17 Mars 2024
Le spectacle de Philippe Durand, né d’entretiens réalisés au fil de deux années, est passionnant à double titre : par son contenu, qui dresse un tableau plein de vie de l’expérience de reprise « collective » des terres du Larzac et de sa réalité aujourd’hui ; par sa forme qui fait entendre, au travers d’un montage théâtralisé, la parole même de ces « acteurs » qui font l’Histoire.
Créé en 1902, un camp militaire est créé au sud de Millau, dans le Larzac Nord. Le 28 octobre 1971, l’État annonce son extension de 3 000 à 17 000 hectares. 103 paysans, opposés à l’expropriation de leurs terres, signent le « Serment des 103 » et trouvent un important soutien populaire avec la création de Comités Larzac dans toutes les régions et des manifestations qui rassemblent de 60 000 à 100 000 personnes. Des groupements fonciers agricoles permettent aux opposants d’acheter des terrains, éparpillés de manière stratégique sur l’ensemble du territoire de l’extension, pour bloquer la création d’un territoire militaire unique. Le 3 juin 1981, l’État renonce officiellement à l’extension du camp. Le 29 novembre 1983, la Société Civile des Terres du Larzac est créée pour mettre en valeur ce territoire. Elle signe avec l’État, le 29 avril 1985, un bail emphytéotique, prolongé, en juillet 2013, jusqu’en 2083. La SCTL met au point un modèle autogestionnaire original, basé sur un bail avec les agriculteurs et des accords avec les non-agricoles. Au bout de quarante années de fonctionnement, trois générations se seront succédé pour occuper les terres du Larzac et le présent permet de mesurer la validité de cette expérience exceptionnelle et d’en tirer les leçons.
Une aventure collective matérialisée par une SCI
Les terres du Larzac sont confiées en gestion du foncier à la SCTL avec pour cahier des charges de les faire fructifier. Elle rassemble une centaine de sociétaires qui se réunissent en AG deux fois par an. Le conseil de gérance de onze membres assume les charges, les impôts fonciers et les relations avec la Mutuelle Sociale Agricole. Le bail emphytéotique qui est accordé à la SCI est un bail de longue durée, inférieure cependant à son extension généralement pratiquée : 99 ans. Le premier, signé en 1985, était de soixante ans, sa reconduction en 2013 en ajoute soixante-dix, ce qui évite de pénaliser les nouveaux arrivants qui ont à faire face à une reprise de la valeur d’usage du bien qu’ils vont occuper, née de la fructification des terres liée au travail de mise en valeur, qui peut avoisiner les 50 000 euros. Outil collectif géré en autogestion, le Larzac devient un « laboratoire foncier de la France ».
Une expérience innovante
Ce qui différencie la SCTL, c’est son mode de fonctionnement interne basé sur l’association de la non-propriété privée et de l’autogestion. La répartition des terres est faite dès l’origine par les sociétaires. Si, pour des raisons quelconques, l’un d’entre eux cesse de les exploiter – retraite ou autres raisons – la ferme et les terres reviennent à la SCTL et sont réattribuées à un autre candidat, sélectionné par la SCI non en fonction de critères financiers – en dehors de la valeur d’« usage » versée à l’occupant qui cède sa place, établie selon des critères clairement définis – mais aussi en fonction de sa motivation à intégrer le groupe et de son adhésion à la « philosophie » qui a présidé à sa fondation. Un esprit, une manière de penser le collectif qui fait figure d’expérience pilote et a créé un modèle sans équivalent en France, basé sur une auto-responsabilisation de ses membres, sur le dialogue, sur le partage du « pouvoir » et le consensus. Avec la succession des générations au fil du temps, le projet a été revu, discuté, amendé pour accueillir de nouveaux arrivants, agriculteurs, éleveurs ou exerçant une activité dans d’autres domaines que le secteur agricole sans que le principe du « partage » ait été remis en cause.
Un spectacle théâtral en forme de conférence
C’est de ce présent et non des luttes des années 1970 que part Philippe Durand. Il reprend une formule déjà explorée par lui en 2015 avec 1336 (Parole de Fralibs), écrit d’après une série d’interviews recueillies auprès des employées d’Unilever qui avaient mené avec succès, 1 336 jours durant, une lutte contre la fermeture de leur usine de sachets de thé et d’infusions qui avait abouti à la reprise par les salariés de leur entreprise. L’objectif, ici, est de se pencher sur le devenir d’un projet révolutionnaire à son époque pour mesurer sa résistance au temps et sa pérennité. Au contraire d’une analyse sociologique ou d’un travail universitaire, il s’agit d’en faire une matière vivante, en pleine pâte humaine, rapportée par les acteurs eux-mêmes. Ici, la matière historique surgira au détour d’interviews dont les questions ont disparu pour laisser place à des témoignages, enchaînés les uns aux autres, recomposant, à la manière de pièces d’un puzzle assemblées, un portrait par ses occupants du Larzac aujourd’hui.
Une humanité réconfortante
Ils n’ont pas de noms, les personnages qui se présentent devant nous par le biais de ce comédien assis à sa table qui n’a pour seul outil que sa parole et les expressions de son visage et de ses mains. Pourtant on perçoit que ceux qu’il évoque sont différents les uns des autres. Leur langage est plus ou moins châtié, leur phrasé plus ou moins haché, ponctué de « ben », de « tu vois », de « ouais » ou de « pfff ». Parfois ils avalent une partie des mots, négligent les « ne » des négations. Ils parlent pointu, ou ont l’accent du Midi. Ils hésitent, se reprennent, reviennent sur un thème comme une antienne, laissent des phrases en suspens. Parfois même ils parlent un français mâtiné de langue ou de tournures étrangères. Philippe Durand passe de l’un à l’autre sur son petit bureau-castelet, homme-tronc qui épouse tour à tour un rythme de voix, une scansion, une respiration, un accent. Un homme multiple chargé d’une parole plurielle, attentif à conserver à chacun ce qui le différencie, ce qui le rend unique.
Une galerie de personnages aussi savoureuse que bigarrée
Le fonctionnement de la SCTL, on le voit apparaître par bribes, en suivant le fil des prises de parole, soigneusement agencé. Mais ce qui frappe surtout c’est le côté habité de l’expérience. Dans la galerie de portraits que Philippe Durand dresse, il y a les « vieux », qui ont été à l’origine du projet et craignent son dévoiement, les « jeunes » – les nouveaux arrivants – qui ne comprennent pas toujours, les ex-urbains qui se refont une vie, les « théâtreux » en mal d’authenticité et les amoureux de la terre et du travail manuel, les « militants » ou pas, des hommes et quelques femmes, dont la seule employée de la SCI. Ils décrivent une vie dure, âpre, sans confort, faite de travail constant sur une terre difficile mais qu’ils aiment. Ils parlent d’un temps différent, sans mécanisation à outrance, loin des catégorisations en tout genre, agro-écologisme en tête. Ils effleurent sans s’y attarder le statut d’« étranger » dont les autochtones les affublent, stigmatisent une agriculture où la machine modèle la forme de l’exploitation, ils fustigent la récupération « verte » et vide de sens des grandes enseignes qu’ils combattent. Ils ont le parler vrai de ceux qui font et accordent paroles et actes.
Mémoire vécue d’une histoire en train de se faire
Tous viennent dire qu’on ne vit pas impunément sur le Larzac. Ils disent leurs difficultés parfois à se défaire de l’idée paysanne bien ancrée d’être « propriétaire » de la terre, de la manière dont ils ont appréhendé la question de la « location » ou du « fermage » et des débats pour établir la valeur d’usage. Ils font état d’interrelations pas toujours roses, entre ceux qui recherchent le pouvoir et les autres, ceux qui sont dans l’action et ceux qui sont dans la pensée. Ils détaillent les modes de « recrutement », disent leur fierté d’avoir réussi le pari un peu fou de développer cette terre perdue, déshéritée, leur volonté de ne pas se lancer dans une querelle des anciens et des modernes et de préserver ce que la SCTL a conquis de haute lutte. Ils abordent enfin la question de leur départ à la retraite, le déchirement de s’arracher de leurs racines, de leur histoire familiale pour s’installer ailleurs. Ils racontent surtout, la tête dans les étoiles, combien ils ont conscience d’avoir mené, et de mener encore, un combat exemplaire pour une autre société, plus juste, plus humaine, où écouter l’autre et discuter de manière collégiale pour trouver un consensus ont un sens. De tout cela, on leur sait gré. Comme de cette étincelle d’espoir qui continue de briller au fond de leurs prunelles et que la chaleur de leurs témoignages, transmise par la voix de Philippe Durand, nous communique.
Larzac ! Une aventure sociale racontée par Philippe Durand
S De et avec Philippe Durand S Production Cie Treize-Trente-Six S Coproduction Théâtre Joliette - Scène conventionnée art et création expressions et écritures contemporaines- Marseille ; Le Trident Scène nationale de Cherbourg en Cotentin ; Compagnie de la Mauvaise Graine, direction Arnaud Meunier S Spectacle créé en novembre 2022 S Durée 1h25
TOURNÉE
- 15 mars 2024 Théâtre des Sources, Fontenay-aux-Roses (92)
- 20 au 24 mars à la Scène Nationale d’Aubusson (23) Théâtre Jean Lurçat
- 26 mars au 7 avril avec la MC2 Grenoble (38)
- 9 au 11 avril 2024 à Rouen (76)/ MDU de Mont-Saint-Aignan
- 19 et 20 avril 2024 à Toulouse (31) au Théâtre le Hangar
- 25 au 27 avril 2024 à Bagnères-de-Bigorre (65) avec l'association Traverse
- 2 et 3 mai 2024 dans le Cantal (15) avec la Communauté de communes de la Châtaigneraie
- juillet 2024 Avignon Off - Théâtre des Halles
Pour plus d’informations : https://larzac.org