15 Juin 2025
Dans le cadre de l’année France-Brésil, plusieurs troupes se produisent dans l’Hexagone, nous réservant des surprises. Les artistes que nous avons découverts au Transfestival de Metz, le mois dernier, étaient fortement engagés face à une société conservatrice, raciste, homophobe et écocidaire. Comme eux, les danseurs programmés à l’Atelier de Paris le 10 juin façonnent de nouvelles formes, métissées avec d’anciennes pratiques, afin de décoloniser les corps et leur inventer un avenir. L’art ici est un combat.
Monga corpo a fora, une Vénus freak
Jéssica Teixeira, en tenue d’Éve, exhibe son corps étrange : un cabaret décalé où la danse s’aventure entre grotesque et polémique pour questionner le regard de l’autre.
Une étrange exhibition
« Le fondamentalisme n’existe pas, la déforestation n’existe pas, le nazisme n’existe pas, le racisme n’existe pas, etc. Le réel existe », lit-on en boucle sur un prompteur qui transcrit ces paroles, diffusées en portugais, tandis qu’une chansigneuse sur un air de rock progressif, s’active à traduire ces litanies en langue des signes. La scène est filmée et projetée sur deux écrans latéraux, quand se profile, en contrejour, une silhouette difforme au masque simiesque. Jéssica Teixeira surgit du clair-obscur dans toute sa nudité. Elle commente les éléments du décor et nous présente son équipe : deux musiciens, les techniciens, la vidéaste, jusqu’à sa productrice, présente au bord du plateau, aux côtés de gobelets de cachaça à disposition du public. Dans cette ambiance festive, l’artiste annonce la couleur : il sera question de Monga. Surnommée la femme macaque, Julia Pastrana (1834-1860) fut, en raison de sa pilosité excessive et d’un corps contrefait, exhibée par son mari dans un de ces freak shows en vogue au XlXe siècle. Elle mourut en couches et son corps, ainsi que celui de son bébé, furent embaumés et présentés au public jusque dans les années 1970, avant que le gouvernement norvégien n'interdise cette exhibition et confisque les corps. En 2013, la dépouille de Julia Pastrana fut rendue à son village natal, au Mexique, pour y être enterrée. C’était une chanteuse, autrice et performeuse de talent, et Jéssica Teixeira lui rend hommage ici : « Sa trajectoire unique, son engagement et sa force, ont réveillé en moi l’envie de créer une œuvre sophistiquée, punk, dérangeante, mais aussi pleine de légèreté et d’humour. »
Voyeurs ou spectateurs ?
L’artiste fait de sa difformité la matière première de ses spectacles. Monga est son second solo après E.L.A. (2019) : « On m’a souvent fait sentir, parfois de façon brutale, que mon corps était ‘‘étrange’’, dit-elle. Alors, sur scène, je crée un espace où je renvoie cette étrangeté à celles et ceux qui me regardent. »
Passés le premier étonnement et la gêne occasionnée de voir dans le plus simple appareil son physique hors norme, sa nudité nous devient familière. Nudité dont elle fait une armure contre la curiosité malsaine que les monstres de foire sont censés provoquer. Loin d’être obscène, elle met le public à l’aise et, sur le mode de la plaisanterie, le fait entrer dans un jeu de miroir qu’elle lui tend. « Qui de vous est entier ? », demande-t-elle à l’encan, signifiant que chacun a sa petite – ou grande- blessure physique ou narcissique cachée. Ainsi, de voyeur, chacun est renvoyé à son intimité : qui n’a jamais ressenti de malaise face à sa propre corporalité ?
Le corps autrement
Jéssica Teixeira compte parmi les artistes qui contribuent à enrichir le langage scénique de leur différence. Après le danseur et chorégraphe allemand Raimund Hoghe (1949-2021), on a pu voir d’autres interprètes en situation de handicap. C’est le cas du champion de breakdance Junior Bosila (alias Bboy Junior), qui a surmonté les séquelles de la poliomyélite pour s’imposer dans le monde du hip-hop. Ou de Musa Motha qui, amputé de la jambe gauche, a virevolté autour de l'Obélisque de la place de la Concorde, aidé de ses béquilles, lors des Jeux Paralympiques de Paris. On vu aussi De Françoise à Alice, un duo orchestré par Mickaël Phelippeau, avec Alice Davazoglou, une jeune danseuse porteuse de trisomie 21. Monga contribue avec générosité, talent et malice, à déplacer la perception de la normalité dans nos sociétés.
Mandinga do futuro, danse de résistance
Puma Camillê mène le bal en compagnie de musiciens, chanteurs et danseurs. Un réjouissant carnaval trans où corps et musique tissent leur dissidence
L’artiste brésilienne conjugue ses racines multiples avec des formes d’aujourd’hui. Puisant dans la culture mandingue, elle organise une sorte de rituel autour duquel se rassemble une troupe hétéroclite. Bottines rouges à talons, tenue queer, Puma Camillê se lance dans des figures de capoeira mâtinées de voguing, tandis qu’une danseuse virevolte autour d’elle dans le pur style africain. Chacun de ses partenaires exécute son morceau de bravoure, nous offrant un cabaret politique drôle et festif. Quântika Alemeida Vieira chante sous les traits d’une mystérieuse femme voilée longiligne, avant de nous époustoufler avec des figures acrobatiques. Jhordan Lunarte cabriole entre danse urbaine et capoera, tandis que Diameyka Odara, au physique imposant de diva du gospel, prête sa voix profonde à l’ensemble, soutenu par Helle Simone, aux tambours, et DJ Kai Maistri, dont les compositions électroniques rappellent l’univers du ballroom.
L’esprit de communauté
Puma Camillê a mené, pendant quatre ans, des ateliers de danse au Centre LGBT de la ville de Campinas, dans l’État de São Paulo : « Avec Jhordan Lunarte, Tats Moranguinho et Quântika Alemeida Vieira, nous avons découvert la scène ballroom, portée par des corps dissidents, notamment des corps trans. Ce fut la naissance de la ‘‘capoeiravogue’’, mêlant cultures urbaines, traditions et modes de vie contemporains. » À la suite de cette expérience, elle a créé le Coletivo Capoeira para Todes, dont les artistes du spectacle font partie. Plus qu’un projet artistique, c’est un projet de vie communautaire. En tant que femme trans noire, à la tête de ce collectif, la chorégraphe entend donner voix aux personnes noires, trans/travestis et LGBTQIA+ en leur ouvrant des espaces d’expression fondés sur les capacités des corps à raconter des histoires et à formuler des revendications. La capoeira représente pour elle une forme de résistance, de rébellion à l’esclavage, à l’instar du voguing célébrant les identités queer à Harlem dans les années 1980.
Contreculture métissée
Tous musiciens, les artistes se produisent sur des compositions originales, inspirées de rythmes traditionnels afro-brésiliens et autochtones, souvent utilisés dans des rituels religieux. Entre tambours, consoles électroniques et berimbau (arc musical d’origine africaine, de la famille des cordes frappées), le spectacle, qui commence sur des rythmes doux, des instruments acoustiques, des voix délicates, monte progressivement en intensité avec des lumières rouges de boîte de nuit. Au final, le public est invité à rejoindre la joyeuse bande, sur un rythme de samba de terreiro. Difficile d’y résister.
Spectacles vus le 10 juin 2025, dans le cadre de June Events, du 3 au 20 juin 2025, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e T. 01 417 417 07
Monga Spectacle en portugais et langue des signes française, surtitré en français
S Direction, dramaturgie et performance Jéssica Teixeira S Direction artistique Chico Henrique S Direction musicale et musique Luma, Juliano Mendes S Direction technique et conception lumière Jimmy Wong S Direction de la vidéo, photographie opératrice caméra Ciça Lucchesi S Préparation du corps Castilho S Régisseur son Aristides Oliveira S Traduction française Michèle Ritz Rodrigues Nascimento S Production Corpo Rastreado S Réalisation Catástrofe Produções e Corpo Rastreado S Diffusion internationale Corpo a Fora e Farofa S Création 2025 S Durée 1h30 S À partir de 18 ans
TOURNÉE
27-28 juin, Cumberlandsche Bühne Theater Formen - Hanovre
3-4 juillet, Festsaal, Sophiensael, Berlin
8-10 juillet, Santarchangelo Festival, Santaarchangelo( Italie)
Mandinga do futuro
S Directrice artistique et performance Puma Camillê S Chant et production Quantika Alemeida Vieira S Performance Jhordan Lunarte S Chant Diameyka Odara S DJ Kai Maistri S Instrumentiste, régie son Helle Simone S Création de la Compagnie Puma Camillê (2025) S Durée 1h
TOURNÉE
13-15 juin 2025, Festival Rio Loco, Toulouse