14 Avril 2018
Lorsqu’Unilever décide de fermer sa dernière usine de fabrication de sachets de thé en France, les employés sont confrontés à deux choix : se battre pour une prime de départ ou se battre pour un travail. En choisissant la deuxième solution, ils sautent dans l’inconnu…
Le décor nous installe d’emblée dans le sujet de la pièce : sur une table sont disposées des piles multicolores de boîtes de sachets de thés aromatisés produits par la Scop 1336. Un seul acteur, assis tout au long du spectacle à la table, y incarne tour à tour différents employés de la firme. Il retrace le parcours qui mena à la création d’une société coopérative et participative. Une histoire, douloureuse, longue, incertaine, mais aussi porteuse d’espoir, qui rappelle l’aventure des « Lip » à Besançon en 1973, qui s’opposèrent avec succès à la fermeture de leur usine d’horlogerie et continuèrent à produire sous la forme coopérative.
L’histoire d’une lutte victorieuse
L’annonce de la fermeture de la dernière usine Fralib, filiale du groupe Unilever fabriquant les thés Lipton et Éléphant en France, n’est une surprise pour personne. Depuis plusieurs années en effet, les ouvriers assistent, impuissants, aux différentes manœuvres mises en place par Unilever pour se débarrasser de ses sites de fabrication dans le pays : la volonté de regrouper les deux seules usines françaises à Marseille, impliquant que les ouvriers du Havre se relocalisent dans cette région ; l’embauche de managers flingueurs dont les stratégies visent à faire baisser la productivité de l’usine pour justifier son démantèlement, jusqu’à l’annonce officielle de la fermeture.
Les ouvriers décident alors de ne pas se laisser faire. Commence une lutte qui mêle procédures judiciaires, intimidations morales et physiques de la part du siège et sombres histoires d’espionnage. Au bout de 1336 jours d’occupation de l’usine, 4 procédures aux prud'hommes, toutes gagnées, et grâce au soutien – souvent intéressé – de personnalités politiques de divers partis, hors UMP et FN, un accord est trouvé en 2014. Unilever cède et les futurs ex-employés de Fralib se réunissent en Scop – la Scop « 1336 », pour garder en mémoire le temps qu’il aura fallu pour faire aboutir le combat. L’histoire ne s’arrête pas là. L’aventure commence sous un jour plus lumineux peut-être, mais ce n’est pas sans difficulté car gérer et faire vivre l’entreprise n’est pas si simple. C’est pourquoi, en 2017, la Scop lancera un nouvel appel à la solidarité à travers une campagne de financement participatif destinée à récolter des fonds.
Des hommes face à l’inhumanité du capital
En incarnant les ouvriers de l’ex-Fralib, en utilisant leurs mots, leurs accents, leurs intonations, Philippe Durand nous permet d’aller au-delà de l’idée abstraite de la lutte sociale pour pénétrer dans l’univers sensible de ces hommes et de ces femmes, nous faire percevoir leurs hésitations et l’éveil des consciences politiques pas si définies auparavant. Il montre que la lutte n’était une évidence pour aucun d’entre eux, mais s’est présentée comme une nécessité. Ils n’avaient pas prévu cette longue action, ne s’y étaient pas préparés, mais ont été happés par la nécessité de conserver leur travail et leur dignité.
La pièce met en perspective, avec beaucoup d’acuité, l’inhumanité d’Unilever face à la solidarité sans faille des ouvriers, mais aussi la part des citoyens qui les ont soutenus spontanément. Les cadres du siège y sont pointés du doigt. La pièce les montre pleins de leur prétendue respectabilité – ils ont de bons diplômes, un bon salaire, de beaux costumes, bref, font partie du soi-disant « beau monde » – et n’hésitant pas à mettre en place d’intolérables techniques pour briser les ouvriers d’abord, leur lutte ensuite, telle une armée vivant dans l’abondance qui assiège un château dont elle suppose qu’il ne tardera pas à manquer de vivres et de cohésion. Pourtant, ces mêmes travailleurs qu’ils ont méprisés font preuve de courage, de loyauté, se montrent alors prêts à sacrifier leur vie de famille, à refuser des sommes d’argent importantes, pour lutter et continuer de travailler dignement. Des actes de solidarité étonnants, venus de tous les coins de France, achèvent de montrer que oui, l’empathie existe, et que le capital ne règne pas encore en seul maître de ce monde.
Un message d’espoir
Ce documentaire théâtralisé nous rappelle que le monde change peu. Déjà à l’époque de Montaigne, les Européens appelaient barbares les étrangers pacifiques qu’ils massacraient sans raison et avec une brutalité inouïe. Aujourd’hui, le « beau monde » semble toujours infesté d’individus d’une férocité sans borne n’hésitant pas à sacrifier des hommes sur l’autel de la « rentabilité ». Mais dans le cas de Fralib, le massacre n’aura pas lieu. Les 1336 Paroles de Fralibs nous livrent le message réconfortant de ce que peuvent réussir ensemble, en matière de justice sociale, des hommes convaincus quand ils décident d’être solidaires. Elles disent aussi que le souci de l’autre, si absent dans l’individualisme forcené de la société d’aujourd’hui, perdure malgré tout et qu’il peut ouvrir la voie à un autre modèle social, où l’humain a sa place. Une parole d’espoir dans un océan de morosité qui fait du bien à entendre.
1336 Paroles de Fralibs (éd. D’ores et déjà)
Texte et interprétation : Philippe Durand
Du mercredi 7 mars au jeudi 31 mai 2018, mercredi-samedi à 21h15, le dimanche à 17h.
THÉÂTRE DE BELLEVILLE
94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris
Tél. 01 48 06 72 34 • Site : www.theatredebelleville.com
TOURNÉE
2 juin : CMCAS de Valence (26)
13 et 14 juillet : festival Nuits de Rêve d’Yssingeaux (43)