5 Avril 2025
De ce roman mosaïque qui, à travers quatre récits autour d’un même personnage, dresse le portrait d’un Sud dont les repères ont vacillé avant de s’effondrer, Séverine Chavrier tire une pièce-fleuve qui ajoute des couches à un ensemble déjà embrouillé.
Absalon, Absalon ! fait partie de ces romans qui abordent la question de la « nouvelle » Amérique née après la guerre de Sécession en se penchant sur le sort des vaincus. Paru la même année qu’Autant en emporte le vent, il en est le contrepied. Loin de la nostalgie de ce Sud idyllique du monde blanc sur fond chromo de belles façades à frontons et colonnades et de braves esclaves noirs qui montrent un attachement dans faille à leurs maîtres, c’est une autre vision que propose le roman : celui d’un pays marqué par une double faute, la confiscation des terres indiennes et l’implantation d’un pouvoir blanc assis sur l’esclavage, avec tous les excès que ce pouvoir contre nature occasionne. Loin du tournoiement des robes et des bluettes, c’est un monde dur, hanté par le thème de la « pureté » de la race blanche que Faulkner dépeint.
L’histoire d’un monde condamné au pourrissement et à la mort
L’histoire, c’est celle de Thomas Sutpen et de sa descendance. Un petit môme d’un coin de montagne en Virginie-Occidentale où « personne n'en possédait plus que son voisin, parce que chacun ne possédait que ce qu'il avait la force et l'énergie de prendre et de garder », qui apprend en émigrant que la quantité de biens que l’on possède et la couleur de sa peau sont les critères de la société. Il ambitionne alors de devenir l’un des plus riches planteurs du Mississipi et tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins. Sutpen avait eu un fils d’une première épouse qu’il avait répudiée parce qu’elle avait du sang noir dans les veines. Lorsqu’il se remarie, c’est avec une jeune fille de la société mississipienne, bien sous tous rapports, dont il a deux enfants, un fils et une fille, Henry et Judith, qui entretiennent une complicité plus que troublante, semi-incestueuse. S’ajouteront pour faire bonne mesure, le fait que son fils se toque, de manière trouble, d’un camarade d’université, Charles Bon, qui n’est autre que son demi-frère, qu’il envisage de marier à sa sœur autant pour lui-même que pour elle avant de l’assassiner, ce qui renvoie au personnage biblique qui donne son titre à l’œuvre. Non seulement la société sudiste est moribonde, mais ses rejetons portent en eux la même pourriture.
Un récit éclaté, porté par différents narrateurs
L’histoire des Sutpen est d’abord celle d’un récit de deuxième main, que quatre narrateurs rapportent, s’interrogeant sur la véracité de ce qu’ils racontent et sur la part d’imaginaire qu’ils y ajoutent. On trouve d’abord, à Jefferson (Mississipi), où vivait Thomas Sutpen, le récit de Rosa Coldfield, la belle-sœur de Sutpen que celui-ci veut épouser à la mort de sa femme pour lui donner une descendance et perpétuer la lignée. Ce témoignage, elle le fait à Quentin Compson que Rosa a convoqué pour l’écouter donner sa version et la transmettre à son tour. Lui répondra la version de Compson père. Puis la seconde partie fait place aux considérations de Quentin et de Shrevlin McCannon, son ami, étudiant comme lui à Oxford, qui reconstituent à leur tour une partie de l’histoire.
La complexité des niveaux du récit et le foisonnement baroque de cette parole qui s’échappe sans cesse et joue sur les interprétations possibles, Séverine Chavrier les traduit par un éclatement sur scène des différentes composantes. La maison de Thomas Sutpen devient miniature avec laquelle les personnages jouent aussi bien que décor dans lequel évoluent les personnages. La narration s’échappe pour laisser place à des personnages incarnés par des actrices et des acteurs qui viennent interférer dans le récit et Thomas Sutpen ressuscite d’entre les morts en sortant de son cercueil pour prendre la parole.
Une surmédiatisation du spectacle
Pour corser le tout, Séverine Chavrier surmédiatise l’ensemble qui représente cette insaisissable vérité en superposant en permanence des projections vidéo aux récits, tantôt en utilisant le gros plan alors que les personnages semblent perdus dans le décor ou presque invisibles, tantôt comme un contrepoint de ce que le spectateur identifie sur scène. Se référant à l'aventure du cinéma, médium inséparable de l'Amérique, elle ajoute, ce faisant, un niveau de complexité supplémentaire à une narration déjà touffue. Non seulement elle trouble encore davantage une histoire déjà embrouillée pour qui ne connaîtrait pas le roman, mais encore, à la fois, elle perturbe l’identification des acteurs sur scène et elle introduit un questionnement sur les raisons de cette présence vidéo permanente.
Une actualisation qui ajoute au trouble
Faulkner situe son roman dans une période qui va, grossièrement, des années 1820 à la fin de 1909, au moment où la maison est incendiée, mettant fin à la désastreuse histoire de la dynastie Sutpen. Mais Séverine Chavrier superpose à cette trame des réflexions issues de de son groupe d’actrices et d’acteurs afro-descendants. Une guerre congolaise contemporaine de la guerre de Sécession, des souvenirs familiaux de la traite transatlantique renvoient à la manière dont les interprètes s’approprient l’histoire. Et les deux voitures qui apparaissent sur scène, renvoyant à l’objet-fétiche du capitalisme moderne, échappent tout autant à la chronologie faulknérienne.
On pourrait multiplier plus encore l’empilement des signes qui cherchent soit à transposer l’esthétique faulknérienne, soit à actualiser le propos en l’enrichissant d’une vision contemporaine. Mais ce désir de mettre fin au continuum dramatique pour susciter la réflexion en multipliant les niveaux de lecture a pour conséquence qu’on finit par se perdre dans le labyrinthe. Si le spectacle donne envie de lire ou de relire Absalon, Absalon !, il suscite quelques découragements de spectateurs qui finissent par quitter la salle aux entractes. C’est dommage parce que tous ses éléments, pris séparément, ont leur intérêt…
Absalon, Absalon ! d’après William Faulkner S Traduction René-Noël Raimbault révisée par François Pitavy
S Adaptation et mise en scène Séverine Chavrier S Avec Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Alban Guyon, Adèle Joulin, Jimy Lapert (du 26 au 29 mars et du 4 au 11 avril) en alternance avec Deborah Rouach (25 mars et du 1er au 3 avril), Armel Malonga, Hendrickx Ntela, Kevin Bah « Ordinateur », Laurent Papot, Christèle Tual S Avec la participation de Maric Barbereau (28, 29 mars et du 4 au 9 avril) en alternance avec Remo Longo (du 25 au 27 mars et les 1er, 2, 3, 1 0, 11 avril) S Scénographie, accessoires Louise Sari S Son Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier S Lumière Germain Fourvel S Musique Armel Malonga S Vidéo Quentin Vigier S Cadreuse Claire Willemann S Costumes Clément Vachelard S Éducation des oiseaux Tristan Plot S Animalière chien Bogart Valérie Chavanon-Cinéanimal S Dramaturgie, assistanat à la mise en scène Eleonore Bonah, Maria-Clara Castioni, Marie Fortuit, Baudouin Woehl S Conseil dramaturgique diversité et politiques de représentation Noémi Michel S Assistanat à la scénographie Tess du Pasquier S Assistanat aux costumes Andréa Matweber S Conception de la motorisation de la voiture Vincent Wüthrich S Conception des poupées Chantal Sari S Direction de production Pauline Pierron S Production Pascale Reneau, assistanat à la production Elena Andrey S Équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Avec l’équipe technique de la Comédie de Genève Mateo Gastaldello, Sylvain Sarrailh, Mansour Walter S Lumière Thomas Rebou S Son Alizée Vazeille S Vidéo Gilles Borel S Costumes Karine Dubois S Conception et dessin Alain Cruchon, Gilles Perrier Serrurier Hugo Bertrand, Wondimu Bussy Menuisier Yannick Bouchex, Balthazar Boisseau, Mathias Brigger S Renfort construction Julien Fleureau S Construction des décors Ateliers de la Comédie de Genève
S Production Comédie de Genève S Coproduction Centre dramatique national Orléans Centre-Val-de-Loire, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Teatre Nacional de Catalunya (Barcelone), ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Bonlieu Scène nationale d’Annecy, Théâtre de Liège, DC&J Création, Festival d’Avignon S Avec le soutien de la Fondation Ernst Göhner (Zoug) S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S Remerciements Caroline Bonnafous, Judith Zagury, l’ensemble des équipes de la Comédie de Genève et du Centre dramatique national Orléans Centre-Val de Loire S Créé le 29 juin 2024 au Festival d’Avignon S Durée 5h (2 entractes compris, 1h40 / entracte / 1h20 / entracte / 1h20) Représentations surtitrées en anglais les 29/3 et 5/04
Du 26 mars au 11 avril 2025, mar.-sam. à 19h, dim. à 15h (sf lun.& 30/03)
Odéon – Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, Paris 6e www.theatre-odeon.eu
TOURNÉE 2025
Les 22 & 23 avril 2025 Centre dramatique national Orléans Centre-Val-de-Loire