11 Mai 2025
L’œuvre d’Italo Calvino fait partie des gourmandises de la littérature qu’on déguste avec un plaisir coloré de malice. Le Baron perché, publié en 1957, revu et corrigé pour des enfants à l’aune d’aujourd’hui par Mathias Brossard et le collectif Comédiennes et Comédiens à Ciel ouvert (CCC), garde dans ce domaine une fraîcheur et une actualité de bon aloi.
Les lecteurs d’Italo Calvino se souviennent de sa trilogie héraldique, « Nos ancêtres », publiée entre 1952 et 1959, dans lequel le Baron perché s’inscrivait, où les questions d’identité et de définition de soi étaient au cœur des trois ouvrages. Le Vicomte pourfendu, conte cruel, narrait l’histoire d’un cavalier qui perd à la guerre contre les Turcs la moitié de son corps. Devenu impitoyable et cruel, il coupe tout en deux jusqu’à ce qu’il retrouve ses deux moitiés et mêle en lui le bon et le mauvais. Le Chevalier inexistant, qui n’habitait qu’une armure vide, posait la question de l’intégration dans la société. Le Baron perché, de son côté, est le roman d’apprentissage d’un personnage qui refuse les règles sociales existantes et choisit son mode de vie. Enfant protestataire, opposé à ses parents, il décide d’exercer sa liberté en vivant dans les arbres sans jamais redescendre sur la terre ferme.
Une adaptation au goût du jour
Destinée à un jeune public, à partir de neuf ans, l’adaptation, présentée à l’initiative de l’association transfrontalière franco-suisse ACT, met en avant le début de la vie du Baron et transpose le roman dans le monde d’aujourd’hui. Sa révolte face au mode de vie proposé par les adultes et face aux injonctions parentales forme le corps principal du spectacle proposé et permet aux enfants de trouver un reflet de leur propre opposition au monde des adultes dans un contexte contemporain.
La décision du baron de ne plus redescendre dans la société des hommes en vivant dans les arbres résonne avec une acuité particulière en ces temps de menaces sur la survie de la planète et d’urgence écologique, et la question posée de l’harmonie entre les hommes et la nature y trouve aussi un écho renouvelé.
Enfin, au moment où la question de la visibilité des femmes est posée dans le champ artistique, culturel et social, les CCC choisissent, pour grimper à l’arbre qui forme le centre du spectacle, non un garçon mais une fille, manière de montrer que cette activité traditionnellement attribuée aux garçons n’est pas l’apanage exclusif de la gent masculine. Cosimo, le Baron perché, devient Cosima et ne s’en laisse pas conter. Place est désormais faite à Perchée, un spectacle destiné à être joué en plein air…
Nature, nature, des principes directeurs
L’histoire ainsi revue ne se contente pas d’adopter une trame modifiée. Elle met en accord moyens et fins en proposant un spectacle éco-responsable dans tous ses détails. Si Perchée aborde, par le biais du spectacle et sous une forme simple, ce que nous savons aujourd’hui de la nature et de la communication qu’elle entretient avec tout le champ du vivant, la représentation met en application, à travers tout le processus de création, des principes écologiques.
Ainsi, c’est dans un arbre véritable, dans un environnement naturel, que Cosima trouve refuge, et toutes les précautions sont prises pour que l’arbre ne soit pas blessé par cette irruption intempestive de la présence humaine. La lumière du jour fournit l’éclairage du spectacle au moment de la représentation, sans recours aux artifices électriques, et les comédiennes et comédiens donnent de la voix pour se faire entendre en l’absence de moyens de sonorisation. Enfin les accessoires utilisés sont, autant qu’il est possible, des réemplois, de seconde main. Quant aux sièges où s’assiéra le public, ils seront bancs et chaises pliantes, ôtés après la représentation pour effacer toute trace de leur présence dans le site.
Comédiennes et Comédiens à Ciel ouvert, 3 C pour un collectif de création et de production
Ce principe de jouer hors les murs est partie constitutive de l’ADN de la compagnie. Il forme un cadre à la « philosophie » du collectif CCC, qui rassemble une quinzaine d’acteurs issus pour la plupart de La Manufacture – Haute École des Arts de Suisse Romande. Ils y affirment leur volonté de développer un théâtre in situ, en ville ou à la campagne, pour déployer les possibilités qu’offrent les lieux et faire naître une « poésie des imprévus ».
Ils privilégient aussi un mode de création original. Un ou plusieurs membres du groupe peut à tout moment proposer un nouveau projet et en assumer la conception et la mise en scène. Les différentes créations sont portées en coproduction par l’ensemble CCC et la compagnie du, de la ou des porteurs et porteuses de projet.
Ces conditions ont aussi une incidence sur le mode d’écriture. Pour Perchée, si Mathias Brossard se charge du scénario et des dialogues, c’est en collaboration avec les interprètes et en fonction des propositions de chacun qu’il les modifie. Chacun des rôles est imaginé, travaillé, réfléchi collectivement au cours de la création.
Cette démarche qui met en avant le collectif et le partage tout en se situant résolument hors les murs rencontre aujourd’hui un écho similaire dans nombre de démarches théâtrales qui s’enracinent, d’une certaine manière, dans l’histoire du théâtre de tréteaux. On pourrait citer d’autres expérimentations, telle celle du Nouveau Théâtre Populaire par exemple, implanté à Guérin dans le Maine-et-Loire, qui adopte, en direction d’un public adulte, une démarche similaire de création. Faut-il y voir un retour en force du collectif au théâtre ? En tout cas, on peut y reconnaître la volonté de s’inscrire dans une autre philosophie et une autre économie du spectacle qui marque aujourd’hui nombre d’expériences.
Une enfant dans les arbres pour parler d’aujourd’hui
À travers l’histoire de cette fillette de douze ans qui oppose à ses parent un refus catégorique de leur mode de vie s’exprime la volonté de parler d’ici et maintenant. Là où Calvino installait son personnage au XVIIIe siècle, c’est au présent que la narration prend place et dans une réflexion qui est celle de notre temps. Lorsque Cosima se bat pour libérer les escargots que sa mère, ersatz de militaire au vocabulaire martial et à l’accent autrichien, élève pour les cuisiner, c’est à un éloge de la lenteur qu’elle se livre, dans un monde où la vitesse et l’immédiateté sont la règle.
À travers l’arbre dans lequel elle trouve refuge, elle s’élève contre les forêts qu’on détruit – et l’image du désastre écologique de l’Amazonie surgit à l’esprit. Lorsqu’elle évoque les espèces dont les noms ont aujourd’hui un parfum d’exotisme – chênes rouvres, charmes, hêtres, épicéas – et dont les appellations chantent à l’oreille, les senteurs oubliées de la nature remontent à la mémoire.
Et lorsqu’elle regarde de haut l’agitation vaine des adultes et partage sa liberté avec les oiseaux, c’est notre société qu’elle interroge, avec son agitation aussi frénétique que vaine et ses notions de « propriété » qui divisent les hommes. Quant à la mort des arbres, elle offrira le moyen d’évoquer délicatement, à travers ce bais, la question de la mort et du deuil, un sujet souvent difficile à aborder avec les enfants.
Le plein air, un pari risqué
Jouer hors les murs, avec ce cahier des charges, n’est pas chose aisée. Pour chaque lieu où tourne le spectacle, il convient de rechercher le site où il pourra se tenir et, en premier lieu, l’arbre qui hébergera la jeune Cosima, qui devra avoir une ramure suffisamment développée et étendue pour permettre à l’actrice qui l’interprète de grimper dessus et de se déplacer pour jouer.
C’est dire que, pour chaque lieu, une adaptation de la mise en scène et du jeu sont nécessaires. Les comédiennes et comédiens – ils sont trois équipes de quatre à assurer les représentations en alternance – doivent, pour chacun des lieux, revoir leur jeu en fonction de l’arbre mais aussi de son environnement, ce qui ajoute un niveau de difficulté Le choix du plein air, sans sonorisation ni éclairage, exige aussi d’eux une technique très particulière pour imposer leur présence. Leurs entrées et sorties sont aussi fonction de l’environnement et l’arbre et des éventuels bosquets qui s’y trouvent. Les conditions climatiques – le spectacle se déroulant en plein air – achèvent de corser l’affaire en ajoutant leurs aléas : le froid, le vent, la pluie.
Une partition chorale placée sur le terrain du jeu
Si une seule comédienne incarne Cosima, tous les autres rôles sont pris en charge par les trois autres interprètes, qui jouent tous les personnages : les amis de la petite fille, la mère, le père, distrait et absent, le petit frère angoissé de se retrouver seul face aux parents. Ils entameront aussi bien un hymne cocasse aux diktats de la vie moderne – une voiture, un emploi stable, une attitude responsable – qu’ils se feront les complices de la petite fille, les bruiteurs à vue d’un jeu d’engrenages en s’aidant d’un dérailleur de vélo ou les musiciens qui assurent, par exemple, l’accompagnement de chants d’oiseaux des occupants des arbres.
Quelques artifices cocasses complètent la présence revendiquée de la fabrique théâtrale tels ces arrosoirs en hauteur qui déversent leur contenu en simulant la pluie. Nous sommes dans le domaine du jeu, du faire semblant, familier aux enfants et ceux-ci le perçoivent bien, interagissant parfois avec les interprètes, commentant, réagissant à leurs propos.
Quant aux références livresques citées dans le spectacle, elles offrent aux comédiens l’occasion de poser de manière ludique la question de la fidélité du spectacle au roman et d’intégrer dans leur récit d’autres références à des textes militants relatifs aux arbres, romanesques ou documentaires, tels l’Arbre monde de Richard Powers, qui évoque la radicalisation d’un groupe d’individus dans les grands arbres de l’Amérique du Nord ou la protestation de Butterfly Hill, une militante américaine qui vit perchée dans un séquoia deux ans durant pour lutter contre l’arrachage des arbres.
Au-delà d’une certaine juvénilité et de la simplification du jeu, accentuée par les conditions de la représentation et sa nécessaire allure de « bricolage », la formule fonctionne. Au final, les enfants sont enchantés par cette vision iconoclaste de l’univers des grandes personnes et par cette rencontre, enfin, d’un des leurs qui dit : « Non ! ». Et c'est réjouis qu'ils repartent avec un numéro de l’Escargot libéré qui clame haut et fort « On veut des forêts, pas des faux rêves ! »
Perchée , d'après Le Baron perché , d' Italo Calvino , trad. française Martin Rueff (Gallimard)
SAdaptation et mise en arbre Mathias Brossard en collaboration avec les interprètesSAvec quatre interprètes (en alternance) Diane Albasini, Alenka Chenuz, Cécile Goussard, Magali Heu, Arnaud Huguenin, Jean-Louis Johannides, Lara Khattabi, Jonas Lambelet, Loïc Le Manac'h, Chloë Lombard, Mélina Martin, Margot Van Hove SCréation musicale Alexandre Ménéxiadis SCréation costumes Marie Romanens Apports scénographiques et constructions Mathilde Aubineau SIllustrations et conception du fanzine Alice Barbosa SAssistanat et dramaturgie Piera Bellato SRégie générale et logistique Achille Dubau SRéférent technique escalade dans les arbres Xavier Dejoux SChargée de production et de diffusion ISKANDAR – Marianne Aguado SConception graphique du dossier www.rr.report – Raphaël RehmS Production La Filiale Fantôme × Collectif CCCS Coproduction Théâtre Am Stram Gram - Genève, Château Rouge - Annemasse, Théâtre Vidy-LausanneS Partenaires Comédie de Genève, Scènes Croisées de Lozère, Fabrique théâtrale du Viala Soutiens Loterie Romande, Ville de Lausanne, Pro-Helvetia - Fondation suisse pour la culture, Fondation Caris, Fondation Ernst Göhner, Fondation Leenaards, Canton de Vaud, Fondation SIS, Pour-cent culturel Migros (en cours)S Spectacle créé dans le cadre du projet ACT - Art en Coopérative Transfrontalière, soutenu par le programme Interreg France – Suisse , cofinancé par l'Union européenne, par la République et canton de Genève, et par le Canton de VaudSCréation mai 2025SDurée 1h15 Spectacle tout public à partir de 9 ans
9, 10, 11, 16, 17 mai 2025 à 19h, le 18 mai à 17h. Scolaires, 9, 12, 13 mai à 14h
À Vandoeuvres - Parc de la Mairie - Route de Vandoeuvres 104 (CH).
Planning de création et de tournée
Avril 2024 : Résidence collective d'écriture de l'adaptation à Genève et Lausanne
9 au 19 juillet 2024 : Répétitions en Lozère (accueil des Scènes Croisées de Lozère )
2 au 13 septembre 2024 : Répétitions à Annemasse (accueil de Château Rouge )
21 avril au 4 mai 2025 : Répétitions à Genève (accueil du Théâtre Am Stram Gram )
2 et 3 mai 2025 : Création à Lausanne avec le Théâtre Vidy-Lausanne
5 au 18 mai 2025 : Représentations à Genève avec le Théâtre Am Stram Gram et la Comédie de Genève
4 au 7 juin 2025 : Représentations à Lausanne avec le Théâtre Vidy-Lausanne
28 juin 2025 : Représentation au Pont de Montvert avec les Scènes Croisées de la Lozère
30 septembre au 3 octobre 2025 : Représentations à Annemasse avec Château-Rouge
Sur le projet ACT, voir notre article https://www.arts-chipels.fr/2025/05/act.rendre-les-frontieres-poreuses-pour-laisser-passer-l-art.html