13 Mai 2025
Le projet Art en Coopérative Transfrontalière (ACT) est né il y a deux ans de la volonté, pour cinq établissements culturels et artistiques, de créer, de part et d’autre de la frontière franco-suisse, une véritable synergie. Retour sur image sur une manière de faire tomber les barrières.
Ils se sont regroupés pour élaborer ensemble une nouvelle manière de concevoir la production artistique et s’interroger sur les évolutions du monde. Du côté suisse, deux établissements sont partie prenante du projet : le Théâtre Am Stram Gram à Genève et Usine à Gaz à Nyon (canton de Vaud). Côté français, ils sont trois, rattachés aux régions Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes : Château rouge, la scène conventionnée « Art et création » d’Annemasse en Haute-Savoie, la scène nationale de Bourg-en-Bresse dans l’Ain et les Scènes du Jura, qui regroupent les villes de Dole et Lons-le-Saunier.
Des démarches différentes
Leurs implantations et leur territoires d’intervention les différencient déjà. Urbains pour Am Stram Gram à Genève, la Scène nationale de Bourg-en-Bresse et Château Rouge dont l’aire urbaine déborde largement la seule commune d’Annemasse, c’est dans une catégorie de villes sensiblement plus petites que se situent Nyon, Dole et Lons-le-Saunier, où la ruralité environnante entre en ligne de compte. En situation de lieux uniques de programmation de spectacles dans leur environnement géographique, ou au contraire un parmi d’autres, leur rapport à la diffusion diffère, leurs centres d’intérêt aussi.
Le Théâtre Am Stram Gram, chef de file suisse du projet, est à Genève un lieu dédié à l’enfance et à la jeunesse dont la démarche vise à mettre le regard des enfants sur un pied d’égalité avec celui des adultes. Château rouge, à Annemasse, chef de file français, porte de son côté un intérêt aux musiques actuelles et s’adresse essentiellement aux adultes. Bourg-en-Bresse, lui, porte une attention particulière au cirque ou à la marionnette. Les Scènes du Jura mettent l’accent, dans leur éclatement entre trois lieux – deux théâtres à l’italienne, un à Lons et un à Dole et la Fabrique, à Dole – sur la nécessité de faire corps, communauté dans une zone où la ruralité joue un grand rôle. Quant à Usine à Gaz de Nyon, outre son orientation spectacle vivant et musiques actuelles, elle porte un intérêt particulier aux écritures et esthétiques contemporaines.
Une envie commune
Ce qui les rassemble, c’est le désir de tisser des liens, d’instaurer un nouveau type de rapports tant sur le mode de la collaboration que sur celui du partage. Il s’agit de créer de nouvelles modalités de production artistique en rapprochant les ressources comme les imaginaires d’un territoire franco-suisse commun par le biais d’une coopérative transfrontalière de production. Il s’agit aussi, à travers les « Agoras nomades » de « prendre des nouvelles du monde » et de chercher, toutes générations et tous milieux confondus, des solutions aux problèmes qui agitent nos sociétés. D’explorer des thèmes en accord avec les préoccupations actuelles telles que l’écologie ou la santé, ou de comprendre les changements qui affectent aujourd’hui l’état du monde tant sur le plan scientifique que social. Et de penser les choix sur le mode de l’horizontalité entre les établissements culturels, quel que soit leur « poids » économique.
Des financements croisés
Mis en place en septembre 2023 pour une durée de deux ans, le projet ACT bénéficie des financements de diverses institutions. Le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER) intervient à hauteur d’environ 700 000 euros dans la réalisation du projet dont le coût global s’élève à un peu plus de 1,4 millions d’euros. Le programme Interreg France-Suisse qui soutient les projets de coopération franco-suisses assure le reste dans une répartition d’environ 2/3 pour la France et 1/3 pour la Suisse. S’ajoutent, au travers des financements individualisés des membres de la coopérative, la participation des collectivités locales et régionales.
Le projet de coopération franco-suisse doit remplir plusieurs critères : être défini en commun avec un(des) partenaire(s) de l’autre côté de la frontière ; répondre à l’un des objectifs du programme ; disposer de ressources partagées et de compétences complémentaires ; produire des effets matériels et/ou immatériels pour le territoire transfrontalier franco-suisse ; produire des réalisations communes et pérennes.
Il est financé conjointement, avec des budgets séparés. Côté français, il est composé d’une part d’autofinancement, de fonds FEDER (Fonds européen de développement régional), ainsi que par d’autres cofinancements éventuels, publics ou privés. Côté suisse, il comporte une part d’autofinancement, de fonds fédéraux et cantonaux, ainsi que par d’autres cofinancements éventuels, publics ou privés.
Avec ses deux premières années d’exercice, la mise en œuvre de cette opération pilote, d’une valeur exemplaire, permet de tester le dispositif et d’en mesurer les potentialités comme les écueils.
La « philosophie » du projet
Deux grands axes sont dégagés : le premier en direction des artistes et du mode de production des spectacles ; le second dans une prise en compte des populations à travers la création des « Agoras nomades »
Sur le plan artistique, il s’agissait de répondre aux deux écueils qui guettent aujourd’hui le monde de la culture : la surproduction et, via l’amenuisement des moyens, la décroissance. De là naît l’idée d’unir les forces en mutualisant des ressources, des forces vives, en partageant des enjeux, en instaurant des échanges. Redonner du sens et des moyens de recherche à la création contemporaine en lui offrant du temps pour créer et de l’accueil en même temps que des moyens de diffusion.
Sur le plan des « agoras », c’est à la conscience citoyenne qu’il est fait appel pour réfléchir avec des artistes, des experts ou des personnes concernées à l’état du monde et à sa reconstruction possible. Temps forts, les agoras sont pensées comme des moments de rassemblement et de fête, mais aussi de réflexion, mêlant débats, expositions, performances, ateliers, prises de parole…
Du côté de l’art… en France
Pour la période 2024-2025, dix équipes artistiques françaises et suisses ont été invitées à intégrer la coopérative de production. En résidence ou implantées dans la zone concernée par ACT, elles développent le plus souvent à travers leurs créations un caractère expérimental et transdiciplinaire dans les domaines du théâtre, de la musique, de la danse, de la performance et des disciplines circassiennes.
Elles sont rattachées aux Scènes du Jura comme Marine Mane et la Compagnie In vitro, qui s’intéresse, entre danse et théâtre, aux replis intimes de l’humain et s’est engagée dans une recherche sur les thèmes de la trace, de l’empreinte et des marges comme facteurs de transformation libératoire, ou orientées vers les investigations danse avec Frank Micheletti de Kubilai Khan, ancien compagnon de route de Josef Nadj et leader d’un collectif d’artistes où se mêlent circassiens, vidéastes, musiciens de toutes origines (Japonais, Vietnamiens, etc.). Danseur et chorégraphe, il privilégie une partition qui déjoue les pièges de l’assignation, de la personnalité. La création est pour lui un lieu de frictions et d’infiltrations. Il perçoit l’interconnexion des mondes comme une respiration.
Danse toujours pour Bourg-en-Bresse, avec Yan Raballand, de la compagnie Contrepoint, artiste complice du quadrimestre sur le thème « Amours » de la Scène nationale, fasciné par la richesse du contrepoint chez Jean-Sébastien Bach, qui s’en inspire dans sa recherche permanente de l’alchimie subtile entre la musicalité, l’écriture chorégraphique et la relation aux interprètes, dans l’exploration d’univers contrastés tant dans le style de la chorégraphie qui va de l’abstraction à la narration, que dans son écriture au plateau. Mais aussi théâtre et marionnettes avec Émilie Flascher et la compagnie Arnica, implantées dans la ville, qui s’intéressent aux écritures contemporaines et explorent les possibles de l’art marionnettique, en particulier à travers la manipulation à vue.
La musique est présente à Annemasse avec le pianiste et compositeur Roberto Negro, formé au jazz et élu Victoire du Jazz en 2018, qui développe un univers personnel, lyrique et sensuel, associant musique acoustique et électronique, entre jazz moderne, musique contemporaine et improvisée. Il a récemment associé son trio à l’Ensemble Intercontemporain. C’est aussi à Annemasse que sont rattachés le comédien, plasticien et performeur Nicolas Chapoulier et la compagnie Les 3 points de suspension qui proposent une mise en récit du monde et mêlent croyances, récits et perceptions pluridisciplinaires pour créer des « inter-réalités ». Depuis 2023, la compagnie et le collectif Dakota ont décidé d’inscrire leur identité de transfrontalier au cœur de leur activité, tant dans la production que dans la diffusion.
… et en Suisse
Côté Suisse, place au théâtre avec le comédien et metteur en scène Nicolas Brossard et le collectif CCC (Comédiennes et Comédiens à Ciel ouvert), qui rassemble une quinzaine d’acteur-ices, pour la plupart, issu-es de La Manufacture – Haute École des Arts de la scène de Suisse Romande à Lausanne, soutenus par le Théâtre Am Stram Gram à Genève. Ils font le choix, pour leurs créations, du plein air et du in situ, à la campagne ou en ville. Ils présentent cette année une variation autour du Baron perché d’Italo Calvino (voir notre article sur https://www.arts-chipels.fr/2025/05/perchee.histoire-d-arbres.html).
Am Stram Gram défend aussi la performeuse Caroline Bernard, de la compagnie Chemins de Traverse, implantée à Genève, qui développe une démarche originale à la croisée du théâtre documentaire, des arts visuels et de la création sonore pour interroger les enjeux d’aujourd’hui. Elle explore ainsi des thématiques telles que la santé mentale, la précarisation du travail ou la transmission intergénérationnelle dans des expériences polymorphes associant arts vivants et cinéma, documentaire et fiction.
C’est dans le domaine du théâtre que s’investit aussi Usine à Gaz à Nyon avec deux projets : celui de Muriel Imbach et celui d’Alexandre Doublet.
Muriel Imbach, de la compagnie La Bocca della luna, développe une démarche de théâtre « philosophique » en direction des enfants. L’objectif est de proposer au jeune public d’apprendre à penser par lui-même à l’aide d’outils de la pensée passés au filtre du théâtre. Sa démarche s’accompagne, en amont des spectacles, d’un travail documentaire et d’ateliers avec les enfants.
Quant à Alexandre Doublet, qui dirige la compagnie AD, basée à Lausanne, il s’inspire des grands classiques – Hamlet, Platonov, Andromaque, La Cerisaie… – pour s’intéresser au langage et à la narration, à la place des individus au sein d’un groupe et aux relations familiales.
Du côté des agoras
Les agoras créent des espaces de cocréation grâce à la diversité des profils engagés dans ces temps forts et sont nomades de par la diffusion du concept dans tous les théâtres partenaires.
Cinq agoras thématiques ont été ou sont actuellement mises en œuvre sur ce « territoire » transfrontalier. Elles ont pour thème : « Eau et alimentation » (Am Stram Gram, 2023), « Les amours » (Usine à Gaz, 2024, qui fait écho au thème exploré par Yan Raballand à Bourg-en-Bresse), « Les droits des enfants » (Am Stram Gram, 2024) et « Citoyenneté » (Bourg-en-Bresse, 2024), « Prendre soin » (Scènes du Jura, 2025) et « Progrès technique = Progrès social ? » (Château Rouge, 2025).
Coordination, coopération et circulation
L’un des engagements de la coopérative consiste aussi à programmer les créations issues de la coopérative dans les deux années suivant la création et à assurer, de ce fait, aux spectacles un potentiel de diffusion sur le territoire transfrontalier.
La mise en œuvre du projet est partagée entre les cinq théâtres partenaires qui assurent l’administration, la production, la technique et les relations publiques, mais aussi l’organisation et le suivi des activités, les réunions de pilotage, les remontées des dépenses et les rédactions de rapports. Une stratégie de communication commune est destinée à donner de la visibilité aux actions et aux artistes, comme au projet et à ses partenaires.
Si l’on peut reconnaître une proximité du projet ACT avec les politiques actuelles de résidences d’artistes qui fleurissent un peu partout et à travers les coproductions qui rassemblent plusieurs partenaires dans la défense d’un projet commun, l’ambition de ce projet transfrontalier est différente et son amplitude plus large en ce sens qu’elle engage une communauté, avec la volonté de tisser des liens entre tous ses membres et de les fédérer autour d’un projet commun. Une manière de concevoir l’art et la culture dans la concertation et le collectif, en jetant des passerelles, non pour gommer les différences mais pour les rendre dynamiques et interactives. À suivre, donc…
Les partenaires d’ACT
Usine à Gaz, Nyon. Directrice : Karine Grasset https://usineagaz.ch/
Scène nationale de Bourg-en-Bresse. Directeur : Vincent Roche Lecca https://www.theatre-bourg.fr/
Scènes du Jura ; Directeur : Cédric Fassenet https://www.scenesdujura.com/
Théâtre Am Stram Gram, Genève. Directeur :Joan Mompart https://www.amstramgram.ch/fr
Château Rouge, Annemasse. Directeur : Frédéric Tovany https://www.chateau-rouge.net/