11 Mai 2025
Sur un texte de Guillaume Poix, Lorraine de Sagazan met en scène les dérives de la comparution immédiate. Entre documentaire et parodie, huit comédiens et un cheval nous emmènent au royaume d’une justice aveugle, à la balance déréglée et au glaive tranchant.
Sans autre forme de procès
Léviathan est le troisième volet d’un cycle conçu par Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix à partir d’entretiens menés auprès de quelque 400 personnes sur les manques de notre société et les réparations possibles. La Vie invisible s’intéressait aux non-voyants, Un sacre questionnait le rituel du deuil et la place de la mort. Aujourd’hui, en évoquant le monstre de la Bible, les artistes règlent son compte à la justice expéditive que constitue la comparution immédiate – nommée autrefois flagrant-délit – qu’ils qualifient de « scandaleuse » : « La première fois que j’ai assisté à une audience, ça a été un choc, un honte absolue ! », dit la metteuse en scène qui, avec son équipe, a fréquenté tribunaux et prisons, interrogé avocats, magistrats, prévenus et détenus pour préparer le spectacle.
Bien que les audiences soient publiques, peu de personnes s’intéressent à cette procédure rapide – inconstitutionnelle dans plusieurs pays d’Europe – qui permet de faire juger un prévenu dès la fin de sa garde à vue. La journaliste Dominique Simonnot nous avait déjà alertés sur la question dans ses rubriques du Canard enchaîné et de Libération, puis avec sa pièce : Comparution immédiate : une justice sociale ? Dans ses publications, elle évoque ces procès « menés presque en dehors des règles » qui sont pourtant les plus courants et aboutissent à de nombreuses condamnations : « Aujourd’hui, premières pourvoyeuses de cellules, les comparutions immédiates sont le reflet lugubre d’une "justice à deux vitesses", une justice de classe. »
Ce sont les plus démunis que l’on trouve dans ces tribunaux. Ici, trois procès nous sont restitués, tous inspirés de faits réels. Un jeune paumé, interpellé sur une moto sans casque ni permis de conduire, est envoyé en prison pour récidive, alors que son délit ne mériterait qu’une amende. Un SDF qui, sous l’effet de la colère, a menacé de brûler la tour Eiffel et détient un poing américain pour se défendre dans la rue, prend six mois ferme pour menace terroriste. Une jeune mère, arrêtée pour vol de vêtements d’enfant, s’écroule en plein prétoire : elle a perdu la garde de sa fille au profit du père soupçonné de violences sexuelles sur la gamine. La juge s’estime incompétente en la matière et botte en touche.
Le cirque du tribunal
Malgré le sujet, Lorraine de Sagazan s’éloigne de la forme documentaire. Elle transpose le tribunal dans un espace circulaire jonché de terre, surmonté d’un dais orangé et ceint de rideau translucides. Cet élégant chapiteau de toile légère pour rituel judiciaire respire, soupire au rythme d’une musique souvent écrasante et du délitement progressif de la cour et des inculpés. Allant et venant de la scène à la salle, magistrats et avocats, visages moulés dans du latex, corps drapés dans leurs robes noires, errent, fantomatiques, sur le plateau embrumé, raides comme des mannequins de cire. Leurs gestes saccadés caricaturent le semblant de justice rendu sous nos yeux.
Dans ce mauvais rêve, les prévenus ont la figure brouillée par des résilles ; leurs traits s’effacent, leur corps s’affaisse. Ils comparaissent déjà laminés par le travail d'usure physique et psychologique commencé par les policiers. Il ne reste plus, de ces silhouettes anonymes, que des voix brisées, confuses, qui ont peine à se faire entendre, entre les déclarations péremptoires de la juge, les accusations agressives du procureur et les plaidoiries gesticulées des avocats. Ils sont désemparés, n’ont pas les mots, d'autant qu'on ne leur a pas donné les moyens ni le temps de mettre en place une stratégie de défense, avec des avocats commis d’office. Ils deviennent littéralement l’ombre d’eux-mêmes, étreignant des pantins à leur effigie : image qui n’est pas sans rappeler l’esthétique d’un Tadeusz Kantor. Ces poupées de chiffon viendront grossir les rangs des accusés dans le prétoire. En revanche les images vidéo, projetées en fond de scène, reflets de leur délabrement physique et mental, nous ont semblé un peu redondantes.
Du réel à la fiction théâtrale
Le seul visage que l’on voit à découvert est celui de Khallaf Baraho, un acteur amateur rencontré dans une association d’anciens détenus. Il assiste aux différents procès et prend plusieurs fois la parole, face au public, pour replacer la pièce dans le contexte de l’appareil judiciaire et à l’aune de sa propre expérience. « Il est le témoin et le garant de notre récit, dit Lorraine de Sagazan, car il a vécu plusieurs comparutions immédiates. » Il raconte les prévenus entassés dans un box comme du bétail, l’odeur des corps à l’issue de la garde à vue, le manque de sommeil qui brouille les idées...
Pris les uns et les autres dans cette mise en scène carnavalesque du réel, les acteurs, tous remarquables, voient entrer sans surprise un cheval qui déambule librement parmi eux. Cette présence incongrue, qu’ils ignorent plus ou moins, fait écho aux pratiques de médiation équine en milieu carcéral évoquées dans le texte et censées faciliter la réinsertion des détenus.
Symbole de justice au Moyen-Âge, l’animal fait aussi référence, pour l’équipe artistique, au cheval qui, dans une rue de Turin, battu par son cocher, aurait provoqué la folie de Nietzsche. Chacun pourra se raconter sa propre histoire sur cette apparition surréaliste, qui finit par se fondre dans le paysage et s’intégrer naturellement dans le jeu des comédiens. Toujours est-il que ce soir-là la bête a dévoré le code pénal !
Vers une justice alternative ?
Expéditive, la justice l’est vraiment ! Un chronomètre géant s’affiche sur l’écran en fond de scène, mesurant le temps de chaque séquence. Les audiences durent en moyenne une vingtaine de minutes (à Marseille, des records ont été atteints dans le minimalisme avec des audiences de 6 minutes) et aboutissent à un jugement définitif, et souvent à un mandat de dépôt. Dans des tribunaux surencombrés, la justice n’a plus les moyens d’être rendue et, dans le contexte des politiques ultra sécuritaires menées actuellement, le système judiciaire, organisé selon une logique police-tribunal-punition dysfonctionne. Il ne réinsère pas et produit de la récidive.
C’est ce que vient nous dire Khallaf Baraho, en guise de conclusion. Il évoque des alternatives : un droit restitutif plutôt que répressif, qui mettrait la victime au cœur de la procédure judiciaire, en prenant le temps de comprendre les raisons d’un délit ou d’un crime pour éviter la récidive. Il ajoute que sa dernière comparution immédiate n’a duré, montre en main, que 16 minutes et 24 secondes, puis il se tait. Le chronomètre se met en marche, égrenant les secondes ; les comédiens s’esquivent. Les spectateurs se trouvent plongés dans un long silence, face au narrateur. À eux de juger.
Qui entendra ces femmes et ses hommes en perdition ? « Ce que je pense c’est qu’en France/ il y a/ des lois », dit le SDF épuisé : « J’ai fait quarante-huit heures de garde à vue/ on aurait dû/ m’interroger/ on ne l’a pas fait. »
Ce Léviathan, où le visuel l’emporte sur le démonstratif, où le grotesque dénonce l’absurdité et l’invalidité d’un système qui tourne à vide, s’accompagne d’un volet militant. Il pose, en filigrane, la question de modèles alternatifs, un chantier qu’ouvre l’équipe artistique en organisant, dans les lieux où se joue le spectacle, des conférences avec des chercheurs, des professionnels de la justice et d’anciens prévenus. On propose au public d’assister à des comparutions immédiates. Et à Paris sont programmées des performances, sur le parvis du Palais de Justice, à deux pas des Ateliers Berthier...
Léviathan
S Texte de Guillaume Poix S Conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan S Dramaturgie Agathe Charnet, Julien Vella S Scénographie Anouk Maugein en collaboration avec Valentine Lê S Lumière Claire Gondrexon en collaboration avec Amandine Robert S Son Lucas Lelièvre en collaboration avec Camille Vittré S Musique comparution chantée Pierre-Yves Macé S Chorégraphie Anna Chirescu S Vidéo, cadrage Jérémie Langlois et Mirabelle Perot S Masques Loïc Nebreda S Perruques Mityl Brimeur S Mise en espace cheval Thomas Chaussebourg Bernaert S Conception et création costumes Anna Carraud assistée de Marnie S Travail vocal Juliette de Massy S Assistant à la mise en scène Antoine Hirel S Avec Khallaf Baraho (le témoin), Jeanne Favre (l’avocate du « SDF », la « voleuse »), Felipe Fonseca Nobre (le « régleur », l’avocat de l’association le Cœur tranquille), Jisca Kalvanda (la mère du « régleur », l’avocate de la Policière et de la « voleuse »), Antonin Meyer-Esquerré (le procureur), Mathieu Perotto (un avocat, le « SDF »), Victoria Quesnel (la présidente du tribunal), Eric Verdin (l’avocat du « régleur », le directeur de l’association le Cœur tranquille, le surveillant pénitentiaire) et le cheval Oasis S Production La Brèche ; La Comédie de Saint-Étienne – CDN S Coproduction TGP – CDN de Saint-Denis, Odéon – Théâtre de l’Europe, Académie de France à Rome – Villa Médicis, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Comédie de Reims – CDN, Comédie de Béthune, Théâtre Dijon-Bourgogne – CDN, Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, Festival d’Avignon, Théâtre national de Bretagne, La Passerelle –Scène nationale de Saint-Brieuc, Théâtre du Beauvaisis, L’Azimut - Antony I Châtenay Malabry, CDN de Normandie-Rouen, Scène nationale 61 (Alençon) S Durée 1h45
Du 2 au 23 mai 2025
Ateliers Berthier-Odéon théâtre de l'Europe 1 rue André Suares, 75017 Paris
Questions de justice du 10 au 17 mai / Berthier 17e
Lorraine de Sagazan et la Ligue des droits de l’Homme proposent plusieurs manifestations pour sensibiliser au fonctionnement du système judiciaire et aux droits élémentaires : conférences, performances, accompagnement à une comparution immédiate au Tribunal de Paris...
Rencontre en partenariat avec mk2 Institut mardi 20 mai – 19h30 / mk2 Odéon St Germain : Quand les artistes s’engagent avec Lorraine de Sagazan, metteuse en scène. Projection du film Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras, avec Nan Goldin (2h07), suivie d’un débat.
TOURNÉE
7 juin 2025 – Klaipedos Dramos Teatras (Lituanie)
2025/2026 La Criée – Théâtre national de Marseille, Théâtre Dijon-Bourgogne, Palais des Beaux-Arts de Charleroi (Belgique), Théâtre du Beauvais, L’Espal – scène nationale du Mans, Comédie de Béthune, Comédie de Clermont-Ferrand