27 Mars 2023
En consacrant son exploration des frontières pour en abolir les barrières et en vaincre l’étanchéité à la question du genre et de ses transgressions dans une ville encore largement tributaire d’une certaine « bien-pensance » traditionnaliste en la matière, Benoît André, le directeur de La Filature à Mulhouse, prenait un risque. Pari réussi en dépit du caractère « osé » du propos.
Consacrer deux semaines de festival à la question du genre dans toutes ses dimensions en abordant aussi bien les relations enfantines entre garçons et filles que la lutte des femmes pour une reconnaissance effective de leur place au sein de la société ou les problématiques LGBTQIA + relevait de la gageure. Faire comprendre, non au travers de slogans simplificateurs ou de coups de force mais d’actes artistiques qu’il existe une multitude d’altérités qui, toutes ensemble, forment l’humanité et que toutes, au même titre, ont droit de cité dans la mosaïque composée de ses multiples tesselles, constituait un acte fort posé par ce festival. Et aborder cette problématique plutôt « touchy » de front en lui consacrant une large place et non quelques spectacles disséminés dans l’ensemble de la programmation n’avait rien d’une évidence.
Une résultante de l’histoire
C’est pourtant le choix fait par Benoît André, le directeur de La Filature – Scène nationale de Mulhouse, dans le projet culturel et artistique qu’il a formé pour ce lieu culturel. De Mulhouse, il donne une vision plurielle née de l’histoire de la ville qui fut autrefois très prospère, en grande partie en raison de son industrie textile. Lorsque Louis XIV et Colbert, désireux de protéger les manufactures françaises, interdisent, au XVIIe siècle, l’importation des indiennes, ces tissus de coton imprimé originellement venus d’Inde, et leur production « sauvage », la petite république indépendante de Mulhouse en profite pour acquérir une avance technologique qu’elle conservera par la suite. Sur les cent dix fabriques recensées en 1760, vingt-quatre sont mulhousiennes. Aujourd’hui, la crise du textile, qui prive la ville d’une bonne part de ses revenus, touche la région de plein fouet. Parmi les bénéficiaires des minima sociaux du Haut-Rhin, plus de 50 % sont mulhousiens. Dans le même temps, plus de 50 % de la population de l’agglomération ont aujourd’hui moins de 14 ans. Enfin, on recense 136 langues parlées sur le territoire, signe d’une mixité culturelle considérable, avec la présence d’une forte communauté turque arrivée d’Allemagne.
Aller à la rencontre de la diversité des communautés
C’est en prenant en compte l’ensemble de ces facteurs que Benoît André envisage son action sur le terrain. Il évoque le travail effectué dans les quartiers avec l’association Le Printemps du Tango et les freins qu’ils ont rencontrés. Il met en avant le volontarisme nécessaire pour faire de La Filature une maison citoyenne, ouverte à la diversité qui forme le substrat de la ville. Il imagine de doter la mezzanine de la Scène nationale d’un parquet pour en faire un lieu de répétition ouvert aux amateurs qui s’initient au hip hop et au rap dans les quartiers, évoque l’énergie nécessaire pour aller au-devant de ces publics qui ne vont jamais au spectacle et ne sortent pas de leur quartier et le rêve d’une Filature nomade qui introduirait le théâtre, la musique et la danse à l’intérieur même du tissu social. Les Vagamondes n’apparaissent de ce fait pas comme une parenthèse dans une programmation mais l’affirmation d’un vivre autrement qu’il entend promouvoir artistiquement en prenant en compte un état de « différence ».
L’exigence artistique au cœur
Ce souci d’aller vers les autres s’assortit d’une revendication d’exigence artistique. Proposer au public non ce qu’il pourrait attendre, dans la quiétude de son quotidien, mais ce qui le sort de lui-même, le rend curieux, attentif, ouvert. L’ADN de La Filature est aussi là. Dans la volonté d’enrichir le regard en ayant une programmation ambitieuse. Et le terrain s’y prête car La Filature est aussi un lieu partagé avec l’Orchestre symphonique de Mulhouse et une antenne du Ballet national du Rhin, plus « classiques ». Plus orientée vers la contemporanéité, la Scène nationale se trouve par ailleurs en plein cœur d’un paysage artistique marqué par la proximité de Strasbourg – avec la présence, entre autres, côté théâtre, du Théâtre national de Strasbourg et du Maillon, et côté musique, en particulier de Musica, le Festival international des musiques d’aujourd’hui. La Filature a également tissé, pour la danse, des liens avec l’Espace 110 d’Illzach et le Ballet de l’Opéra national du Rhin avec qui elle coorganise chaque année la Quinzaine de la danse et avec bien d’autres structures du Grand Est dont le Festival Momix à Kingersheim. Il n’est donc pas complètement surprenant, dans ce contexte, de voir apparaître des Nuits de l’étrange où, dans ce jeu pour se faire peur, Étienne Saglio ou Gisèle Vienne sont aussi de la partie.
Vagamondes ou communiquer artistiquement sur la question du genre
Vagamondes reflète la volonté d’aborder des thèmes de société qui sont au cœur des problématiques actuelles en les mettant en perspective à travers des actes artistiques forts tout en passant au large d’un rejet possible. L’exposition Trans(e) galactique organisée par les Superpartners SMITH et Nadège Piton est à cet égard éclairante. Rassemblant trente-cinq artistes internationaux, elle donne à voir, dans une pluralité de styles et de formats, les grands écarts qu’on rencontre sur la question du genre. Photos d’art posées de trans ou de queer, photos anciennes de transgenres des deux sexes, couples homosexuels heureux, avec ou sans enfants, photos infrarouges ou vidéos diffusent de savoureux mélanges, tantôt respirant la joie de vivre, tantôt poétiques, tantôt sympathiquement provoc’, avec une vitalité communicative. Parfois se glissent des clins d'oeil humoristiques, telle cette chaussure de queer au talon démesurément haut transformée en fronde métaphorique, ou surréalistes, tels ces pieds de chaise aux jambes très humaines.
De Racine(s) à Vagamondes
Les jeunes occupent évidemment une part fondamentale de la démarche d’ouverture de La Filature. Une première expérience avait été menée auprès de collégiens autour du thème d’Antigone, symbole d’une résistance à une décision inique – l’interdiction qui est faite d’enterrer l’un de ses frères, considéré comme félon – mettant en avant la liberté de s’opposer selon sa conscience. Elle est prolongée l’année suivante par la mise en œuvre d’un projet mené dans le quartier des Coteaux de créer une pièce réalisée à partir de témoignages recueillis dans le quartier sur le thème du déracinement. De l’apprentissage à la lecture d’un texte à la réalisation de costumes, de la recréation par la danse de gestes issus de souvenirs jusqu’au jeu dramatique, les jeunes s’approprient tous les déracinements qui sont la marque de ce quartier, qu’ils concernent une très vieille dame exilée par la guerre en Dordogne ou des parents arrivés en France pour chercher à donner à leurs enfants une vie meilleure. KiLLT (Ki Lira Le Texte), l'expérience de lecture collective à voix haute menée par Olivier Letellier avec les enfants à partir de 9 ans à partir de la Mare aux sorcières de Simon Grangeat pour transmettre aux enfants le plaisir de lire, menée avec l'AFSCO Mulhouse, aide les enfants à vaincre la peur de s'exprimer qui caractérise souvent l'exercice scolaire et contribue à favoriser l'expression et l'écoute mutuelle. Enfin 200 élèves du secondaire seront touchés par la question du genre mise en avant par les Vagamondes 2023 à travers des ateliers d’écriture inclusive, une mise à nu des clichés homme/femme à travers leurs expériences quotidiennes, la prise de conscience de leur niveau d’acceptation des différences ou l’analyse d’une œuvre de l’exposition.
La question du genre dans le champ du spectacle
Certains spectacles reprennent la forme « classique » du théâtre, tel le Firmament qui met en scène une meurtrière infanticide jugée par des femmes, ou Libre arbitre de Léa Girardet et Julie Bertin qui s’attache au corps sportif de la femme et à ses représentations. Le work in progress d’Une exposition, mis en scène par Juliette Steiner de la Cie Quai n° 7, réunit sept personnages dans une galerie d’art contemporain pour préparer l’exposition d’une plasticienne dont le compagnon, un sculpteur célèbre – on le découvrira au fil de l’intrigue –, s’est approprié l’une de ses œuvres qui a fait sa renommée. Les plus nombreux – et les plus séduisants au regard du propos – des spectacles programmés naviguent le plus souvent dans un entre-deux esthétique, une forme « trans ». La marionnette Hen de Johanny Bert, glamour et virile, crue et pudique, oscille entre scène queer et cabaret des années trente, The Bacchae, qui rappelle la faculté des dieux grecs de passer d’un sexe à l’autre selon leur bon vouloir, associe théâtre, musique et danse. Vortex de Phia Ménard interroge les différents avatars de la métamorphose, Roméo et Juliette de Benjamin Millepied explore les différentes associations du masculin et du féminin dans le couple. Natural Drama mêle chorégraphie et texte pour poser la question de la transgression et de la réappropriation. Quant aux Furtifs d’Alain Damasio, pour voix et orchestre, ils se dépouillent de leur matérialité pour à la fin trouver leur vérité dans l’écoute réciproque. Tous sont autant de manières d’introduire du trouble, comme le définit SMITH : « ce qui remue, ce qui obscurcit, ce qui dérange. » Ainsi Vagamondes et la politique culturelle de La Filature s’inscrivent-ils complètement dans une démarche artistique très contemporaine qui mêle entre elles les catégories artistiques et fait dialoguer et disparaître les frontières traditionnelles entre les arts comme elle se préoccupe de faire sauter les verrous qui isolent les différentes communautés qui composent aujourd’hui le puzzle sociétal.
Festival Vagamondes, initié par La Filature – 20, allée Nathan Katz, 68100 Mulhouse
Du 17 au 31 mars 2023
03 89 36 28 28 www.lafilature.org
Structures culturelles partenaires du festival Noumatrouff, Mulhouse ; CCR – Les Dominicains de Haute-Alsace ; AFSCO, Mulhouse ; La Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace ; La Coupole, Saint-Louis ; Espace 110, Illzach ; La Passerelle, Rixheim ; Chaillot – Théâtre national de la Danse ; Cinéma Bel Air, Mulhouse
Partenaires média du festival ARTE, France 3 Grand Est
La Filature, Scène nationale est subventionnée par la ville de Mulhouse, le ministère de la Culture – DRAC Grand Est, la région Grand Est et la Collectivité européenne d’Alsace.
Articles déjà publiés dans arts-chipels à propos de certains spectacles
L’Après-midi d’un foehn et Vortex http://www.arts-chipels.fr/2023/03/l-apres-midi-d-un-foehn-et-vortex.sur-les-ailes-du-vent.html