17 Juin 2025
La troupe de la Comédie-Française, menée par Lilo Baur, s’amuse et nous amuse de ce huis clos policier où nombre de personnages ne sont pas vraiment ceux qu’ils disent être et où se dessine en creux un portrait critique de la société anglaise…
Tout le monde connaît Agatha Christie, la reine consacrée du roman policier, aussi prolifique que fantasque, l’autrice la plus traduite dans le monde. 66 romans, 154 nouvelles, 20 pièces de théâtre en environ 60 ans de carrière, c’est un joli score. Elle aurait, dit-on, trouvé sa vocation à la lecture du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux et a publié son premier roman policier, écrit durant la Première Guerre mondiale, la Mystérieuse affaire de Styles, en 1920. Hercule Poirot y fait son apparition. Il sera suivi plus tard par l’inénarrable Miss Marple, vieille fille malicieuse qui dame en permanence le pion à la police. L’autrice affectionne les huis clos, un pain béni pour le théâtre… Le cinéma, à partir des années 1950, ajoutera à sa renommée.
En 1926, le Meurtre de Roger Ackroyd en fait une figure majeure du roman policier. Et, coup de pub ou nécessité psychologique, en décembre, après la mort de sa mère qui coïncide avec la demande de divorce introduite par son mari, elle disparaît durant douze jours, se cachant sous le nom de la maîtresse de celui-ci. 15 000 bénévoles participent alors aux recherches pour tenter de la retrouver. Elle se remariera quelques années plus tard, en 1930, avec un archéologue de quinze ans plus jeune qu’elle, Sir Max Mallowan, dont elle dira avec humour : « Un archéologue est le meilleur mari qu’une femme puisse avoir ; plus elle vieillit, plus il trouve qu’elle prend de la valeur. » Cet humour, so British, traversera de part en part la Souricière, adaptation d’un mystère radiophonique créé en 1947 pour les quatre-vingts ans de la reine Mary. Montée en 1952, la pièce connaîtra un succès immédiat et durable – elle reste encore à l’affiche à Londres aujourd’hui.
Une auberge décalée
La scène dévoile une grande salle aux allures anciennes. Boiseries, fauteuils de cuir, colonnades de bois, une version cosy de demeure anglaise qui aurait pris quelques années d’âge. C’est le manoir de Monkswell. Au fond, une grande baie vitrée s’ouvre sur un paysage enneigé, alors que la neige continue de tomber. Elle s’engouffrera à chaque ouverture de porte côté cour, engendrant un ménage permanent pour l’éliminer qu'effectuera Giles, pour marquer l'absence d'aisance financière des hôtes.
Des portes situées de chaque côté et un escalier en font le lieu central de la demeure, par où entrent, passent et sortent tous les personnages, et le point nodal de l’action. Lorsque le spectacle commence, les hôtes de la pension, Mollie et Giles Ralston, commentent la situation. Ils ont nouvellement créé cette maison d’hôtes, ne roulent apparemment pas sur l’or et attendent des voyageurs dont on ne sait pourquoi exactement ils ont choisi de se réfugier là, au milieu de nulle part, dans une maison qui sera bientôt coupée du monde.
Une étrange assemblée de convives
Les personnages, très typés, qui font leur apparition ont de quoi surprendre. Alors que la radio, dans le salon, diffuse la nouvelle d’un crime mystérieux à Londres en donnant un signalement on ne peut plus vague du meurtrier, on découvre que nombre de personnages, Giles y compris, pourraient correspondre au très vague portrait fait par les témoins : une silhouette en manteau sombre, avec un chapeau et une écharpe, qui fait de chacun un assassin putatif.
Vont successivement entrer en scène Christopher Wren, qui porte le nom du concepteur de la cathédrale Saint-Paul à Londres sans être architecte, un jeune homme fantasque aux manières enfantines ; Mrs Boyles, une ancienne magistrate aigrie et désagréable, complètement confite en respectabilité, qui ne cesse de se plaindre de l’absence de personnel et de service ; le major à la retraite Doyle, exemplaire de raideur et de bonne éducation, et Miss Casewell, jeune femme solitaire aux allures masculines qui semble avoir choisi la maison comme un refuge contre on ne sait quoi. Pour pimenter le tout surgira un hôte inattendu à l’allure de hippie chic et à la personnalité équivoque, le richissime – dit-il – Mr Paravicini, qui dénote dans ce décor de respectabilité bourgeoise où il sème avec malice soupçon et inquiétude. Ils ne se connaissent pas et forment une assemblée pour le moins disparate et haute en couleurs.
Mais voici que Mrs Boyles est assassinée. Un deuxième meurtre dont on se demande s’il a à voir ou pas avec celui de Londres – le nom du manoir était mentionné, lui aussi, sur le carnet oublié par l’assassin à Londres. Il ne manque plus au tableau qu’un policier, l’inspecteur Trotter, qui brave les intempéries en faisant une arrivée remarquée à skis.
Three Blind Mice
Toutes les pièces sont en place pour distiller l’inquiétude au sein de la petite communauté. D’abord parce que l’assassin a laissé dans son carnet une nursery rhyme, une petite chanson enfantine et cruelle qui parle de trois petites souris aveugles poursuivies par une fermière qui leur coupe la queue, ce qui laisse supposer qu’après les meurtres commis à Londres et au manoir, un troisième assassinat pourrait bien avoir lieu. Parce que cette chanson, sifflotée par Wren et jouée au piano par Paravicini, revient comme un leitmotiv qui accroît le climat de suspicion. Parce que les personnages eux-mêmes engendrent le questionnement sur les raison de leur venue et jouent à loisir de l’ignorance qu’on peut avoir de leur identité.
Tout l’arsenal du polar
Le contexte est de la partie. Parce que le téléphone ne fonctionne plus, parce que des coupures d’électricité distillent la peur, parce que les bruits de tuyauterie ou les grincements de portes peuplent le décor d’une vie aussi invisible qu’inquiétante. Ils viennent ajouter aux messages diffusés par la radio et aux nouvelles que donne le journal. Dans ce huis clos d’où s’échappent des accès vers la cuisine, la cave et les chambres, se poser la question de la place de chacun au moment du crime et de l’éventuelle préparation d’un nouveau prend des dimensions démesurées et le simple maniement d’un couteau de cuisine devient un exercice périlleux. La musique s’en mêle, amplifiant davantage encore par ses coups de boutoir les coups de théâtre anticipés. La panique des personnages et leur suspicion mutuelle ne font qu’ajouter au tableau…
Un exercice de style brillant
C’est avec un art consommé qu’Agatha Christie laisse planer les doutes, émettre toutes les hypothèses, qu’elle donne à ses personnages le léger flou dans lequel s’introduit l’incertitude. Dans les bizarreries de chacun des personnages, elle instille l’obscurité et le soupçon, une équivoque possible, proposant de fausses pistes, ballottant les spectateurs au rythme des péripéties qui ponctuent ce moment d’isolement qui traverse le jour et la nuit et que la lumière qui passe par la baie vitrée fait percevoir au même titre que les appliques murales.
Jouer le policier
Les comédiennes et les comédiens sont à leur affaire dans cette pièce où chacun joue à jouer et masque tout en la révélant une part de son identité. Une mention spéciale est réservée à Yoann Gasiorowski qui remplaçait ce soir-là, au pied levé et texte en main, Jean Chevalier, sans occasionner la moindre gêne pour le spectacle. C’est ce plaisir du jeu, porté par un dialogue aux reparties brillantes et dans une mise en scène qui joue des poncifs du genre policier tels que le cinéma les a développés, qui est donné au public en pâture. Un divertissement de bonne facture et de bon ton, non exempt, cependant d’une vision critique des travers de la société anglaise, derrière laquelle se profile une sombre histoire de maltraitance d’enfants qui donne à cette semi-comédie une dimension plus dramatique.
La Souricière d’Agatha Christie
S Mise en scène Lilo Baur S Traduction Serge Bagdassarian, Lilo Baur S Scénographie Bruno de Lavenère S Costumes Agnès Falque S Lumières Laurent Castaingt S Musiques originales et son Mich Ochowiak S Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar S Assistanat à la mise en scène Rafael Pardillo Florimond Plantier S Avec Clotilde de Bayser (Mme Boyle), Christian Gonon (M. Paravicini), Serge Bagdassarian (Major Metcalf), Anna Cervinka (Mlle Casewell), Claire de La Rüe du Can (Mollie Ralston), Yoann Gasiorowski, en remplacement de Jean Chevalier (Inspecteur Trotter), Sefa Yeboah (Christopher Wren), Jordan Rezgui (Giles Ralston) S Avec les voix de Laurent Stocker, Pauline Clément et Alba Bouyer-Meuriot, Agnès Falque, Mich Ochowiak S Réalisation du décor Atelier de construction du Théâtre Royal des Galeries (Bruxelles) S La pièce La Souricière d’Agatha Christie est représentée en France par l’agence DRAMA - dramaparis.com en accord avec Concord Theatricals pour le compte de Samuel French Ltd. concordtheatricals.co.uk S Avec le soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique S Durée estimée 1h35
Du 4 juin au 13 juillet 2025, mar. 19h, mer.-sam. 20h30, dim. 15h
Théâtre du Vieux-Colombier - 21 rue du Vieux-Colombier Paris 6e
Rés. comedie-francaise.fr