’abîme qui devient un archange appelé Liberté ».
De ses lectures de Mircea Eliade, il a retenu la notion de rituel consubstantiel à toute société humaine et rattache le cirque à un « cabaret sacré à partager avec le public dans un présent immédiat qui n’est pas celui de la narration ». À l’instant où l’acrobate s’envole, dans le clair-obscur du chapiteau, le temps s’arrête, suspendu à son élan. Bernard Kudlak y voit « l’éternité du présent » selon Kierkegaard. Pour le philosophe, l’instant est un moment d’éternité entre passé et avenir où s’éprouve, non sans angoisse, la liberté. « Au cirque le temps s’arrête/ Le saltimbanque est éternité/ Il n’a d’attache que dans la poésie/ Son geste est de cent mille ans », lit-on face à une pleine page où flotte au bout d’une corde, tel un oiseau, un danseur aérien.
Cette légèreté habite les pages du Grand Livre, des textes aux photographies, jusqu’aux titres des spectacles. No animo mas anima (pas d’animaux, davantage d’âme) — pièce phare de la troupe — habille les clowns, les trapézistes, les jongleurs et les acrobates d’ombre et de lumière avec des effets de transparence oniriques. Et toujours beaucoup d’humour, comme cet artiste qui jongle sans balles.
Jeux d’ombre et de lumière, clartés diaphanes toutes en délicatesse qui découpent les formes et les démultiplient caractérisent les tableaux vivants du Cirque Plume. Bien que sous un chapiteau circulaire, on y joue toujours en frontal, pour faciliter les effets de lumière et la sonorisation qui métamorphosent l’espace.
Exprimer le mouvement
Ce qui frappe dans le foisonnement des photographies qui peuplent l’ouvrage, c’est l’importance accordée à la dynamique, à l’élan. Elles montrent des personnages comme suspendus dans l’espace, lancés dans un défi permanent à la pesanteur et à l’immobilité. Avec ses photos grand format et ses rapprochements d’images qui tissent des relations, redonnent au mouvement son développement dans l’espace et le temps, le livre témoigne de la vie intense qui traverse les numéros.
Dans le spectacle consacré à l’Atelier du peintre, par exemple, ce que retient Robert Miny et ce que traduisent les photographies, « ce n’est pas ce que vous allez peindre, c’est la qualité du mouvement dans l’art de peindre. La liberté du mouvement. Sa beauté. » Les images témoigneront de cette attention portée à la dynamique qui relie cirque et peinture, installant acrobates et musiciens sur l’envers de la toile — comme un clin d’œil à la relation de la toile au chapiteau —, révélant un circassien comme échappé d’une toile fendue de Lucio Fontana ou un autre émergeant d’un dripping de Jackson Pollock.
Ailleurs, des montages d’images associées tisseront des liens entre des moments arrêtés par la photographie ou entre des disciplines, associant danse et jonglage ou figures clownesques ou révélant la diversité et la richesse des éléments associés à un même spectacle — équilibrisme, danse sur le fil, cerceau chinois, danse de corde…
Matière vivante, palpitante et sensible, cet album-souvenir offre au public qui, nombreux et fidèle, a applaudi les saltimbanques, l’occasion de partager une dernière fois des émotions éphémères mais mémorables. « Le cirque est le seul endroit où l’homme est capable de rêver les yeux ouverts », écrit Ernest Hemingway. « Nos habits d’enfants n’ont jamais été trop petits, et nous n’avons jamais été trop grands pour eux. Les rêves de vie ont des millions d’années. Le cosmos est notre maison », lit-on encore sous la plume de Bernard Kudlak. S’il y manque peut-être une synthèse récapitulant l’évolution du Cirque Plume au fil des spectacles, ce Grand Livre reste un ouvrage de référence, attachant et plein de poésie.
Le Grand Livre du Cirque Plume S Auteur Bernard Kudlak S Réalisation Bruno Voidey S Impression L'imprimeur Simon, Ornans S Relecture Élodie Bole, Brigitte Sepaser S Photo de couverture Raphaël Helle
368 pages, 30 cm x 23 cm x 3 cm, 54 €