27 Mars 2025
Sur l’affiche : Fernand Léger, Visage à la main sur fond rouge, v. 1954. Bas-relief en terre cuite émaillée 50,6 x 45,3 x 7,6 cm. Musée national Fernand Léger, Biot © GrandPalaisRmn / Gérard Blot © Adagp, Paris, 2025
Le musée du Luxembourg présente une exposition qui croise l'ensemble des œuvres de l'artiste conservées au Musée national Fernand Léger de Biot et une partie des collections du musée d'Art moderne et contemporain de Nice (MAMAC), fermée pour travaux depuis janvier 2024 et pour quatre ans. L'occasion de relier la démarche du peintre à celle des artistes tant français qu'étrangers sur lesquels son impact est sensible.
Du 19 mars au 20 juillet 2025, le musée du Luxembourg provoque la rencontre entre les œuvres de Fernand Léger et ceux qui entretiennent avec lui une filiation revendiquée ou une parenté qui doit aux innovations artistiques développées par l'artiste. Si les Nouveaux Réalistes, dans la diversité de leurs parcours et de leurs matériaux de prédilection, occupent une place de choix, des artistes étrangers tels que les Britanniques Gilbert & George ou les Américains Roy Lichtenstein, Larry Rivers, May Wilson et Keith Haring tracent un chemin jusqu'à l'époque contemporaine.
Fernand Léger, Le Tournesol, 1954. Terre cuite à décor émaillé de couleur, 51,3 x 49,5 x 7,5 cm. Musée national Fernand Léger, Biot © GrandPalaisRmn / Gérard Blot © Adagp, Paris, 2025
« Nouveau » réalisme
Cette appellation est choisie par le critique d’art Pierre Restany pour qualifier le mouvement qui naît de la rencontre, à Nice, entre Yves Klein et Arman Fernandez – qui deviendra Arman, de son nom d’artiste – et qui est officiellement fondé à Paris le 27 octobre 1960 dans l’appartement de Klein, rue Campagne-Première. La déclaration constitutive du groupe prône de « nouvelles approches perceptives du réel », s’inscrivant de manière délibérée en contre de l’abstraction, qui domine alors le marché.
L’expression « nouveau réalisme » n’est cependant pas nouvelle. Léger l’utilise, dès 1924, pour qualifier son travail de création sur le Ballet mécanique, premier film sans scénario, qu’il réalise avec Dudley Murphy. Dadaïste et post-cubiste, kaléidoscope d’images qui s’ouvre sur une animation abstraite d’un personnage qui rappelle Charlot et où se mêlent une jeune femme sur une balançoire, des cylindres, des pistons, des ustensiles de cuisine et des voitures qui passent, entre autres, le film alterne, juxtapose et oppose éléments extraits de la vie quotidienne, personnages, images mécaniques et figures géométriques. Il constitue pour Léger une manière de reconsidérer le réel autrement.
Cette exploration, il la mènera dans plusieurs directions plastiques : le fragment, le mouvement, la couleur, la célébration de la vie, la puissance évocatrice des objets, le spectacle du monde moderne, la création d’un art « populaire ». Ce sont ces thèmes que l’exposition reprend, mélangeant au fil des salles les œuvres de Fernand Léger et celles des artistes qui entretiennent avec lui une relation manifeste. L’occasion de découvrir aussi, à travers le « réalisme » de Léger, l’approche novatrice de l’artiste dans ce domaine.
Fernand Léger, Nature Morte, A.B.C., 1927. Huile sur toile, 65 x 92 cm. Musée national Fernand Léger, Biot © GrandPalaisRmn / Adrien Didierjean © Adagp, Paris, 2025
Fernand Léger, un artiste singulier
Rien ne prédisposait ce fils d’un éleveur de bœufs normand à embrasser une carrière artistique. Après avoir travaillé comme apprenti chez un architecte caennais, il « monte » à Paris à dix-neuf ans, s’installe à La Ruche, à Montparnasse, se lie avec Delaunay, Chagall et Cendrars. Admirateur de Cézanne, c’est par lui qu’il s’approche du cubisme, se démarquant de Braque et Picasso, attentif à traduire le dynamisme du mouvement à travers les contrastes de formes et de couleurs. La Première Guerre mondiale et la démobilisation de l'artiste en 1917 pour cause de blessure marqueront une rupture dans son parcours.
Revenu à la « vie », la ville et la civilisation industrielle accaparent son attention. Il les célèbre en intégrant dans ses compositions signaux urbains et motifs mécaniques, qu’il mêle à des personnages schématisés, géométrisés et dépourvus de sensualité. En 1925, il collabore aux pavillons de Mallet-Stevens et Le Corbusier à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes qui se tient à Paris et, en 1927, il commence la série des « Objets dans l’espace » qui renouvelle le genre de la nature morte en supprimant la perspective et le support de la table.
Internationalement reconnue à partir des années 1930, sa peinture s’écarte de l’esthétique mécaniste pour évoluer vers des formes plus souples et un retour vers plus de figuration et une recherche plus décorative. En 1936, soutenant le Front populaire, il prend position lors des débats sur la Querelle du réalisme, organisés par Aragon à la Maison de la culture à Paris. Il prône un art plus accessible et réserve, dans son œuvre, une place au développement des loisirs, le sport en particulier, liée notamment à l’instauration des congés payés.
En 1940, fuyant la guerre, il se réfugie aux États-Unis, s’installe à New York où il réalise les séries des « Cyclistes », dont l'exposition montre l'un des exemples, et des « Plongeurs ». Il commence à développer la technique de « la couleur en dehors » : les couleurs, librement distribuées sur la toile en larges plages et non liées à la forme des objets, en débordent les frontières et bouleversent la perception.
De retour en France après la guerre, il reçoit la commande de la façade de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce d’Assy, avant de découvrir la céramique à Biot, dans l’atelier de Roland Brice, qui lui permet un développement tridimensionnel des sujets qu'il choisit. L’usage de la terre cuite vernissée lui permet d’introduire du relief dans ses œuvres et, en les combinant parfois à la mosaïque, de concevoir des projets monumentaux pour l’espace public, dont celui pour Gaz de France à Alfortville, réalisé après sa mort.
Contrastes de formes (courbes et droites, surface plate et forme modelée), contrastes des couleurs , contrastes d'éléments figuratifs et abstraits constitueront autant de règles d’une œuvre qui s’affirme comme une célébration de la joie de vivre.
Yves Klein, Vénus bleue (La Vénus d’Alexandrie) (S 41), v. 1962. Pigment pur et résine synthétique sur plâtre, 69,5 x 25 x 25 cm. Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, Nice © Ville de Nice / Jean-Christophe Lett © Succession Yves Klein / ADAGP Paris, 2025
Une exposition organisée thématiquement
Le parcours de l’exposition s’articule autour de citations qui ouvrent chaque fois un volet thématique. Elle part d’une déclaration de l’artiste en 1924 : « Faisons entrer la couleur, nécessité vitale comme l’eau et le feu… ». Les cinq « éléments » – la couleur, l’air, l’eau, le feu, la terre – inaugurent donc l’exposition qui fait une place de choix aux monochromes bleus (bleu IKB) d’Yves Klein, avec la Vénus bleue (la Vénus d’Alexandrie) (S41), 1962, installée en pendant de la Danseuse bleue de Léger (1930). Les Anthropométries de Klein, des performances où des corps enduits de l’IKB sont ensuite mis en contact par l’artiste avec la toile sont présentes sous forme filmée. Une Peinture de feu (Sans titre, F 71, 1962) de l’artiste voisine avec des « Oiseaux » composés de pinces autobloquantes métalliques enchevêtrées par Arman (The Birds, 1981) ou des arbres emballés par Cristo et Jeanne-Claude (Three Rapped Trees, 1968). Ils sont chaque fois mis en correspondance avec des sujets analogues de Léger.
BEN (Benjamin Vautier, dit), Si l’art est partout, il est aussi dans cette boîte, 1985. Peinture acrylique sur plexiglas, 150 x 100 x 102 cm. Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, Nice © Muriel Anssens/Ville de Nice © Ben Vautier / Adagp, Paris 2025
Des objets à la perception de la beauté
« La vie des objets », dont le titre est inspiré par une citation de Léger qui lui assigne la charge de « devenir personnage principal et détrôner le sujet », présentera aussi bien des œuvres des Nouveaux Réalistes que les Pop artistes américains. Les « Tableaux-Pièges » de Daniel Spoerri (ici Palette Katharina Duwenn, 1989) ,avec leur basculement en 3D d’éléments du quotidien collés sur le support à l’horizontale avant de le relever verticalement, opèrent un renversement du réalisme des objets. La Joconde aux clés de Léger (1930) dialogue avec la pochette d’allumettes géantes en en relief de Raymond Hains (Seita, 1970), les Gants de travail de Niki de Saint Phalle (v. 1960-1961) répondent aux Gants de Léger (v. 1930) et les affiches déchirées de Villeglé résonnent avec l’Intérieur à la chaise (Interior with Chair,1997) de Roy Liechtenstein et avec les « Compressions » de César. Les visages-objets, en céramique et en relief de Léger, ou le portrait combinant report photographique, toile découpée, peinture acrylique, collage, feutrine et néon de Martial Raysse (Nissa Bella, 1964), font leur apparition aux côtés des lettres, tampons et affiches que Léger utilise aussi dès les années 1920.
« L’art c’est la vie » célèbrera la beauté de la vie, les plaisirs que font naître l’adoption des congés payés, le dynamisme du monde moderne, la souplesse des corps des athlètes et des acrobates en mouvement, que Léger se plaît à peindre. Cet hymne à la joie de vivre trouvera une correspondance dans les « Nanas » colorées et monumentales de Niki de Saint Phalle. L’explosion des couleurs sera ici immédiatement perceptible. Vives, tranchées, franches, elles inondent toiles et personnages, en contrastes juxtaposant des teintes éclatantes.
« Le beau est partout » consacrera l’irruption de l’art dans la vie, son sacre en tant que réinvention, recréation de la vie. Les espaces publics trouveront ici leur place, avec des photographies géantes de la façade de l’église d’Assy ou de l’hôpital-mémorial de Saint-Lô ou les réalisations de jardins de sculptures de Niki de Saint Phalle, comme le Jardin des Tarots en Toscane. Le Street Art trouvera aussi un enracinement dans les œuvres abstraites et décoratives de Léger, conçues pour l’architecture. Les artistes du street art en reprendront le principe à leur compte. Keith Haring, qui clôt l’exposition, lorsqu’il affirme que « l’art n’est pas une activité élitiste réservée à l’appréciation d’un nombre réduit d’amateurs, il s’adresse à tout le monde », rend hommage à la démarche de Fernand Léger.
Karel Appel, Le Cycliste, 1969. Huile sur toile et bois peint en relief, 250 x 200 cm. Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, Nice © Ville de Nice / Muriel Anssens © Karel Appel Foundation / © Adagp, Paris, 2025
Les gestes artistiques du réalisme et leur temporalité
L’exposition réserve un espace spécifique aux « gestes » artistiques qui animent la démarche des Nouveaux Réalistes sous la forme d’une frise qui explore les multiples caractéristiques du mouvement et les spécificités de chacun de ses membres. À travers une série de verbes – Définir, Tamponner, Assembler, Imprégner, Lacérer, Vider/Remplir, Accumuler, Compresser, Parodier, Sublimer, Anthropométriser, S’autodétruire, Empaqueter, Inaugurer, Constituer, Tirer, Brûler, Déconstruire, Fêter, Dissoudre, Électriser, Jouer, Manger, Signer la vie, Voiler/Dévoiler, Nana-ifier, Pénétrer, To love, Pénéter, Expanser, Commémorer, Rêver – c’est toute l’histoire du mouvement des Nouveaux Réalistes et la diversité de leurs pratiques qui défilent. Elles convient, au fil du parcours, en partant de Léger et avec un saut dans le temps qui conduit au milieu des années 1950, Arman, Niki de Saint Phalle, Klein, Hains, Villeglé, César, Tinguely, Raysse, Christo et leur « rassembleur », Pierre Restany. Une histoire qui commence avec les « Cachets » d’Arman, inspirés de Schwitters, en 1954, pour aller jusqu’en 1979, bien au-delà de la dissolution du mouvement, entamée dès 1961 et définitive en 1966.
Niki de Saint Phalle, Miles Davis, 1999. Mousse de polyuréthane, résine, armature acier, mosaïque de verre teinté et miroir, doré à l’or fin 270 x 130 x 100 cm. Collection particulière Hôtel Negresco, Nice © 2025 Niki Charitable Art Foundation / Adagp, Paris
Un questionnement du « réalisme »
On retrouvera en filigrane dans toute l’exposition et à travers les œuvres exposées les différents thèmes qui relient l’œuvre de Fernand Léger aux « réalismes » qui l'ont suivi : l’explosion de la couleur, la société moderne et le rôle des objets, et les préoccupations sociales qui forment l’arrière-fond de la démarche de l’artiste et son attitude résolument optimiste.
Mais au-delà de la proposition faite par les commissaires de l’exposition de rapprocher des œuvres « réalistes » des périodes modernes et contemporaines et de tisser un lien entre elles, l’intérêt de l’exposition réside dans le questionnement plus général de ce que recouvre le terme de « réalisme » dès lors que les propositions s’éloignent délibérément du naturalisme pour traduire et recréer – et non représenter – une vision de la réalité – et non la réalité elle-même. La frontière entre la volonté de se confronter au réel des « réalismes » et le confinement du concept dans l’abstraction apparaît alors moins nette dans l’usage que font ces expérimentations artistiques du réel. Indépendamment de l’intérêt indubitable des œuvres présentées, c'est l’étrangeté même d’une définition qui ne cesse de se dérober, de devenir multiforme, insaisissable, qui interpelle. Si Tous Léger ! il y a, il faut aussi le chercher dans la redéfinition des catégories de l’art et dans leur porosité.
Fernand Léger, Projet pour une peinture murale, «Vulcania», 1951. Huile sur toile, 113,8 x 194,8 x 2 cm Musée national Fernand Léger, Biot © GrandPalaisRmn / Gérard Blot © Adagp, Paris, 2025
Tous Léger !
S Avec des œuvres de Fernand Léger et de Marcel Alocco, Karel Appel, Arman, BEN, César, Christo & Jeanne Claude, Gilbert & George, Raymond Hains, Keith Haring, Robert Indiana, Alain Jacquet, Yves Klein, Roy Lichtenstein, Martial Raysse, Larry Rivers, Niki de Saint Phalle, Daniel Spoerri, Jacques Villeglé, May Wilson
S Exposition co-organisée par le GrandPalaisRmn, les musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes et le musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC), Nice S Commissaire générale Anne Dopffer Directrice des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes S Commissaires Julie Guttierez Conservatrice en chef du patrimoine Musée national Fernand Léger, Biot, Rébecca François Attachée de conservation du patrimoine Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice (MAMAC) S Directrice du MAMAC, Nice, Hélène Guenin S Scénographie Véronique Dollfus S Graphisme Claire Boitel - Atelier JBL S Mise en lumière Philippe Collet - Abraxas Concepts
Du 19 mars au 20 juillet 2025, tlj 10h30-19h, nocturne les lundis jusqu’à 22h (sf 1er mai)
Musée du Luxembourg - 19 rue de Vaugirard 75006 Paris
Informations et réservations www.museeduluxembourg.fr