Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Golem. Entre légende, histoire et mémoire.

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Dans une réflexion qui associe cinéma, littérature et théâtre, Amos Gitaï dessine une fresque, passé et présent mêlés, qui révèle les facettes d’une Histoire où se joue la question de l’identité et des formes contemporaines du Golem, cet être d’argile façonné par des hommes et animé par Dieu.

Le spectacle commence par une projection. Sur un immense écran qui occupe toute l’avant-scène sont montrées des images de Tilsi, un film d’Amos Gitaï tiré du roman d’Aaron Appelfeld. L’histoire d’une petite fille, dernière-née d’une famille juive d’Europe centrale, abandonnée dans sa maison par sa famille qui fuit les persécutions en 1942. Une fable de la survivance. La petite fille trouvera son salut en se cachant pour éviter les sévices et l’extermination. D’entrée de jeu, le ton est donné : le Golem de la pièce mêlera les éléments de réflexion d’Amos Gitaï à la fable proprement dite de la figure d’argile. L’obligation de fuir et de se cacher, éléments constitutifs de la conscience juive, trouveront des prolongements dans de possibles généralisations, ici et maintenant, que le spectacle explorera. 

Le Golem, une figure mythique

Le mythe du Golem, dont le nom signifie en hébreu « embryon », « informe » ou « inachevé », fait partie, comme le Dibbouk, des fondements de la culture juive. Le terme même de « golem » apparaît déjà dans les Psaumes, et Adam, selon le Talmud, est d’abord un golem, avant que Dieu ne lui insuffle une âme – ce que rappelle la pièce. Celui qu’on nomme Golem est un monstre d’argile façonné par un homme – un rabbin – pour sauver les juifs des persécutions qui les accablent. Celui-ci crée une figure humanoïde en récitant les formules rituelles destinées à l’animer. Dépourvu de conscience propre, le Golem devient la créature du rabbin. Sur son front, pour lui donner la vie, le rabbin place le mot « Emet », qui signifie « Vérité ». Mais, à l’image de notre société dont la robotique, l’électronique et les moyens immatériels séparent de plus en plus l’homme de son environnement et forment des systèmes qui échappent à notre maîtrise, le Golem se transforme en monstre violent et incontrôlable. La créature a pris le pas sur son créateur. Pour le neutraliser, le rabbin tente d’effacer le mot originel sur son front, mais ne parvient qu’à supprimer la première lettre. Ne demeure plus que « Met » (« la Mort ») et le Golem retourne finalement à la poussière.

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Le Golem de Prague, matière à théâtre

La légende de cet être d’argile, inanimé et dépourvu de libre-arbitre, trouve un écho particulier dans le folklore juif d’Europe centrale où, à la fin du XVIe siècle, il est associé, dans la ville de Prague, à des accusations de meurtres rituels faussement imputés aux juifs. On prétend que, pour faire la matsa, le pain non levé, ceux-ci utilisent le sang des chrétiens, et des pogroms prétendent châtier les soi-disant coupables. Sous le règne de Rodolphe II, au tournant du XVIIe siècle, les juifs sont attaqués et vivent dans la peur. L’histoire veut alors que le rabbin Loew crée un Golem pour les protéger.

Cet épisode fantasmé court comme un fil conducteur tout au long du spectacle, qui explore son thème comme sa dimension mythique. Il prend la forme d’un procès, révélateur du climat de l’époque. Un homme, un chrétien, accuse faussement des juifs d’avoir enlevé sa fille pour la sacrifier. Un simulacre d’audience se tient, avec un juge acquis à l’antisémitisme ambiant. À chaque étape du procès, l’accusation s’enrichit de faux témoignages et la foule, manipulée, se livre à des violences. Des pogroms mettent la ville à feu et à sang. Jusqu’à ce que le Golem emmène au procès la jeune fille vivante et que la vérité éclate. Dans l’intervalle, excès, meurtres et destructions ont composé le quotidien dans lequel se débattent ceux qui en sont victimes, ceux qui se terrent et ceux qui choisissent de fuir. Présentées de manière schématique, à la manière d’un théâtre populaire qui s’apparenterait au théâtre de tréteaux, les séquences s’inscrivent dans une veine typique de l’humour juif, associant des notes comiques à une histoire tragique.

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Pogroms et extermination

Amos Gitaï emprunte à Lamed Shapiro, un juif d’origine ukrainienne émigré aux États-Unis au début du XXe siècle, ses évocations macabres de pogroms, bien antérieures au nazisme et à la « solution finale ». Insoutenables de réalisme, elles ne nous font grâce d’aucun acte de férocité. Humiliations, coups, tortures, mutilations gratuites composent un paysage d’atrocités à la limite du soutenable dont le spectacle ne fait pas l’économie, comme pour nous obliger à percevoir, concrètement, au-delà de la simple conscience intellectuelle. À entendre pour ne plus oublier.

Comme émanant d’un chœur de pleureuses, dans une grande diversité de langues – yiddish, hébreu, arabe, anglais, français, russe, allemand, espagnol ou ladino, un dialecte judéo-espagnol –, les lamentations sans lamento, faites sur le mode du récit, des personnages évoquent les persécutions subies par les juifs, mais aussi toutes celles que les hommes ont eues à essuyer, comme l’exprime Léon Poliakov à travers la voix d’Irène Jacob : « Dès qu’une société est confrontée à des étrangers détestés, on retrouve l’accusation de meurtres commis à des fins magiques et maléfiques dans tous les pays… ». Elle ajoutera, un peu plus loin, soulignant le caractère hors norme de ces exactions : « Que sait la nature, l’univers, de l’ordure et de l’avilissement ? L’ordure et l’avilissement, cela n’existe pas dans l’univers. Cela n’existe pas dans la nature. » 

Les pogroms comme mise à mort d’une culture

Un autre thème occupe le centre du spectacle : la disparition programmée de la culture et de la langue yiddish et la résistance nécessaire, qui est acte de mémoire, comme l’évocation du Golem peut l’être. Amos Gitaï s’appuie sur le romancier, novelliste et essayiste Isaac Bashevis Singer. Auteur, entre autres, d’un livre pour enfants consacré au Golem, l'écrivain utilise dans son œuvre le yiddish et non l’anglais, la langue des États-Unis où il a émigré. À l’occasion de la réception de son Prix Nobel de littérature en 1978, dans les trois discours sur le thème « Pourquoi le yiddish ? » qu’il prononce, il ne se pose pas en défenseur d’une langue « morte » mais met en avant sa survivance : « Plus la langue est morte, plus le fantôme est vivant », affirme-t-il en évoquant une résurrection à laquelle il croit.

Mais au-delà, c’est sur la nature de cette langue qu’il insiste, « une langue en exil, sans pays, sans frontières […] la langue de toute humanité dans la peur et l’espoir […] la langue des rêveurs et des kabbalistes. » Ainsi, il insistera sur la pauvreté du vocabulaire guerrier – armes, munitions, vocabulaire militaire – comme sur la richesse des mots relatifs à la pauvreté. On retiendra la leçon d’une langue qui témoigne d’une façon d’être au monde et « se faufile clandestinement au milieu des pouvoirs de destruction. »

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Une construction en allers-retours

Les comédiennes et les comédiens enfilent les défroques qui jonchent le plateau pour sauter d’un personnage à l’autre, d’un rôle à l’autre, alternant monologues et parties dialoguées, discours et interventions scénarisées. Dans la veine de rire du pire, présente à maints endroits de la pièce, ils introduisent vis-à-vis de leurs personnages une dimension décalée, d’observateurs-acteurs, de témoins critiques et néanmoins parties prenantes.

Trois chanteuses au timbre magnifique accompagnent de leurs chants nostalgiques où percent Europe Centrale et Moyen-Orient ce parcours où le continu le dispute au discontinu. Elles créent les scansions musicales qui séparent les tableaux. Elles jettent, avec les musiciens, un pont entre musique traditionnelle et musique savante, présent et passé, Orient et Occident. Le piano, le violon, les synthés et le santour, un instrument traditionnel iranien dont l’interprète, Kioomars Musayyebi, était déjà présent dans les spectacles précédents d’Amos Gitaï, A Letter to a Friend in Gaza et House, offrent une diversité d’approches où résonnent les mêmes échos de syncrétisme que dans la culture yiddish. 

Judéité mais pas seulement

Ce qui s’ébauchait dans l’évocation des pogroms, avec sa multitude de voix et de langues, trouve sa pleine illustration lorsque les comédiennes et les comédiens, alignés côte à côte, viennent mêler leur propre voix et leur propre expérience de vie pour parler de leurs origines ou de leurs golems. Ce qu’ils viennent ici dire, c’est la force de l’hybridation – d’origines, de religions, de familles, de langues, de lieux de vie –, qui fait naître une nouvelle peau, et on retrouve ici le militant inlassable de la paix et d'une nécessaire compréhension mutuelle qu’est Amos Gitaï. C’est aussi la manière dont ils ont approché le golem – tantôt protecteur invisible, tantôt incarnation d’eux-mêmes lorsqu’ils suivaient les ordres donnés par d’autres auxquels ils se voyaient contraints d’obéir.

Une traîtresse richesse

D’un tableau à l’autre, les références s’enchaînent et s’accumulent, introduisant une impression de profusion mais aussi de flou, de disparate, qui nuit à l’immersion dans l’œuvre à laquelle nous invite l’introduction reprise de Joseph Roth : « L’auteur nourrit le fol espoir qu’il existe encore des spectateurs qui ont de l’estime pour la douleur, la grandeur humaine et la saleté qui accompagne partout la souffrance. »

House emmenait le public dans une réflexion aiguë et pertinente sur la question du foyer, des racines et de l’appartenance. Golem apparaît comme un assemblage de fragments enchaînés mais imparfaitement digérés. Les briques empilées au cours du spectacle ont toutes leur raison d’être, toutes leurs poids de justesse. Mais l’émotion qui nous saisit devant la force de ces témoignages accumulés n’empêche pas l’éparpillement du propos en une multitude de micro-constellations. À vouloir trop en dire, Golem s’est atomisé et c’est dommage…

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Golem
S Texte Amos Gitaï et Marie-José Sanselme S Mise en scène Amos Gitaï S Avec Bahira Ablassi, Amos Gitaï, Irène Jacob, Micha Lescot, Laurent Naouri, Menashe Noy, Minas Qarawany, Anne-Laure Ségla S Musiciens Alexey Kochetkov (violon et synthés), Kioomars Musayyebi (santour), Florian Pichlbauer (piano) S Chanteuses Dima Bawab, Zoé Fouray, Sophie Leleu (voix et harpe) et Marie Picaut S Recherche Rivka Markovitski Gitaï S Assistanat à la mise en scène Céline Bodis, Anat Golan, Kelly Claudette S Lumières Jean Kalman assisté de Juliette de Charnacé S Son Éric Neveux S Scénographie Amos Gitaï assisté de Sara Arneberg Gitaï S Coiffures et maquillage Cécile Kretschmar S Costumes Fanny Brouste assistée d’Isabelle Flosi S Patine costumes Emmanuelle Sanvoisin S Vidéo Laurent Truchot S Conseiller musical et chef de chœur Richard Wilberforce S Préparation et régie surtitres Katharina Bader S Conseiller et coach yiddish Shahar Fineberg S Fabrication des accessoires, costumes et décor ateliers de La Colline S Production La Colline – théâtre national S Remerciements au Théâtre du Châtelet et à Cécile Trémolières S Spectacle en français, yiddish, allemand, anglais, arabe, espagnol, hébreu, ladino, russe surtitré en anglais et en français S Durée 2h15
Ressources et inspirations • Isaac Bashevis Singer, Le Golem, L’École des loisirs, 2016. Conte pour enfants publié en 1960 en yiddish sous forme de feuilleton (6 épisodes) dans The Jewish Daily Forward • « Pourquoi le yiddish ? », trois discours de Bashevis Singer prononcés à l’occasion de la réception de son Prix Nobel de littérature en 1978. • Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Points Histoire, 2018 • Joseph Roth, Juifs en errance, Seuil, 1986 • Lamed Shapiro, « Le Baiser », trad. Delphine Bechtel, « La Croix », trad. Jacques Mandelbaum, nouvelles in Joseph Opatoshu, Israël Joshua Singer, Lamed Shapiro, Royaumes juifs. Trésors de la littérature yiddish, tome 2, éd. Robert Laffont, « Bouquins », 2009 • Amos Gitaï, « Prends de la poussière » in Jean-Michel Frodon, Amos Gitaï, Marie-José Sanselme, Genèses, Gallimard, 2009 • Naissance d'un Golem, un film d’Amos Gitaï, 1990 avec Annie Lennox, Tonino Guerra, Dominique Sanda • Golem l'esprit de l'exil, un fim d’Amos Gitaï, 1991 avec Hanna Shygulla, Ophra Shemesh, Mireille Périer, Fabienne Babe, Samuel Fuller • Tsili, un film d’Amos Gitaï d'après le roman d’Aharon Appelfeld, 2014, avec Sarah Adler, Meshi Olinski, Andrey Kashkar, et la voix de Lea König • Golem, une trilogie cinématographique d’Amos Gitaï. Avec • Birth of a Golem (Naissance d’un Golem), 1990 mot de passe : amos2022. Premier volet de la trilogie sur le personnage mythique des légendes juives, ce film a été tourné sous forme d’un carnet de notes, au cours des recherches d’Amos Gitaï sur le sujet. Au fur et à mesure, le carnet de notes prend une vie autonome... • Golem, the Spirit of Exile (Golem l’esprit de l’exil), 1991 mot de passe : amos2018 .À partir de l’interprétation du Golem dans la Kabbale espagnole – incarnation de l’exil et des errants –, le film explore les significations contemporaines du Livre de Ruth dans la Bible. • Golem, le Jardin pétrifié, 1993 mot de passe : amos2024. Daniel, qui dirige une galerie d’art à Paris, part en Sibérie pour rapporter une collection d’œuvres dont il vient d’hériter. Il emporte une main sculptée géante, qu’il croit être un morceau du Golem. Il traverse la Russie à la recherche du reste de la statue

Du 4 mars au 3 avril 2025, mer.-sam. à 20h30, mar. à 19h30, dim. à 15h30 (sf 09/03)
La Collin
e - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e www.colline.fr
Rés. 01 44 62 52 52, billetterie.colline.fr

3 spectacles sont consacrés avant l’été au Moyen-Orient à La CollineGolem du cinéaste et metteur en scène israélien Amos Gitaï, du 4 mars au 3 avril 2025 • T’embrasser sur le miel première pièce de Khalil Cherti, du 5 mars au 5 avril • Journée de noces chez les Cromagnons de Wajdi Mouawad., du 29 avril au 22 juin
Quelles sont nos armes pour survivre contre la sauvagerie des guerres ? Comment résister et se réinventer ? Israël, Syrie ou Liban, les trois dramaturges imaginent des refuges intimes et poétiques comme autant de recours face à la violence du monde.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article