Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Anna Karènina. Le couple dans tous ses états.

Phot. © David Ruano

Phot. © David Ruano

Adapté en catalan et mis en scène par Carme Portaceli, le roman fleuve de Léon Tolstoï devient une variation autour du couple. Le destin tragique d’Anna s’inscrit dans une constellation d’aventures sentimentales, hors du contexte politico-social dans lequel baigne l’œuvre d’origine.

Emma, Anna, la mort en partage

Pour Carme Portaceli, l’histoire d’Anna Karénine fait écho à celle d’Emma Bovary, qu’elle a portée à la scène et présentée en diptyque, au théâtre des Amandiers Nanterre. Toutes deux mal mariées, l’une rêvant d’aventures romantiques, l’autre vivant une passion irrépressible, éprises de liberté dans le carcan des conventions sociales de leur pays respectif, elles en payent le prix fort. Dans la pièce, au moment où Anna tombe amoureuse de Vronski, à la gare, un accident de train funeste fait planer l’ombre de son futur suicide : dans la version scénique de Bovary, ce sont des brassées de fleurs déversées sur le plateau qui présagent son acte. Selon la metteuse en scène, « il est évident que Tolstoï a lu Flaubert car Anna répète les mêmes mots qu’Emma Bovary lorsqu’elle décide de ne plus se laisser marcher sur les pieds : tout est mensonge, tout est tromperie, tout est faux, tout est mal. »

Phot. © David Ruano

Phot. © David Ruano

Scènes de la vie conjugale

Mais le roman russe est beaucoup plus vaste que celui de Flaubert – même si l’adaptation se limite aux chassés-croisés amoureux –  car il présente plusieurs couples en miroir les uns des autres, plusieurs combinaisons possibles du mariage. Les premiers brouillons de Tolstoï étaient d'ailleurs intitulés Deux mariages, deux couples. L’auteur vécut lui-même les contradictions infernales de la vie conjugale avec son épouse Sofia et se projette sans doute dans les conflits matrimoniaux de ses héros et héroïnes.

Carme Portaceli prend le parti de mettre à distance leurs démêlés sentimentaux en convoquant sur scène un mystérieux personnage extérieur joué par Andie Dushime. Elle s’exprime en anglais, se pose en témoin des événements, les commente, mais entre parfois en dialogue avec les uns et les autres. Elle incarne le regard critique que Tolstoï portait sur l’aristocratie russe, à laquelle il appartenait, mais aussi le point de vue de la metteuse en scène.

Phot. © David Ruano

Phot. © David Ruano

Une saga sentimentale

D’abord feuilleton à succès publié dans la presse, que la bonne société russe s’arrachait, Anna Karénine devint, en 1878, un livre en 8 parties et 239 chapitres. Plus de 1 000 pages dans l’édition de poche française. Tolstoï annonce la couleur dès les premières lignes : «  Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l'est à sa façon. » La pièce commence aussi par ces mots, énoncés par Andie Dushime, témoin constant, en marge de l’action.

L’intrigue tourne autour d’Anna. La jeune femme est mariée à Alexis Karénine et mère du petit Serioja. Elle se rend à Moscou chez son frère Stiva quand, en descendant du train, elle croise le comte Vronski, officier brillant, mais frivole. Coup de foudre mutuel. Elle cède à sa passion et tombe enceinte. À l’article de la mort lors de son accouchement, elle demande pardon à son mari qui le lui accorde. Mais elle survit et ne peut s’empêcher de renouer avec Vronski. Les amants se réfugient à la campagne, en marge des mondanités, suscitant à la fois admiration et réprobation de la parentèle pour avoir bravé les conventions de l’aristocratie russe. Mais Anna ne supporte pas d’être mise au banc de la société, d'avoir trahi son mari, qu’elle estime pour sa clémence mais hait pour lui avoir interdit de voir son fils. Un climat délétère pèse sur les amants. Anna, en proie aux plus vifs tourments, ne trouve d’autre issue que de se jeter sous un train.

Parallèlement à la passion entre Vronski et Anna et ses effets sur le couple Karénine, Tolstoï brosse le portrait de deux autres mariages : après bien des péripéties, Kitty et Levine vivent le calme bonheur du ménage légitime ; Dolly, mère de huit enfants, s’accommode mal des infidélités de Stavia, le frère d’Anna. Tous ces gens, apparentés les uns aux autres, entretiennent d’étroites relations et se confient heurs et malheurs sentimentaux.

Anna Karènina. Le couple dans tous ses états.

Des personnages qui tournent en rond

Les intrigues du roman sont ici concentrées dans une mise en scène chorale : la scénographie cantonne les interprètes (sauf celle qui les observe) à l’intérieur d’un cercle, entouré par des rails sur lesquels les acteurs circuleront, installés sur des éléments de décor. Dans cet espace restreint, ce petit monde déballe ses histoires, entre considérations intimes et scènes dialoguées.

De saison en saison, les gens se croisent entre ville et campagne, parcourant en train de sublimes paysages enneigés ou des forêts automnales, projetés sur grand écran, en fond de scène. Ils n’en demeurent pas moins enfermés dans leur univers étriqué ; l’espace central, peu à peu envahi de meubles, devient étouffant. Les costumes blancs de la première partie du spectacle se teintent de noir après l’entracte. On s’enfonce dans le drame annoncé. En particulier les femmes, soumises au bon vouloir des hommes et au qu’en dira-t-on. Kitty, séduite et abandonnée par Vronski, en mourra presque avant d’épouser le fidèle Levine qui l’aime depuis l’enfance. Dolly, sœur de Kitty et belle-sœur d’Anna, renonce à quitter son époux volage pour élever ses enfants et envie Anna d’avoir osé vivre sa passion. Chez l’héroïne, le bonheur d’aimer librement fait place à la jalousie et à la peur de l’abandon ; Vronski, lassé, finira par la quitter.

La plume introspective de Léon Tolstoï, impitoyable, décortique les sentiments contradictoires qui agitent hommes et femmes, à l’instar d’Anna. Sur scène, les uns et les autres ruminent leurs états d’âme et, tels des animaux en cage, les acteurs tournent en rond dans une prison de rails, sous l’œil goguenard du personnage témoin. Certains tentent quelque échappée vers le public pour expliquer leur dilemme, mais regagnent aussitôt l’arène des passions.

Anna Karènina. Le couple dans tous ses états.

Tolstoï version féministe

« Nous étions deux forçats liés à la même chaîne qui se haïssaient et s'empoisonnaient mutuellement l'existence tout en s'efforçant de ne rien voir », résume le héros de La Sonate à Kreutzer, dont la publication fit scandale car Tolstoï y critiquait déjà, comme dans Anna Karénine, le mariage et ses hypocrisies,.

Carme Portaceli, elle, se focalise sur les personnages féminins, notamment Anna qu’elle place au centre de la constellation familiale : « C’est l’histoire d’un combat solitaire, d’une femme qui refuse de cacher son amour, qui veut le vivre au grand jour. Elle ne comprend pas pourquoi elle doit le vivre dans la honte. » L’héroïne et les autres femmes de la pièce viennent sur scène nous expliquer ce qui leur est réellement arrivé, dire ce qu’elles ressentent.

Mais était-il vraiment nécessaire d’appuyer leurs propos par la présence d’un personnage surnuméraire ? L’humour qu’Andie Dushime est censée distiller peine à nous atteindre. On peut regretter aussi que l’adaptation ne s’en tienne qu’à la vie domestique des protagonistes, au risque de transformer la pièce en un roman photo féministe en passant à côté des préoccupations politiques et spirituelles de l’auteur. Elles ne sont évoquées ici qu’en filigrane et paraissent hors sol.

La mise en scène réussit cependant à nous plonger dans l’ambiance de cette Russie éternelle, avec ses longs hivers, ses bourrasques neigeuses et ses vastes étendues peuplées de bouleaux. Le blanc spectral qui s’étend sur l’écran au lointain forme un froid linceul pour ces amours défuntes. Quant aux comédiens catalans, ils incarnent avec justesse les personnages complexes de cette saga et nous entraînent dans une ronde amoureuse infernale, chorégraphiée comme un ballet en noir et blanc.

Anna Karènina. Le couple dans tous ses états.

Anna Karènina d’après le roman Anna Karénine de Léon Tolstoï
S Mise en scène Carme Portaceli S Adaptation Anna Maria Ricart Codina S Avec Ariadna Gil (Anna Karenina), Jordi Collet (Karenine), Andie Borja Espinosa (Vronski), Eduard Farelo (Stiva), Miriam Moukhles (Kitty), Bernat Quintana (Levin), Bea Segura (Dolly) et Andie Dushime S Chorégraphie Ferran Carvajal S Conception sonore Carles Gómez S Dramaturgie Anna Maria Ricart Codina et Carme Portaceli S Scénographie Paco Azorín et Alessandro Arcangeli S Costumes Carlota Ferrer S Lumière Ignasi Camprodon S Audiovisuel Joan Rodo S Composition musicale et espace sonore Jordi Collet S Production TNC (Teatre Nacional de Catalunya), KVS (Théâtre royal flamand de Bruxelles), Teatro Nacional São João de Porto, Théâtre Nanterre-Amandiers-CDN S En catalan surtitré S Durée 3h10 avec entracte

TOURNÉE
Spectacle créé le 21 novembre 2024 au TNC, Teatre nacional de Catalunya
7 - 10 mai 2025 Théâtre Nanterre-Amandiers
15 et 16 mai 2025  Porto (Portugal), Teatro Nacional São João
23 et 24 mai2025 KVS, Bruxelles
29 et 30 mai 2025 Amsterdam (Pays-Bas) Internationaal Theater
6 juin 2025 Cluj (Roumanie), Teatrul Naţional Cluj-Napoca
8 juin 2025 Miskolc (Hongrie), Miskolci Nemzeti Színház

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article