11 Mai 2025
Marie Torreton donne voix au témoignage poignant de Charlotte Delbo, survivante des camps de la mort nazis. La comédienne nous adresse un hymne à l’amitié et à l’art, au nom des millions qui n’en sont pas revenus.
Une mémoire vive
Charlotte Delbo (1913-1982), communiste et résistante, alors assistante du metteur en scène Louis Jouvet, est arrêtée et déportée à Auschwitz-Birkenau en janvier 1943 dans le convoi dit « des 31000 », qui comprend 230 femmes, résistantes pour la majorité, dont elle sera l’une des 49 rescapées. Elle doit son salut, en partie, à son transfert au camp de Ravensbrück en janvier 1944. Libérée en avril 1945, elle n’a de cesse, dès son retour, d’écrire pour témoigner : « Auschwitz est si profondément gravé dans ma mémoire que je n’en oublie aucun instant. Auschwitz est là, inaltérable, précis, mais enveloppé dans la peau de la mémoire, peau étanche qui l’isole de mon moi actuel », note-t-elle.
Marie Torreton puise dans plusieurs de ses livres pour retracer la descente aux enfers de Charlotte Delbo, depuis son arrivée au camp, jusqu’à sa libération par la Croix-Rouge. Sous la direction de Vincent Garanger, elle restitue les textes de la résistante déportée, restant toujours au bord de l’émotion et sans verser dans le pathos. Les mots sont précis, pesés avec justesse, ils disent les choses terribles qu’elle a vécues et dont elle a été le témoin : la faim, la soif, le froid pendant les longues attentes de l’appel du matin, la violence indifférente des kapos, « la folie comme dernier espoir » et la mort partout. Éclats, fragments de mémoire, ils disent aussi la volonté de vivre, malgré tout, dans une langue qui coule, limpide et drue.
Un récit collectif
« Au début nous voulions chanter », ainsi commence le spectacle. Charlotte Delbo parle au nom de ses compagnes qui découvrent Auschwitz avec elle. Celles qui vont l’aider à tenir, Viva, Carmen, Lulu et d’autres dont beaucoup ne reviendront pas. Marie Torreton raconte cette camaraderie à travers quelques épisodes où les femmes s’entraident, partagent, et accompagnent les mourantes de gestes et de paroles tendres. La comédienne sait trouver la bonne distance quand elle évoque les pensées intimes de Charlotte, les moments où elle flanche, ceux où elle s’accroche grâce à l’humanité qui habite encore ses amies, alors qu’elles peinent à survivre dans le royaume du mal.
On se souviendra de l’épisode où, taraudée par la soif, elle se rue sur un seau d’eau, apporté en catimini pas une codétenue, et s’y abreuve à la manière d’un cheval. Le récit de la mort de Sylviane, qu’on ne reconnaît plus qu’au bleu particulier de ses yeux, est un moment poignant de littérature. On se rappellera aussi la comédienne, assise parmi le public, devant la représentation fantôme du Malade Imaginaire de Molière que les femmes ont réussi à monter avec affiche, décor et costumes : « C’était magnifique, parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru. C’était magnifique parce que Lulu est une comédienne-née. »
L’art est d’un grand secours pour la femme de théâtre qu’elle était. Elle apprendra Le Misanthrope par cœur pour se le réciter, en entier, à l’appel. Se souvenir de 57 poèmes lui permet de tenir, en son for intérieur, et de ne rien oublier. « Nous étions ivres d’Apollinaire et de Claudel/ vous souvient-il ? ma mémoire s’en est allée/ et nos ivresses anciennes/ Apollinaire et Claudel meurent ici avec nous. » C’est dans une strophe de La Maison des morts d’Apollinaire (Alcools) que Charlotte Delbo a choisi le titre de l’un de ses premiers ouvrages : Aucun de nous ne reviendra.
Une adresse aux vivants
« Essayez de regarder. Essayez pour voir ! », nous enjoint Marie Torreton. La comédienne raconte, décrit mais, à l’instar de Charlotte Delbo à ses lecteurs, elle demande souvent aux spectateurs d’imaginer l’inimaginable, l’indicible. « Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique. », affirme Charlotte Delbo.
Primo Levi avait trouvé un soutien dans son « intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre […], mais de survivre dans le but précis de raconter les choses » (Appendice à Si c’est un homme, 1976). De même, Charlotte Delbo se jure, tout au long de sa détention, de faire connaître ce que les déportés ont subi : « Ô vous qui savez/ Saviez-vous que la faim fait briller les yeux/ que la soif les ternit/ Ô vous qui savez/ Saviez-vous qu'on peut voir sa mère morte/ et rester sans larmes/ Ô vous qui savez/ Saviez-vous que le matin on veut mourir/ que le soir on a peur/ Ô vous qui savez/ [...] / Saviez-vous que la souffrance n'a pas de limite/ l'horreur pas de frontière/ Le saviez-vous/ Vous qui savez. »
Et pour conclure ces anaphores fiévreuses, un peu ironiques, la comédienne, reprenant la Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants, nous envoie un dernier message au nom de celle qu’elle a incarnée avec justesse et modestie : « […] ce serait trop bête à la fin alors que tant sont morts, que vous viviez sans rien faire de votre vie. » Revenue des camps, Charlotte Delbo est restée une femme engagée, notamment contre la guerre d’Algérie. Il faut entendre cette leçon de vie.
Prière aux vivants. Textes de Charlotte Delbo
S Adaptation et interprétation Marie Torreton S Mise en scène Vincent Garanger S Lumière Christian Pinaud S Son Boris Boublil S Production Scala Productions & Tournées S Durée 1h10
Du 1er avril au 24 juin 2025
La Scala, 13 boulevard de Strasbourg Paris 10e, les mardis à 19h15
Textes de Charlotte Delbo : Les Belles Lettres, Les Éditions de Minuit, 1961 ; Le Convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 ; Aucun de nous ne reviendra, Editions Gonthier SA Genève, rééd. Les Éditions de Minuit, 1970 ; Une connaissance inutile, Les Éditions de Minuit, 1970 ; Mesure de nos jours, Les Éditions de Minuit, 1971, 1994 ; Auschwitz et après (qui rassemble Aucun de nous ne reviendra, Une connaissance inutile et Mesure de nos jours)