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Arts-chipels.fr

L’écriture ou la vie. Passage de témoin.

Phot. © Hiam Abbass

Phot. © Hiam Abbass

Pris en charge par de jeunes Français et Allemands, le texte de Jorge Semprún, qui mêle ses douloureux et insoutenables souvenirs de Buchenwald au poids de mort dont ils pesèrent dans son écriture et dans sa vie, rencontre un double devoir de réflexion et de mémoire.

Ils sont un groupe qui se dessine en ombre chinoise derrière un rideau. Ils arpentent le sol. Au milieu d’eux, une femme à genoux tend ses bras vers le public. Pour se montrer en victime ? Se raccrocher ? Pour dire ? Bientôt tous passeront de l’autre côté pour se placer face au public. Un bloc compact, garçons et filles ensemble, de toutes couleurs et d’origines diverses, unis dans un même mouvement, rassemblés dans une même solidarité.

Ils sont venus évoquer l’Écriture ou la vie, le texte de Jorge Semprún écrit en 1987 et publié en 1994 qui parle de son retour à Weimar et de sa visite au camp voisin de Buchenwald où il fut interné, quarante ans auparavant. Il raconte le site désert, les oiseaux, l’absence des fumées du crématoire et de leur odeur, et pourtant l’omniprésence de toutes ces morts, d’hier et d’aujourd’hui, portées par les totalitarismes. Sous le mausolée édifié en RDA ne se trouvent pas seulement symboliquement les juifs exterminés mais aussi les milliers de victimes du stalinisme. Aujourd’hui, alors que les derniers survivants s’éteignent, que le temps dresse un rideau de fumée sur l’Histoire, il faut passer le témoin. Et les jeunes gens présents sur la scène sont là comme une conjuration afin que nul n’oublie. 

Se souvenir de l’horreur

Semprún évoque sa difficulté – et celle de tous les survivants des camps – à dire l’indicible, leur angoisse de ne pas être crédibles, la culpabilité d’avoir été « sauvés » quand tant d’autres sont morts. Statues de sel de la désespérance, les jeunes, mains posées sur les genoux, assis ou debout, immobiles, font remonter ce temps où l’on partage la mort « comme un morceau de pain ». L’auteur fait revenir les silhouettes de ses compagnons des Brigades internationales en Espagne, rappelle Paul Celan qui ne résistera pas au poids de la mémoire et choisira le suicide dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, ou le témoignage d’un Polonais venu d’Auschwitz, pris dans les Sonderkommandos, ces « unités spéciales » composées de prisonniers, juifs pour la plupart, qui triaient les effets personnels des juifs et détruisaient les cadavres, ou la descente vers la mort de son camarade, le sociologue Maurice Halbwachs.

C’est en allemand et en français, les deux langues alternant dans un récit énoncé face au public, que s’expose le texte, évocation orale d’un même contenu porté par deux voix différentes, deux langues différentes, pour mettre en commun le même propos.

Phot. © Hiam Abbass

Phot. © Hiam Abbass

L’expérience du mal radical

Ce que Semprún rapporte n’est pas seulement l’expérience des camps, les humiliations, les coups, la torture, les chiens, la maladie, la faim, c’est aussi le dépassement de l’horreur pour atteindre et comprendre le mal qui en est la source. Un mal qui n’est pas l’affaire de quelques-uns mais un des projets possibles de l’humanité, l’une des contingences de cette humanité, qu’il convient de combattre. Témoigner, c’est dresser une barrière, mettre en garde. Ces jeunes, en français mais aussi en allemand et en italien, exprimeront, en groupe, leur unité en se faisant l’écho du même texte. Ils reprendront en chœur la chanson de Barbara, Göttingen, inspirée par le séjour de la compositrice et chanteuse dans cette ville, entamée en Allemagne avant d’être achevée à Paris. Un hymne à la paix qui clame que « […] les enfants ce sont les mêmes/ À Paris ou à Göttingen ».

L’écriture et son pouvoir de mort

Jorge Semprún n’oublie jamais qu’il est écrivain. Il cite Baudelaire et se remémore Goethe et la maison de Weimar où le poète, penseur et romancier écrivit la plupart de son œuvre, rapprochant ce voisinage artistique et humaniste de la déshumanisation de Buchenwald.

Semprún expose la manière dont il se trouve pris au piège, en tant qu’écrivain, dans la machine de l’écriture. Au contraire de Primo Levi qui, avec Si c’est un homme, utilise l’écriture comme le moyen de se sauver et de se remettre à vivre, Semprún déclare : « J'étouffais dans l'air irrespirable de mes brouillons, chaque ligne écrite m'enfonçait la tête sous l'eau comme si j'étais à nouveau dans la baignoire de la villa de la Gestapo à Auxerre. Je me débattais pour survivre. J'échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence ; si j'avais poursuivi, c'est la mort qui m'aurait rendu muet. » Reprendre pied dans la vie ne pouvait se faire pour lui qu’en assumant l’oubli. Il le trouvera dans les yeux d’une femme, qui le sépare de son passé pour le vivre au présent. Cette difficulté explique que, remanié maintes et maintes fois, l’Écriture ou la vie ne verra le jour que bien des décennies après.

Phot. © Hiam Abbass

Phot. © Hiam Abbass

Un plaidoyer pour une civilisation nouvelle

En dessinant de monter ce texte avec des jeunes de Bourges, Clichy-sous-Bois, Weimar et Berlin, Hiam Abbass et Jean-Baptiste Sastre, qui ont déjà à leur nombre actif de spectacles engagés dans le sens des laissés pour compte du monde entier, à New York ou San Francisco, à Berlin, Paris ou Naplouse, et un triptyque sur les défis de la société moderne à partir de textes de Georges Bernanos, Simone Weil ou Charles Péguy, plaident pour la naissance d'une société où se tisseraient des liens entre les générations et les territoires, où s'opérait un changement de regard au travers du rôle de la littérature.

La mise en scène de l'Écriture ou la vie revêt, de ce fait, une importance symbolique. D'abord en raison de la réunion, dans un même projet mûri près d'une année durant, de quinze jeunes Françaises et Français et de seize jeunes Allemandes et Allemands. Ensuite en les dotant d'une responsabilité collective pour l'avenir passant par des outils pour décrypter l'époque. Au cours des ateliers qui les ont rassemblés, dans lesquels le dialogue a joué un rôle fondamental, ils ont été responsables, amenés à prendre en charge la scénographie, l'interprétation, l'organisation et la mise en scène de ce texte. Et si la création théâtrale qui en est issue ne « rentre » pas dans les créneaux habituels du jugement critique par rapport à un spectacle, c'est que l'essentiel est ailleurs. Il est dans l'acte même, qui pose la prise en considération de l'autre et le dialogue, au travers d'une expérience artistique. Une ouverture sur la diversité bien nécessaire en cette période de réponse sur soi qui se manifeste un peu partout.

L'Écriture ou la vie. D'après l'Écriture ou la vie de Jorge Semprún (Gallimard, 1994)
Texte en allemand Eva Moldenhauer Traduction et adaptation du texte en allemand Laura Habe Adaptation et mise en scène Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass Avec des jeunes de France et d'Allemagne Kilian Betoulle Pigeat, Cynderella Billard, Lukas Blaukovitsch, Jamel Boujamaoui, Rudy Cabrita, Madani Diarra, Rami El Younchi, Jovana Eleni Engel, Sindy Faroche, Amélie Fischer, Cindy Gonçalves, Mohamed Hamdaoui, Logan Harb, Nele Hauser, Chiara Hoffmann, Kevine Kasongo Mangaya, Djaleel Labady, Mickaëla Lagarde, Käthe Maj Selma Lange, Robin Lange, Paulina Ludwig, Loïc Mas, Vita Mühleisen, Lene Oderich, David Paraschiv, Rime Rakib, Sabin Saeed Ritter, Katharina Rückert, Marieke Scholles, Carla Stein et Maïmouna Tirera Lumière Dominique Borrini Dessins Djaleel Labady Coordination artistique Gaye Siby et Claire Andries Administration et production Cédric Martin Production Châteauvallon-Liberté, scène nationale Coproduction Maison de la Culture de Bourges, scène nationale Coréalisation et accueil en résidence Théâtre du Soleil – Paris / Théâtre Maxime Gorki – Berlin Avec le soutien de l'Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ), de Covéa, de la Ville de Clichy-sous-Bois, du ministère de la Culture, de la Délégation Interministérielle de la Lutte contre le Racisme, l'Antisémitisme et l'Homophobie (DILCRAH), de l'Institut Français, de la fondation des Mémoriaux de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, du Centre EPIDE de Bourges-Osmoy, de la Mission Locale de Bourges, du Centre Français de Berlin, du Gangway et du Street College (Berlin), du Collectif solidaire des chênes et d'Orphéo (système de traduction simultanée) Remerciements à Jean-François Bernard, Luc Paquier, Emma van Rossum et au Conservatoire de Clichy-sous-Bois Durée 1h30 Dès 16 ans
Du jeudi 12 au dimanche 22 juin , mar.-ven. 20h, Sam. 17h, faible. 16h
Théâtre du Soleil Route du champ de manœuvre, 75012 Paris

TOURNÉE
2 & 3 novembre 2025 Maison d'Izieu
5
8 novembre 2025 Le Liberté, scène nationale – Toulon
9 & 10 février 2026 Maison de la Culture de Bourges
5 & 6 mai 2026 Le Cratère – Scène nationale d'Alès
Printemps 2026 (option) MuCEM – Marseille

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