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Arts-chipels.fr

Manières d’être vivant. Théâtraliser la pensée.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Clara Hédouin quitte la représentation en milieu naturel, qui était sa marque de fabrique, pour faire vivre dans la boîte noire d’un théâtre la pensée de Baptiste Morizot. Elle ne renonce toutefois pas à une version en plein air qui offrira une autre manière d’en aborder le contenu.

Donner un corps à la pensée, explorer de manière physique ce qu’on considère généralement comme du ressort de la seule réflexion intellectuelle en utilisant les moyens du théâtre peut poser une question de pertinence, tant les règles qui régissent le théâtre et la philosophie divergent. Discursive d’un côté (l’analyse philosophique), scénique de l’autre (le théâtre), les deux démarches peuvent sembler antagoniques ou, à tout le moins, difficiles à concilier.

C’est pourtant cette difficulté-là que Clara Hédouin a choisi d’affronter en se confrontant au texte de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, un texte qui s’inscrit dans la mouvance actuelle qui reconsidère la place de l’homme au sein du vivant, remet en cause son statut, à part, dans la nature et le caractère « unique » de son intelligence dans l’échelle des créatures animées et qui, de manière générale, s’attaque à sa supposée suprématie au sein du vivant tout en rendant à l’animalité sa place dans le fonctionnement humain.

La relation entre l’« instinct » animal et la pensée fonde la réflexion du philosophe Baptiste Morizot qui interroge la place des humains dans le vivant. Dans Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, il évoquait la possibilité d’établir des relations entre humains et êtres vivants sur un autre plan que celui que nous utilisons. Dans Sur la piste animale, il nous invitait à partir sur les traces d’animaux hors du commun – ours, loups, panthères des neiges – et à nous « enforester », pour reprendre une expression des pisteurs et coureurs de bois canadiens. Avec Manières d’être vivants, il aborde la sécession qu’a opérée l’homme entre lui-même et la « nature », ce seul contre dix millions d’espèces qu’il a érigée, en proposant de pister les animaux comme les idées au travers des arcanes du savoir. Son objectif : mettre fin à la séparation entre l’homme et l’animal, et considérer l’humain comme un vivant au milieu des autres altérités du vivant.

C’est le point de départ d’un double pari pour la metteuse en scène et adaptatrice, avec Romain de Becdelièvre, du texte : théâtraliser la pensée et porter le message du philosophe sans lui ôter de sa complexité.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Un vide signifiant que le sens emplit

C’est une aire vierge de tout décor que propose la mise en scène. Un espace nu dans lequel peut s’inscrire ce qui est de l’ordre de l’impalpable, ce qui appartient à l'ordre de la pensée. La pièce commence dans un lieu « vide » : un col de montagne. Un groupe de six pisteurs surveille les migrations des oiseaux à la fin de l’été. Ils explorent un champ sans catégorisation qui ouvre sur la réflexion. Ils comptent les oiseaux qui, chaque année, par milliers, franchissent le col de la Bataille. Un peuplement occasionnel et volatil, qui rend vite le lieu à sa vacuité première et à sa symbolique de lieu de passage.

Bientôt les personnages entameront un jeu qui les emmènera au pied des falaises du Vercors, au cours de l’hiver, sous la neige, à la poursuite d’une ombre mouvante, d’un fantôme : le loup. Dans cet univers nocturne et cotonneux, devenues formes vagues, les silhouettes se perdent et seules les paroles, que les personnages-entités s’échangent et se renvoient pour les recomposer en un discours, dérangent le silence et le vide.

Bientôt le loup fera entendre son hurlement et, sous la neige, les lunettes infrarouges détecteront sa présence fantomatique qui se dessine dans la nuit sur le grand écran qui occupe tout le fond de scène, créant une atmosphère magique dans laquelle on verra les loups traverser le paysage mais aussi jouer et s’ébattre en liberté. Un ailleurs qui échappe à la réalité pour s'inscrire dans l'âge d'or de la nuit. Alors naîtra un dialogue où le mode de vie du loup, son langage, ses stratégies, croiseront ce que nous, humains, avons à apporter.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Une explosion du vivant

Durant les trois heures de leur comptage, ces veilleurs attentifs d’un monde auquel on ne prête pas attention observent plus de 3 000 oiseaux. Des hirondelles de toute sorte, mais aussi des mésanges bleues, des roitelets et des bergeronnettes, des balbuzards et des faucons crécerelles, de microscopiques serins et des gypaètes géants. Tout un monde poétique se dessine devant nos yeux et déploie une série de stratégies pour vaincre la force du vent en passant au sol ou pour se nourrir en vol en détectant les essaims d’insectes sur le chemin.

Une première interrogation sur ces vies animales qui passent près de nous et nous entourent et qu’on ne remarque pas se fait jour. Elle en engendrera bien d’autres. Au pied du Vercors, alors que le loup est encore absent, le paysage est peuplé de créatures qui ont laissé leurs traces : cerfs, biches, mouflons, chevreuils, sangliers et même un renard.

L’animal est partout et nous découvrirons au fil du spectacle les rapports de plus en plus étroits et profonds qu’il entretient avec nous et surtout, nous avec lui.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Un espace théâtral pour explorer l’Idée

La philosophie est là, avec le jeu que les pisteurs instaurent en incarnant des personnages qui sont des idées et non plus des êtres de chair et se réfèrent à la perception du réel qu’aborde la philosophie : le raisonnement, les sens, le doute, la poésie, l’attention et l’imagination, et enfin l’amour – interspécifique – qui s’affranchit des barrières entre les espèces.

Mais leur approche conceptuelle n’est pas qu’abstraite. C’est au cours d’une veillée, dans un refuge de montagne et avec un coup dans le nez, qu’ils dissertent des passions humaines en citant Spinoza.

Le dialogue qu’ils entament avec le loup en hurlant comme lui est celui du barbare, de l’étranger, avec le sachant qu’est l’animal, qui cherche, en dépit de la langue imparfaite de son interlocuteur, à le comprendre et à lui répondre. Les premières fondations sont jetées, qui conduiront à dégager l’animalité de l’homme de sa gangue d’être pensant unique.

Pour Baptiste Morizot, notre pensée est le produit de notre animalité et, pas à pas, Clara Hédouin en avance les arguments à travers les personnages tout comme elle explore la fonction de la meute, des meutes qui se rassemblent autour d’intérêts communs pour faire masse, pour peser. Les mœurs animales côtoieront celles des hommes. On remontera aux ancestralités qui nous déterminent et on s’interrogera sur l’instinct et l’existence ou non du libre-arbitre. Comme un long fil qui se dévide, chaque image, à chacune des étapes, ouvrira une porte nouvelle dans laquelle nos comportements seront mis sur la sellette.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

La philosophie en images

L’une des préoccupations de la metteuse en scène, c’est de faire entrer le discours dans le champ du jeu, et de ne pas le limiter aux échanges de balles qu’offrent les dialogues.

Les mouvements de groupe et la gestuelle répondront à cette préoccupation. Jouant de l’unisson et du décalage qui les placent, tantôt en parallèle, tantôt en opposition ou en dégradés renvoyant aux nuances du discours, ou encore en strates qui se disposent en escalier dans une démonstration pour en montrer les étapes, la manière dont les personnages dessinent des formes dans l’espace donne à la partition philosophique valeur d’action autant que de pensée.

Au-delà de la pensée de Baptiste Morizot que les découvertes sur l’intelligence des animaux et la manière dont certains végétaux, plantes et arbres, communiquent pour faire front devant le danger appuient, sa mise en théâtre, qui donne à la disputatio philosophique un sel non dénué d’humour, à la fois éclairant, malicieux et documenté, entraîne l’adhésion. On regrettera cependant une mise en route un peu laborieuse dans sa volonté d’échapper au débat philosophique classique et d’installer des situations théâtrales. On se perd alors dans des détails qui, pour vouloir établir une complicité plus étroite avec le public, s’avèrent un peu puérils. Plus ramassé, plus gestuel aussi, à la manière dont la suite se construit, le début, débarrassé de ses scories, pourrait avoir un autre impact. On ne boudera pas pour autant l’intérêt de la pensée de Baptiste Morizot, la clarté un peu touffue de son propos et l’exercice de style intéressant et vivant accompli par ses adaptateurs.

Manières d’être vivant. Théâtraliser la pensée.

Manières d'être vivant
S D’après l’essai de Baptiste Morizot S Co-écriture Clara Hédouin et Romain de Becdelièvre S Mise en scène Clara Hédouin S Avec Baptiste Drouillac, Adrien Guiraud, Manon Hugny, Maxime Le Gac-Olanié, Liza Alegria Ndikita, Jenna Thiam S Collaboration artistique Éric Didry, Estelle Zhong Mengual S Assistanat à la mise en scène Joamin Vasseur S Scénographie Arthur Guespin S Création lumière Elsa Revol S Création son Manuel Coursin S Costumes Clara Hubert S Régie générale André Neri S Décor et costumes Ateliers du TNP S Le texte est publié aux éditions Actes Sud, collection « Mondes sauvages » S Spectacle créé au Théâtre National Populaire, en partenariat avec France Culture Création S Durée 1h50

10 – 24 octobre 2025, en salle
Théâtre National Populaire - 8, place Lazare-Goujon 69001 Villeurbanne
04 78 03 30 00 tnp-villeurbanne.com

TOURNÉE
En salle
• du 25 au 28 mars 2026 à La Criée, Marseille
• du 8 au 11 avril 2026 à la MC93, Bobigny
En extérieur
• les 5 et 6 juin 2026 à la Scène Nationale de Narbonne
• le 9 juin 2026 à l’Estive, Scène Nationale de Foix et de l’Ariège
• les 19 et 20 juin 2026 au Channel, Scène Nationale de Calais, co-accueil avec La Barcarolle à Saint-Omer
• les 3 et 4 juillet 2026 à Châteauvallon-Liberté, Scène nationale (SR)

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