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Arts-chipels.fr

Les Furtifs. Dans une société hyperconnectée, surveillée, privatisée, la résistance passe par la voie des voix.

© Morgane Ahrach

© Morgane Ahrach

Et si le seul moyen d’échapper à l’attention des écrans et à la mise en boîte de nos identités pour retrouver un espace de liberté se trouvait dans le son et dans son corollaire, l’écoute ?

Neuf musiciens et trois narrateurs ont pris place sur scène. L’orchestre, il a comme un goût de musique « classique ». Violon, alto, violoncelle contrebasse pour les cordes, trompette, trombone, saxophones, clarinette pour les cuivres, auxquels s’ajoute un ensemble de percussions. Des instruments dont le son est direct, pas passé au filtre d’une console qui fabriquerait des sons électroniques déconnectés du réel et dépossèderait en partie les instruments de leurs propriétés distinctives. Ce qu’il nous sera donné d’entendre provient de ce que l’instrument est capable de produire. Un ensemble dont les hauteurs, les fréquences, le dialogue nous racontent l’histoire d’une déconnexion, d’un retour vers une vérité du monde concrète, tangible en même temps que mouvante et immatérielle, composée d’ondes qui se rencontrent et se recomposent pour former des combinaisons insolites.

© Morgane Ahrach

© Morgane Ahrach

Une trame science-fictionnelle

Le parcours des Furtifs prend sa source dans un roman d’Alain Damasio au titre éponyme. Dans un futur proche, les années 2040, il met en scène la quête d’un père à la recherche de sa fille. Lorca Varèse, dont le nom évoque la poésie et la musique, a vu son couple avec Sahar brisé par la disparition inexplicable de leur fille de quatre ans, Trishka. Il la soupçonne d’avoir rejoint – ou d’avoir été enlevée – par le groupe clandestin des Furtifs, des êtres sans matérialité qui ont le pouvoir de se réfugier n’importe où et dont la seule trace semble être le son qu’ils produisent. Morts, ils durcissent et deviennent céramique inanimée. Pour retrouver sa fille, il intègre une unité clandestine de chasseurs de l’armée, chargée de les traquer, le RÉCIF (Recherche, Étude, Chasse et Investigations Furtives). Une intervention est prévue au C3, un « Centre culturel capital » qui a été privatisé, où un groupe de squatters échappent aux chasseurs qui décident de « nettoyer » le Centre. Pour ces poches de résistance, ces petits groupes insaisissables, service public et éducation pour tous ont encore un sens. Lorca, d’ailleurs, en tant que sociologue, s’intéresse aux communes autogérées. Quant à Sahar, elle est « proferrante ». Nous sommes à Orange – l’allusion est claire – dans une société presque entièrement privatisée où les communes sont détenues par de grands groupes. C’est ainsi qu’LVMH règne sur Paris et Nestlyon sur Lyon.

© Morgane Ahrach

© Morgane Ahrach

Un récit polyphonique

Plusieurs personnages se relaient pour porter le récit, qui intègre quelques passants dans son parcours : le chef du Récif, un psychanalyste, mais aussi le philosophe Varech et la linguiste Louise Christofel, tous deux spécialistes du langage des Furtifs, ainsi que Trishka. Dès sa première édition, le livre est accompagné d’un album musical, comme une invite à explorer des territoires inédits qui entrent en résonnance avec le texte. C’est musicalement aussi qu’il nous sera donné, dans le spectacle, de percevoir les voix des trois comédiens qui incarneront les personnages à coups de timbres, d’accents, de rythmes et de hauteurs propres à chacun. Dialogues et monologues apparaissent comme une partition musicale au même titre que la musique. Les registres de langue de chacun des personnages jouent leur partie, charrient leur lot d’images. Sons de hauts parleurs ou de radios en opération et voix « naturelles » alternent. Paroles jetées, découpées comme du slam, langue mêlée d’espagnol, voix gutturale venue des profondeurs de la poitrine, comme celle du philosophe qui abrite dans sa bibliothèque les Furtifs en cavale, alternent et se répondent, apportant au texte la dimension d’un oratorio où chaque voix s’intègre dans une composition d’ensemble.

© Morgane Ahrach

© Morgane Ahrach

La musique comme langage

La musique est aussi personnage. Elle est le canal par lequel passe la matérialisation des Furtifs. Sons fugaces, souffles dont le déplacement prend la forme de la respiration ténue d’une trompette qui traverse l’espace sonorisé, frottements fugitifs, petits claquements légers, accents esquissés et rapides des cordes sont émis par des instruments qui ne produisent plus une musique mélodique mais une série d’accents qui épousent le récit. Parfois, lorsque la situation se tend, que l’action vire à la violence, ou que la colère surgit, le ton monte, le son enfle, crie, crache et explose. On voit passer des motifs musicaux, des accents jazzy très free. Ce qui frappe le spectateur-auditeur rendu à une place où l’écoute acquiert un rôle prépondérant, c’est la richesse d’exploration des possibilités sonores des instruments et des propositions auxquelles elle donne lieu. Elle tient aussi au mode de création de l’œuvre. Car il ne s’agit pas ici d’une partition uniquement écrite qui serait interprétée par des exécutants mais d’une œuvre où chacun conserve la possibilité d’inventer, de créer, où le texte et la musique sont pensés ensemble et où le son est premier.

© Morgane Ahrach

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Un message de résistance

Ici, pas de décors. Juste un cyclorama sur lequel joue la lumière et quelques motifs abstraits, impossibles à identifier. Les pupitres occupent tout l’espace, les cuivres côté cour, les cordes côté jardin et les narrateurs répartis dans l’espace. Car au monde saturé d’images qui est le nôtre, Alain Damasio, Laëtizia Pitz et Xavier Charles substituent un univers qui s’ouvre sur un monde autre, celui de l’écoute. La dynamique insurrectionnelle qu’il faut imprimer dans ce XXIe siècle écocide d’épuisement des ressources, de réchauffement climatique et d’individualisation forcenée forgée par la pression capitalistique passe par la solidarité du groupe, qui n’est pas uniformisation, et le refus des règles du monde de l’image créé pour nous. Dans cet espace où chercher ensemble une alternative pour que solidarité et bien commun redeviennent des règles, et où écouter n’est plus seulement capter des sons par l’oreille mais être attentif au bruissement du monde, le son devient une manière de s’écouter les uns les autres, de prêter attention à l’autre. Le postulat romanesque et musical devient ainsi la matière même d’une révolution sociétale. Et le spectacle acquiert une forme de beauté inclassable pétrie d’espaces mémoriels sonores qui ouvre la voie à l’imaginaire…

Les Furtifs d’après l’œuvre d’Alain Damasio (Gallimard, Folio SF)

S Texte Alain Damasio S Mise en scène Laëtitia Pitz S Composition et direction musicale Xavier Charles S Adaptation Laëtitia Pitz, Benoit Di Marco S Collaboration artistique Alain Chambon S Avec Benjamin Dousteyssier (saxophones), Sébastien Beliah (contrebasse), Patricia Bosshard (violon), Xavier Charles (clarinette), Benoit Di Marco (voix), Antonin Gerbal (batterie), Louis Laurain (trompette), Anaïs Moreau (violoncelle), Alexis Persigan (trombone), Laëtitia Pitz (voix), Marie Schwab (violon alto), Sélim Zahrani (voix), Didier Menin / Camille Perrin (guest) S Création lumière Christian Pinaud S Régie son Michaël Goupilleau S Régie générale Martin Rumeau S Résidences de création Cité musicale – Metz ; Muse en circuit, Centre National de Création Musicale – Alfortville ; GMEM, Centre National de Création Musicale – Marseille S Production Compagnie Roland furieux - Laëtitia Pitz et Xavier Charles

La Filature, Scène nationale Mulhouse – 20, allée Nathan Katz, 68100 Mulhouse

Mardi 21 mars 2023 à 20h, dans le cadre du 11e festival Vagamondes

Réservations : 03 89 36 28 280 - www.lafilature.org

Ce spectacle a été présenté à : Cité musicale – Metz les 12 et 13 novembre 2021, GMEM, Centre National de Création Musicale - Marseille & La Criée, Théâtre National de Marseille 7 mai 2021, Scène nationale d’Orléans 16 février 2021

 

 

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