18 Octobre 2025
VASSILY KANDINSKY, Vier Musikanten in Landschaft (Quatre musiciens dans un paysage), 1908-1909 Aquarelle, fusain et crayon sur papier, 11,7 × 18,5 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau, Munich, Gabriele Münter Stiftung, 1957, GMS 164 © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München
La remarquable exposition organisée conjointement par la Philharmonie de Paris et le Centre Pompidou dans les locaux de la Philharmonie offre, au-delà de l’exploration des relations privilégiées entretenues par Kandinsky avec le monde de la musique, un regard sur un temps où les avant-gardes ont fait voler en éclats non seulement les formes esthétiques mais aussi les frontières entre les disciplines artistiques.
Du 15 octobre au 1er février 2026, une exposition consacrée aux rapports de Kandinsky avec la musique est présentée à la Philharmonie de Paris. Près de deux cents œuvres et objets de l’atelier de Kandinsky, issus de la donation faite par la veuve du peintre, Nina Kandinsky, au Centre Pompidou, complétés et enrichis par les prêts de grands musées internationaux – en particulier le Lenbachhaus (Munich), la Fondation Beyeler (Riehen/Bâle), le Guggenheim Museum (New York) et la Kunstsammlung NRW (Düsseldorf) – offrent une matière unique, avec des rassemblements inédits, sur la place fondamentale qu’a occupée la musique dans la pratique artistique du peintre, à la fois dans le choix de sa vocation d’artiste et dans l’évolution de son art vers l’abstraction.
Couvrant l’ensemble de l’œuvre de l’artiste, du tournant entre les XIXe et XXe siècles jusqu’à la fin des années 1930, l’exposition permet de découvrir non seulement l’œuvre pictural et dessiné de Kandinsky mais aussi et surtout d’établir des passerelles avec la musique qui fut constitutive de sa personnalité en tant que peintre et qui, par les innovations qu’elle créa, exerça une influence certaine sur les artistes de l’époque. Le parcours, visuel, s’accompagne d’une immersion sonore grâce à une écoute au casque qui se déclenche par géolocalisation selon la salle où l’on pénètre. Ce double accès, par le visuel et le sonore, permet d’apprécier le jeu subtil des correspondances qui s’établit alors.
VASSILY KANDINSKY, Impression III (Concert), 1911, Munich. Huile sur toile, 78,4 × 100,6 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau, Munich, Gabriele Münter Stiftung, 1957, GMS 78 © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau
Un parcours globalement chronologique
Peu d’artistes ont été aussi liés à la musique que Kandinsky. Non seulement le peintre pratique en amateur le violoncelle, qu’il a étudié, et l’harmonium, mais la musique joue pour lui le rôle de déclencheur de sa vocation artistique. L’exposition prend donc pour point de départ la double « révélation » que constituent la présentation des Meules de foin de Monet à Moscou et la découverte de Lohengrin de Wagner au Théâtre du Bolchoï. À la suite de ces deux événements, Kandinsky, à trente ans, refuse une chaire de professeur de droit à l’université de Tartu pour se consacrer à la peinture.
La volonté de créer un art total, présente dans le modèle wagnérien, lui inspire la démarche artistique empreinte de spiritualité et d’esprit prophétique qu’il explorera, et Lohengrin ouvre l’exposition dans un dispositif qui plonge le spectateur dans son décor projeté sur des voiles aux formes incurvées dans lesquels le spectateur se promène pendant que l’ouverture de l’opéra retentit dans le casque dont il s’est équipé.
Ressort ensuite l’attachement de Kandinsky, que le peintre conservera toute sa vie, pour la culture populaire russe, sa patrie spirituelle – il voit en Moscou, en dépit de son installation à Munich en 1896, le « point de départ de [s]es recherches », son « diapason culturel », l’image est significative des passerelles qu’il établit en permanence entre peinture et musique – et l’on trouvera la trace des innombrables clochers de la ville dans ses représentations figuratives ou semi-figuratives et l’écho de l’explosion colorée des images populaires qui sont pour lui notations lumineuses en même temps que sonores. Quand il évoque le souvenir du crépuscule moscovite, il l’exprime aussi en termes musicaux : « Le soleil fond tout Moscou en une tache qui, comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l’être intérieur… »
La période entre 1909 et 1914 est une période charnière en même temps que fondamentale de l’œuvre du peintre. Non seulement il continue de cultiver ses rapports avec la musique et les musiciens russes, mais il élabore et exprime sa pensée dans Du spirituel dans l’art, qui paraît fin 1911. Dans l’intervalle, il aura rencontré Arnold Schönberg dont la musique, libérée de la tonalité et ouverte à la dissonance, aura constitué pour lui une source d’inspiration, et participé à la première exposition du Blaue Reiter (le Cavalier bleu). C’est aussi le temps des expériences « textuelles » de Kandinsky, qui conjuguent le « son pur » du langage et une disposition quasi picturale des mots dans la page, jouant sur leur sonorité, leur positionnement et leur taille.
Contraint en 1914 par la guerre de retourner en Russie, Kandinsky y séjournera jusqu’en 1921. Durant cette période, il peint très peu. En 1917, il épouse Nina Andreievskaïa et, en 1921, invité par Walter Gropius, un architecte fondateur du Bauhaus, à Weimar, il y enseigne. L’année suivante, les Soviétiques interdiront officiellement toute forme d’art abstrait, jugé nocif pour les idéaux socialistes. Kandinsky ne retournera plus en Russie.
L’exposition reprend son cours avec l’arrivée du peintre au Bauhaus. Nommé « maître des formes », il anime également un « séminaire de la couleur » et dispense des cours sur les « éléments formels abstraits ». La grammaire de l’abstraction visuelle qu’il met au point passe aussi par la musique et l’exposition montre les corrélations établies entre les deux disciplines artistiques par Kandinsky mais aussi par les autres membres du Bauhaus.
VASSILY KANDINSKY, Fuga (Fugue), 1914. Huile sur toile, 129,5 × 129,5 cm Fondation Beyeler, Beyeler Collection, Riehen/ Bâle, 90.4 © Robert Bayer
Des échappées belles thématiques
Tout au long de l’exposition, des focus apportent un éclairage particulier en rapport avec la chronologie ou de manière plus transversale.
C’est ainsi que, fruit de la donation de Nina Kandinsky au Centre Pompidou, une salle mêle les éléments de culture musicale du peintre – les livres et prospectus qu’il collectionne, les photos de ses amitiés musicales, sa collection de disques – et les images populaires qu’il affectionne, ainsi qu’une sélection d’outils et de couleurs provenant de son atelier.
Pour la période entre 1896 et 1914, différentes salles apportent un éclairage plus spécifique comme autant de jalons qui font avancer la réflexion du peintre : sa relation avec Schönberg (1911) ; la publication de l’Almanach du Cavalier bleu (1912) qui rassemble des peintres (Franz Marc, August Macke, Gabriele Münter, Marianne von Werefkin, Paul Klee, Alfred Kubin, etc.), des musiciens (Scriabine, Schönberg), des écrits théoriques. Le thème de l’Apocalypse, qui occupe une salle, traverse la conscience artistique de l’époque à partir de 1910 et donne lieu à des recherches sur la correspondance entre les sens qui animeront aussi le peintre d’inspiration cubo-futuriste Vladimir Baranoff-Rossiné et le compositeur Alexandre Scriabine. Et lorsque Kandinsky compose le recueil de poèmes Klänge (Résonances), qui offre un aspect peu connu, voire inconnu du grand public, il prend exemple sur la poésie de Maeterlinck qui « a entendu non seulement la signification extérieure mais aussi sa tonalité intérieure. » Dans le recueil, les 55 gravures sur bois de l’ouvrage vivent une vie autonome par rapport aux 38 poèmes en prose avec lesquels ils coexistent et qui sont matière, pulsation, vibration, plus que texte littéraire.
Dans le même souci de transversalité, qui établit une continuité dans l’œuvre en même temps que s’introduisent des variations, une salle rassemble, de manière inédite, les trois dernières Compositions (VIII, IX et X), respectivement venues du Guggenheim (1923), du Centre Pompidou (1936) et de Düsseldorf (1939). Elles marquent l’évolution stylistique de l’artiste dans le domaine de l’abstraction, qu’il a inventée en 1910 et qu’il ne cessera de poursuivre dans sa période géométrique du Bauhaus dans les années 1920, puis dans les années 1930 où s’exprime un biomorphisme abstrait. 1939, date du dernier tableau, est l’année où le peintre acquiert la nationalité française.
Enfin la référence à la musique de Jean-Sébastien Bach, au travers de la fugue et de sa structure, en particulier, intéresse aussi bien Kandinsky que Paul Klee, Josef Albers et August Macke dans une réflexion sur l’autonomie des formes et des couleurs dans la perspective d’une composition abstraite. La version de la fugue qu’on écoute au casque mêlera l'ancien et le moderne. Elle est une réinterprétation par Webern de la musique de Bach.
Les compositions scéniques occupent, elles aussi, une place à part dans l’exposition car elles sont constitutives de sa pensée. Imaginées par Kandinsky dès 1909 avec Sonorité jaune, suivie par Sonorité verte, Noir et blanc et Sonorité violette, elles comprennent tous les ingrédients d'une œuvre totale. En accord avec la musique de Scriabine, présente dans les casques, dont le peintre perçoit « les sensations musicales colorées » et les aspirations cosmiques, la musique, le ballet, le jeu et la peinture sont présents de manière « organique », représentés toutefois sous une forme exclusivement moderne et non wagnérienne. Novatrices sur le plan de la forme comme de la dramaturgie, les Sonorités proposent une palette sensible qui établit entre les différentes expressions artistiques une équivalence ou une correspondance.
VASSILY KANDINSKY Composition IX. Huile sur toile, 113,5 × 195 cm Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, achat de l’État, 1939, attribution, 1939, JP 890 BIS P © Centre Pompidou
Une reconstitution spectaculaire : les Tableaux d’une exposition
Les compositions scéniques imaginées par Kandinsky ne furent jamais portées à la scène à l’exception des Tableaux d’une exposition, de Moussorgski, créés en 1928 sur la proposition de Georg Hartmann, le directeur du Friedrich Theater à Dessau. La musique est jouée au piano – on l’entendra au casque. Kandinsky y peint une série de figures géométriques combinant triangles, rectangles, cercles et lignes dans un dispositif lumineux qui représente à l’époque un véritable exploit. Kandinsky exige en effet un fond absolument noir qui vire au violet, passe au blanc et au rouge dans d’autres Tableaux tandis que les figures occupent progressivement tout l’espace, apparaissent et disparaissent, s’élèvent dans l’espace ou se dissolvent.
Reconstitués en vidéo avec l’aide de l’équipe de l’E.S.T. (l’Étude de Supervision des Trucages), les Tableaux offrent une vision saisissante des intentions du peintre, exprimées parfois de manière extrêmement précise comme pour Gnomus ou le Vieux château, réinterprétées comme pour Tuileries. Deux tableaux nécessitaient la présence de danseurs, Dans le marché de Limoges et Samuel Goldenberg et Schmuÿle. Pour le premier, qui raconte l’histoire d’une querelle et d’une réconciliation, deux figures animées sautent d’une marche à l’autre avec un effet d’éclair. Pour l’autre, les danseurs ne devaient pas danser mais plutôt gesticuler, se livrer à une sorte de mime. Pour Bydlo, ce sont des figures composées de formes géométriques qui traversent la scène à un rythme et à une vitesse différents alors que la musique conserve le même tempo. Quant au Ballet des poussins, il devient un film d’animation abstrait où les poussins sont transformés en points lumineux. L’abstraction kandinskienne s’accompagne ici d’une dimension figurative transposée et l’on pense à d'autres expérimentations voisines réalisées à la même époque : le Ballet triadique d’Oskar Schlemmer et Hannes Winckler, œuvre fondamentale pour la danse moderne, proposée par le Bauhaus en 1922, et le Ballet mécanique, le film de Dudley Murphy et Fernand Léger réalisé en 1924, même si leurs démarches diffèrent considérablement.
VASSILY KANDINSKY Maquettes pour le Salon de musique réalisé pour l’exposition d’architecture allemande de Berlin - mur central. 1931 ©Musées de Strasbourg, M. Bertola Le Salon de musique à l’exposition d’architecture allemande à Berlin.
Une installation reconstituée : le Salon de musique
En 1931, à la demande de Mies van der Rohe, dernier directeur de l’école du Bauhaus, qui a été recréé à Dessau puis à Berlin en raison de la victoire de l’extrême-droite – l’école, interdite en 1932, sera contrainte à la fermeture l’année suivante –, Kandinsky réalise, pour le Forum d’architecture de Berlin un Salon de musique en céramique. Orné sur trois côtés de compositions géométriques, il a pour objet, dans l’esprit du peintre, de constituer une sorte de « diapason » suscitant des « résonances » visuelles. Détruit après l’exposition, il sera reconstitué en 1975 par d’anciens élèves de Kandinsky, Suzanne et Jean Leppien, pour l’ouverture de la galerie Artcurial. On le retrouve ici accompagné par une musique d’Hans Eisler, un compositeur proche de l’esthétique du Bauhaus.
GERTRUD SCHÖNBERG Farbcrescendo (Crescendo de couleurs). Crayon et crayon de couleurs sur papier © Arnold Schönberg Center, Vienne
Richesse et diversité
Le parcours ne cesse d’être jalonné, de surcroît, d’une multitude de documents qui en enrichissent le propos. On y découvre des photographies tels Kandinsky au violoncelle ou une fête costumée du Bauhaus, des documents comme le « Premier concert des bruiteurs futuristes », manifeste publié dans l’Intransigeant en septembre 1913, des couvertures de revues ou d'ouvrages dont celle de l’Almanach du Cavalier bleu (1914), des microsillons de la collection de Kandinsky et quantité de xylographies sur papier, de gouaches et de dessins, parfois à la tempera, qui rappellent l’attachement du peintre à la culture populaire russe.
On s’arrête devant la reconstruction insolite du Piano optophonique de Baranoff-Rossiné, qui vise à associer chaque couleur à une note musicale et s’inscrit dans une lignée d’« essais de simultanéité optico-sonores ». Les partitions, sont présentes, avec les correspondances établies à cette époque entre les arts. On y trouvera aussi bien une traduction dessinée par Kandinsky à l’encre de Chine du premier thème de la Symphonie n ° 5 de Beethoven, constituée de points et de lignes qu’un Exemple de la méthode « couleur-son-chiffre » proposé par Alexandra Ounkovskaïa en 1910 et les théories synesthésiques du Bauhaus agençant formes géométriques, lignes, points et couleurs en relation avec le son.
Du côté du peintre, on traversera l’ensemble du champ de sa réflexion picturale et musicale à travers une multitude d’œuvres qui en proposent tous les aspects et les transformations, de la figuration à l’abstraction, donnant à voir et à percevoir le cheminement progressif de sa pensée.
Les œuvres de Kandinsky, abondantes, n’y sont pas seules et l’exposition témoigne de l’intense mouvement qui agite l’ensemble des arts à cette époque. Si, du côté de la musique, on trouve Moussorgski, Scriabine, Eisler et Schönberg, qui occupe une place fondamentale, matérialisés sonorement, du côté des peintres sont exposées des œuvres de František Kupka, August Macke, Gabriele Münter, mais aussi de Paul Klee ou Josef Albers et même plusieurs peintures de Schönberg, dont un portrait saisissant, presque halluciné, de Karl Kraus (1910), entre autres.
La plongée sonore et visuelle qu’offre l’exposition nous immerge dans cette œuvre aussi diversifiée que colorée et passionnante et vient nous dire que la recherche de la spiritualité que l’artiste poursuit associe de manière indissoluble peinture et musique. Mais c’est davantage dans un système de correspondances inspirées que d’une synesthésie véritable – où un son vaut une couleur – qu’il faut rechercher la démarche de Kandinsky. Dans le même temps, elle constitue un formidable voyage dans l’aventure de l’art des premières décennies du XXe siècle et nous fait prendre la mesure des révolutions artistiques dont elle a été le théâtre.
VASSILY KANDINSKY Dessin pour Point et ligne sur plan - II. Thema der V. Symphonie (Thème II de la Cinquième Symphonie), 1925. Mine graphite et encre de Chine sur papier, 23 × 37 cm © Centre Pompidou, MNAM, Dist. GrandPalaisRmn - Philippe Migeat. Legs de Nina Kandinsky, 1981, AM 81-65-339
Kandinsky, la musique des couleurs.
S Commissariat de l'exposition Angela Lampe, conservatrice au Musée national d’art moderne - Centre Pompidou, Marie-Pauline Martin, directrice du Musée de la musique - Philharmonie de Paris S Direction musicale de l'exposition Mikhaïl Rudy, pianiste S Scénographie Pascal Rodriguez S Production : Musée de la Musique-Philharmonie de Paris & Centre Pompidou
Du 15 octobre 2025 au 1er février 2026. Mar.-jeu. 12h-18h, ven. 12h-20h, sam. 10h-20h, dim. 10h-18h. Vacances scolaires, mar.-jeu. 10h-18h, ven.-sam. 10h-20h, dim. 10h-18h
Philharmonie de Paris - 221 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris
https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/exposition/28824-kandinsky