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Arts-chipels.fr

Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer. Virginie Despentes dans l’inattendu.

Phot. © Didier Péron

Phot. © Didier Péron

On connaît de l’autrice sa parole acerbe et sa vision sans concession de notre société. On s’attend moins au message d’espoir qui sous-tend ce texte, traduit théâtralement et musicalement par Anne Conti, Rémy Chatton et Vincent Le Noan.

Une femme, la capuche rabattue sur la tête, se tient de dos dans les décombres de ce qui fut, vraisemblablement, un immeuble. Murs effondrés dont ne substituent que des vestiges de construction en parpaings, restes de cloisons portant encore des traces de papier peint qui jonchent le sol, visions de la fin d’un monde.

Côté jardin, deux musiciens se sont installés, le premier, Rémy Chatton, aux cordes (guitare et contrebasse), le second aux percussions. Sur un rythme rock saccadé et vigoureux, ils nous installent dans un présent qui touche au futur proche dans lequel est en train de sombrer notre société. La lumière, très directionnelle – des faisceaux lumineux qui trouent l’obscurité et découpent l’espace en ombres et lumières crues – renforce le caractère très punk du tableau et son atmosphère apocalyptique.

Phot. © Didier Péron

Phot. © Didier Péron

Un texte pour réfléchir aux dispositifs de violence et de contrôle des vivants

C’est à la demande de Paul B. Preciado, dit Beatriz Preciado, un chercheur, écrivain et réalisateur espagnol proche des mouvements féministes, queer, transgenre et pro-sexe, que Virginie Despentes rédige cette contribution au colloque organisé par Preciado au Centre Pompidou le 16 octobre 2020, à la sortie du premier covid, un séminaire performatif visant à écrire une nouvelle histoire de la sexualité, intitulé Cluster révolutionnaire. Virginie Despentes écrit alors un texte qui interroge les notions de frontière et de liberté et appelle à libérer les comportements de tous les carcans des dominations, personnels comme politiques. Une révolution des corps et des esprits qui passe par un apprentissage de la douceur et de l’écoute. C’est ce texte, non édité par décision de l’autrice, que reprend Anne Conti pour en faire un spectacle.

Phot. © Didier Péron

Phot. © Didier Péron

Dans les décombres d’une société en pleine déconfiture

Dans le tableau du « noir c’est noir », Virginie Despentes ne se contente pas de fustiger les responsables des coercitions en tout genre qui sévissent aujourd’hui – pouvoir politique, police, capitalisme, violences sexuelles, etc. –, c’est en nous-mêmes qu’elle nous pousse à chercher, dans les « dix mille keufs à l’intérieur », dans le « camp pénitentiaire […] avec des frontières de partout » que nous avons érigé. « Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure », clame-t-elle comme un leitmotiv qui revient en boucle dans le spectacle tandis qu’Anne Conti se lève pour nous faire face.

Comme à l’accoutumée, Virginie Despentes appelle un chat un chat et prend le mal à la racine tandis qu’Anne Conti shoote avec hargne dans les décombres et s’attaque au cadavre d’un sommier abandonné là. Il y a de la rage lorsqu’elle dénonce, au-delà de l’exploitation impitoyable des uns par les autres, le fait qu’elle est pensée, intégrée en nous comme inéluctable, hors de notre responsabilité. Elle s’élève contre notre sentiment d’impuissance et contre les barrières qu’on nous a fait « avaler » et que nous érigeons au nom d’une prétendue individualité. « La boucle dans laquelle je m’inscris est bien plus large que celle que ma peau définit. L’épiderme n’est pas ma frontière. Tu n’es pas protégé de moi, je ne suis pas protégée de toi. »

Phot. © Didier Péron

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Construire avec les ruines

Elle appelle à la révolte. « C’est le moment de se souvenir : on n’est pas obligés pour les armes, on n’est pas obligés pour la guerre, on n’est pas obligés pour la destruction des ressources, on n’est pas obligés de tenir compte des marchés. On n’est pas obligé pour le patriarcat. »

Collectivement nous pouvons. Non dans une révolution dénaturée qui imposerait d’autres règles, un autre pouvoir, mais dans une bifurcation qui passe au large et instaure une nouvelle « narration » collective à laquelle sont invités à participer même « le ministre violeur raciste […], la féministe surveillante d’une nouvelle prison […], la meute des tarés agressifs qui s’insurgent de ce que l’on oublie un peu vite l’importance de la testicule dans l’art […] et les harceleurs de merde ». Pour créer autre chose. La « contamination » de la liberté des uns par les autres et sa réciproque peuvent engendrer une révolution véritable. « Ce qui est immuable c’est que tout se traverse. Ce qui ne veut toujours pas dire que tout se vaut. »

Mais ce que Virginie Despentes veut transmettre à ce « nous » qui pourrait naître, ce « n’est plus ma honte, ni ma culpabilité, ni ma rage ni mes keufs intérieurs » mais bien la capacité de dire : « ‘‘tout est possible’’, à commencer par le meilleur. » Et le meilleur, c’est la douceur et la bienveillance, qui échappent aux doctrines « formatrices » et aux propagandes en tout genre. Une affaire de croyance, une foi en l’humanité qui tranche avec l’habituelle férocité lucide de l’autrice.

Phot. © Didier Péron

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Le texte comme une incantation

Il n’y a pas de trame « dramatique » dans ce monologue qui fonctionne comme une ritournelle obsédante dans laquelle reviennent sans cesse les mêmes motifs : les violences, l’oppression, les enfermements, mais aussi la part qu’on y prend et la traversée de soi par les autres et des autres par soi. Simplement un soliloque construit dans un mouvement de va-et-vient qui mène sans cesse un peu plus loin vers le plaidoyer du savoir vivre ensemble avec nos différences qui conclut le texte.

Les mêmes termes tournent en boucle et sur tous les tons, marquant crescendos et décrescendos, la violence ou son adoucissement. Une écriture vivifiante renouvelée à chacun des retours sur le tapis des même thèmes et dont la comédienne s’attache à marquer les modifications par son intonation, passant du monologue intérieur à la profération, de la constatation à la rage et à la colère. Jetée à la face des auditeurs-spectateurs, la langue explose, slamée sans l’être, en brèves coup-de-poing traversées de longues phrases élevées en spirale où l’utilisation de la première personne confronte le spectateur au « tu » et au « nous » qui l’incluent dans la boucle. Saisissante, elle nous entraîne à travers ce paysage fait de meurtres, de viols, de terrorisme, de féminicides et de violences contre soi que sont la toxicomanie ou l’alcoolisme vers l’amorce d’un ailleurs possible.

Phot. © Didier Péron

Phot. © Didier Péron

Du texte à la mise en scène : une osmose remarquable

Déconstruction-reconstruction, c’est sur ce mode que la mise en scène pense l’espace. Alors que la comédienne-metteuse en scène se dépouille, au fil du spectacle, de sa tenue « djeune » d’inspiration no future et se débarrasse de sa veste de survêtement à capuche pour évoluer tête et corps libres, dans le même temps elle reconstruit le monde. Des débris accumulés sur la scène émergera une autre planète, faite de plaques de placoplâtre assemblées, de parpaings empilés qui formeront une nouvelle colonne vertébrale pour ce monde que l’autrice appelle de ses vœux. Et ce nouvel univers, né des débris du vieux monde, dressé dans les cieux, s’éclairera sur scène de teintes multicolores aux motifs de nature.

La musique, elle aussi, épouse la pulsation du texte, son rythme et son contenu et se glisse dans le tempo de la parole. Punk, rock et violente dans le cri et l’anathème, elle abordera plus loin aux rives des mélodies douces où résonneront fortement des références à un ailleurs qui réconcilie passé et présent. Aux percussions, jouées à la main, à la mailloche ou aux baguettes, s’adjoindront le gong d’un gamelan indonésien, une ravane mauricienne, un bodhran irlandais, un talking drum nigérian, et la contrebasse viendra relayer les vibrations appuyées et frénétiques de la guitare pour donner toute sa profondeur à la mutation qui s’opère.

Accentuant encore davantage le mouvement du texte vers cette réconciliation appelée par les vœux de l’autrice, trois comptines traditionnelles – Kélé kélé, un chant arménien, Gula, un chant inuit, et Durmé durmé, un chant dans une langue espagnole ancienne –, pleines d’une douceur teintée de nostalgie, chantées par la comédienne, complètent et illustrent cette balade musicale aux quatre coins du monde qui donne au spectacle son universalité et s’inscrivent dans cette recherche d’une nouvelle innocence, incarnée et poétique.

Dans sa fusion réussie du texte, de la musique et de la mise en scène, Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer offre un bel appel à une fraternité et à une sororité à retrouver. Et, même si ce n’est pas le plus grand texte de Virginie Despentes, on aimerait croire à l’appel à la révolution qu’elle appelle de ses vœux, qui s’assortit de rêve, de joie et de douceur, « du côté d’une stratégie non productive, non efficace, non spectaculaire et que seule la ferveur permet d’embraser »…

Phot. © Didier Péron

Phot. © Didier Péron

Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer de Virginie Despentes
S Mise en scène Anne Conti avec la complicité de Phia Ménard S Avec Anne Conti, Rémy Chatton (contrebasse, guitare), Vincent Le Noan (percussions) S Assistance mise en scène Isabelle Richard S Création musicale et sonore Rémy Chatton et Vincent Le Noan S Création peinture et vidéo Cléo Sarrazin S Création lumière Laurent Fallot S Création son Phédric Potier S Création costumes Léa Drouault S Constructions Paul Étienne Voreux S Régie Lumière-vidéo Caroline Carliez S Patines et déco Fredérique Bertrand S Diffusion Margot Daudin Clavaud, Bureau Les envolées S Administration Magalie Thévenon et Laurence Carlier S Production In Extremis Drac Hauts-de-France, Région Hauts-de-France, Département du Pas-de-Calais, Pictanovo, Ville de Lille, Spédidam, Adami S Coproductions et/ou préachats Le Manège, scène nationale de Maubeuge La Barcarolle, EPCC Saint-Omer, L’Escapade, Hénin-Beaumont, Théâtre du Nord, CDN, Lille, Espace Culturel Jean Ferrat, Avion, Droit de Cité S Partenaires Compagnie Non Nova, Nantes, La Faïencerie, Creil, Le Millénaire, La Madeleine (59), La MAC, Sallaumines (62), Atelier Concept S Durée 1h

TOURNÉE
11 mars 2025 EPCC de St Omer - La Barcarolle, à 14h et 20h
20 mars 2025 Festival Hauts de France en Scène, Le Splendid - St Quentin à 20h30
24 avril, 14h30 & 25 avril 2025, 20h Maison de la culture et de la communication - Sallaumines
Du 5 au 26 juillet 2025 à 18h05, sf lun. Festival d’Avignon, LaScierie 15 Bd St Lazarre
6 février 2026 Espace Culturel Barbara - Petite-Forêt, à 20h

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