15 Mars 2025
Olivier Py livre de la version de Peer Gynt qui associe le texte d'Henrik Ibsen et la musique d'Edvard Grieg une image poétique et inspirée. Elle dessine en creux un portrait d’inadapté au monde dans lequel pourraient se reconnaître bien des artistes.
Dans la pénombre, alors que résonne le prologue musical d’Edvard Grieg, des chasseurs sont à l’affût. Ils poursuivent on ne sait qui on ne sait quoi mais on le saura bientôt lorsqu’apparaît Peer Gynt devant une cabane de bois noir où réside une vieille femme, sa mère, qui l’accable de reproches. D’entrée de jeu, on cesse de s’illusionner sur le personnage. Peer Gynt est menteur, hâbleur et paresseux. On le verra dans ses grandes œuvres par la suite, séducteur aussi de femmes qu’il délaisse, défileur de première dès qu’il est question de s’engager mais en même temps enthousiaste impénitent pour les choses de l’imaginaire et fabricateur de de fantasmes incorrigible et incessant.
Peer (B. de Roffignac) et les Trois Vachères (C. Bourgoin, L. Peyramaure, J. Lebas) - Peer Gynt - Théâtre du Châtelet © Vahid Amanpour
Une pièce à part dans le parcours d’Ibsen
Peer Gynt se distingue considérablement du reste de l’œuvre d’Ibsen, contempteur féroce des travers de la société et de ses faux-semblants. Œuvre foutraque, Peer Gynt se démarque par son thème comme par son traitement.
En s’enracinant dans une réalité villageoise norvégienne, l’auteur fait résonner les velléités identitaires et nationalistes qui s’expriment dès 1830 dans le pays et trouveront une concrétisation dans l’indépendance de la Norvège en 1905. Le décor, quand il fait référence au village dans la mise en scène d'Olivier Py, introduit des constructions de bois à un étage qui renvoient à une image norvégienne tout en s'en démarquant. L'escalier monumental dont elles sont dotées amplifiera le déménagement de la mère de Peer Gynt, expropriée de son logement par les créanciers que son fils ne règle pas, ou figurera la position symbolique de Solveig, image de l’amour éternel et inconditionnel, icône inatteignable pour Peer Gynt.
Par ailleurs la pièce, plus que les autres, se charge d’un contenu autobiographique. Nommé directeur du Théâtre Christiana à Oslo en 1857 mais incapable de le gérer et alcoolique, Ibsen quitte la Norvège pour Copenhague puis Rome où il écrit Peer Gynt en 1866 – il ne reviendra dans son pays qu’en 1891. Dans le personnage de l’antihéros qu’il campe se retrouve l’écrivain qui se vit en poète incompris en proie à ses errances.
L’autre facette qui différencie Peer Gynt des drames sociaux qui sont la marque de fabrique d’Ibsen est la place qu’occupe le comique dans la pièce. Le récit des échecs successifs du personnage dans toutes ses entreprises, pourtant dramatique, s’inscrit sur le mode burlesque. Il est à la fois le dindon de la farce et celui qui dindonne les autres. Un oiseau chanteur-menteur dont les menteries se retournent sur lui, un voleur volé, un négociateur floué, un philosophe raté. L’alliance, ici, du tragique et du burlesque, très shakespearienne et romantique, trouve dans la pièce une expression particulière.
Peer (B. de Roffignac) et la Princesse Troll (C. Bourgoin) - Peer Gynt - Théâtre du Châtelet © Thomas Amouroux
Entre pièce de théâtre et opéra
Peer Gynt est d’abord pensé comme une pièce à lire, non destinée à être jouée. Il faudra d'ailleurs dix ans pour que la pièce soit montée, avec la musique de Grieg, au Théâtre Christiana. Trop longue, trop touffue, trop éclatée dans le temps – elle couvre l’existence du personnage jusqu’à sa mort – et dans l’espace – elle se balade d’un petit village norvégien à l’Orient en passant par le pays imaginaire des trolls, ce qui exige des changements de décor et les coûts qui vont avec –, elle comporte aussi trop de personnages pour être viable.
Mais Ibsen rêve d’en faire un opéra et propose à Edvard Grieg, alors jeune compositeur, d’écrire la partition. Il suggère même des coupes dans le monstre qu’il a engendré pour rendre la chose possible. Cette sélection est, dans son ensemble, celle qu’adopte Olivier Py pour le spectacle du châtelet : suppression du début de l’acte IV et allègement de certaines scènes. L’œuvre alors imaginée, d’un genre inclassable, à la fois pièce de théâtre, pièce symphonique et opéra, s’affirme ici comme une œuvre totale échappant à la classification par genre, où tous les éléments s’imbriquent et se fondant avec une grand maestria. Olivier Py, en ajoutant parfois des chansons – l’air de Solveig, repris comme une antienne – abonde dans ce sens.
Une nouvelle traduction et ses enjeux
Remonter l’opéra dans sa dimension hors norme est un pari pour Olivier Py. Parce que si pièce et musique sont célèbres, c’est séparément. L’une et l’autre se sont fait leur chemin mais leur rassemblement en une seule entité relève de la rareté. D’autant que la distribution nécessaire au spectacle – une formation orchestrale d’une cinquantaine de musiciens auxquels s’ajoutent les acteurs-chanteurs pour ce qui concerne le théâtre – est démesurée.
C’est la présence de la musique qui incite Olivier Py à entreprendre une nouvelle traduction, plus prosodique, pour donner au texte une musicalité en accord avec la forme opératique : un « chanté-parlé » comme le définit le « tradaptateur » (traducteur-adaptateur), comme il se qualifie lui-même, que lui inspire la fréquentation au piano de la musique de Grieg. Décalant la traduction vers le poétique et le merveilleux, il décolle en partie le texte de ses références norvégiennes pour l’adresser à un public plus large, et d’aujourd’hui.
Onirisme à tous les étages
Il fallait à cette pièce invraisemblable, qui passe sans transition du monde réel à celui des contes populaires, des mythes et des croyances, une forme idoine. Olivier Py le trouve dans un univers fantasmé de l’enfance. Avant même que ne commence la pièce, des ombres semblent hanter les panneaux qui ferment le fond de scène. Se dessinent presque imperceptiblement, en ombres chinoises, les figurines d’un carrousel qui tourne lentement dans la lumière : les silhouettes d’un homme au casque cornu rappelant un Viking, un bouc, un squelette, un chameau, le soleil et la lune, entre autres, tous éléments, à un moment, des péripéties qui jalonnent l’histoire de Peer Gynt.
L’imaginaire est omniprésent dans les paysages qui sont projetés au fond de la scène et se succèdent : tableaux abstraits d’où émergent des éléments naturels – forêt ou palmiers – ou rappel du voyage de Peer Gynt comme le navire à vapeur qui l’emporte vers des contrées lointaines. Une lune immense envahira l’espace à la fin, alors que s’achève le parcours de vie du personnage.
Sur le devant de la scène s’installeront, au-delà de l’évocation poétique, les éléments en phase avec l’évolution de la pièce. Ainsi, le royaume des trolls et ses créatures seront traités sur le mode circassien et grotesque, faisant voisiner les petits hommes verts avec des figures porcines. L’autoproclamation de Peer Gynt en Prophète, dans les contrées algériennes, se déroulera sous un palmier où Peer Gynt avait trouvé refuge, sous le regard d’un singe qui le remplace en haut de l’arbre pour apprécier l’admiration cocasse que lui portent les – fausses – danseuses orientales adeptes du Prophète et se gausser de lui lorsqu’il se fait dépouiller par une mousmé maligne.
La machinerie du théâtre est, elle aussi, mise au service de la fantasmagorie en faisant émerger, du plateau qui se soulève, la salle de la noce où Peer Gynt soustrait la future mariée à son promis, ou encore au moment où, sous la houlette d’un Dr Freud à l’accent germanique, Peer Gynt devient l’empereur des fous, réalisant ainsi sa soif de pouvoir – dérisoire, évidemment.
On navigue entre imagination débridée, références au cirque et au grand-guignol, légendes nordiques et danse du ventre, culture de pacotille revendiquée dans une volonté de « carton-pâte » manifeste qui est aussi prise en charge par les comédiennes et les comédiens, tous sexes confondus. La fantaisie joue avec la Phantasie, l’ouverture à l’imaginaire et au débridement de l’imagination et la présence de l'orchestre sur scène ajoute au décrochement du réalisme.
Peer Gynt, un personnage avec l'artiste en filigrane
Dans les plus de trois heures que dure le spectacle, hors entracte, un personnage fait le « show » : Peer Gynt, et avec lui, le comédien Bertrand de Roffignac. Déjà remarqué pour son explosivité et ses qualités performatives dans Ma jeunesse exaltée, la pièce-fleuve d’Olivier Py créée à Avignon en 2022, et pour sa recréation du personnage de Woyzeck dans Moins que rien d’Eugène Durif, il est le comédien en mesure d’extraire du langage tout son poids d’expressivité. Virevoltant, le corps toujours en mouvement, bras et mains dessinant dans l’espace d’invisibles paysages, il fait surgir de sa boîte à jeu mille figures.
Présent en scène durant tout le spectacle, il est, à l’image du personnage, tout en contrastes et en ruptures de ton, enchaînant mensonges et rodomontades mais aussi indécision et authenticité avec la même force de conviction. Tantôt trivial, tantôt lunaire, tantôt ironique, tantôt roué, tantôt innocent, il porte avec la même force de conviction et avec le même bonheur l’excès et la fragilité du personnage et donne à Peer Gynt une épaisseur dans ses contradictions. Porté par le lyrisme dont Olivier Py a enveloppé la traduction, il évolue comme un poisson dans l’eau dans l'épaisseur fantasmatique de la mise en scène.
Une autre dimension, plus métaphysique, a été assignée par le « tradaptateur »-metteur en scène au personnage. Au-delà du clown social et du poète perdu dans ses chimères s’amorce un questionnement qui court sous toute la pièce et finira par occuper l’essentiel des préoccupations de Peer Gynt. « Sois toi-même », lui dit l’homme « dans la lumière de la nuit étoilée ». Cette injonction, le personnage-caméléon qui ne cesse d’endosser défroque sur défroque, du bon à rien fainéant et railleur à celui qui négocie, une fois encore, les parcelles de vie qui lui restent avec le Fondeur de boutons venu mettre fin à son existence, en passant par le trafiquant d’esclaves, le fiancé du genre humain et le prophète, la fait revenir comme un leitmotiv. Car certains personnages ne s’attaquent pas à la réalité ni au comportement extérieur de Peer Gynt. Ils vont plus profond, tels Le Courbe philosophant sur le sens de la vie ou le Fondeur de boutons le sommant d’être quelqu’un. On touche là à une zone plus dissimulée et secrète mais néanmoins omniprésente de la pièce : une incertitude existentielle, un questionnement sur l’être qui se rapporte au personnage en même temps qu’à l’auteur.
Une symbiose remarquable
Le tableau ne serait pas complet si l’on négligeait de mentionner le rôle de l’orchestre. Olivier Py le place sur scène, comme un acteur à part entière du spectacle. Caché quand il n’intervient pas, dévoilé dès lors qu’il est sollicité, il occupe, avec sa massivité de cinquante musiciens que la composition sollicite, tout le fond de la scène. Réactif, dynamique, enjoué, au taquet, mené avec entrain et vigueur par Anu Tali, une jeune cheffe lituanienne, l’Orchestre de Paris fait merveille, à la fois musicalement et dans la complémentarité établie entre musique et action scénique.
D’une pièce presque injouable, Olivier Py a fait un merveilleux spectacle dans lequel toutes les imperfections du projet d’origine deviennent signifiantes et éléments de jeu. Plaisir des sens et de l’intellect se conjuguent ici admirablement, portés par l’humour, l’imaginaire et le merveilleux. Peer Gynt est un bonheur.
Peer Gynt. Pièce d’Henrik Ibsen. Adaptation en français d’Olivier Py (éd. Actes Sud-Papiers). Musique Edvard Grieg.
S Mise en scène Olivier Py S Direction musicale Anu Tali S Décors et costumes Pierre-André Weitz S Lumières Bertrand Killy S Création sonore Stéphane Ozkeritzian S Chorégraphie Ivo Bauchiero S Assistant à la mise en scène Ivo Bauchiero S Assistant à la direction musicale Quentin Hindley S Assistant décors Clément Debras S Assistant costumes Mathieu Crescence S Stagiaire à la mise en scène Hugo Thery S Pianistes répétiteurs et chefs de chant Benjamin Laurent et Vincent Leterme S Réalisation de la partition Alice Rose S Création des surtitres Richard Neel Langue français S Surtitres parties chantées, français et anglais, parties parlées anglais S Avec Clémentine Bourgoin (Anitra, une invitée, une vachère, la Femme en vert), Damien Bigourdan (Un invité, le Roi des trolls, le Courbe, Begriffenfeld), Pierre-Antoine Brunet (Aslak le forgeron, un troll, le Courbe dansé, un huissier, un singe, une fille du prophète, un fou), Raquel Camarinha (Solveig, une fille du prophète), Céline Chéenne (Aase, un troll, un singe, une fille du prophète, un passager), Émilien Diard-Detœuf (Mads, un troll, un huissier, un singe, un fou poète, le Fondeur), Marc Labonnette (La mère de Mads, le père de Solveig, un troll, un voleur, Huhu, le Capitaine), Justine Lebas (Helga, une vachère, un troll, un huissier, un singe, une fille du prophète), Pierre Lebon (Un invité, un troll, la Femme en vert vieille, un singe, une fille du prophète, Plume, le Cuisinier, le Maigre), Lucie Peyramaure (Ingrid, une vachère, un troll, une fille du prophète), Olivier Py (Le père de Mads, la mère de Solveig, un troll, un huissier), Bertrand de Roffignac (Peer Gynt, Sévag Tachdjian (Le père d’Ingrid, un troll, l’Enfant troll, Fellah, un matelot, le Prêtre), Hugo Thery (Un invité, un troll, un huissier, une fille du prophète, un fou) S Orchestre de chambre de Paris Violon Julien Szulman (solo super soliste invité), Franck Della Valle (violon solo), Olivia Hughes (violon solo), Suzanne Durand-Rivière (co-solo), Émeline Concé, Nathalie Crambes, Jeroen Dupont, Kana Egashira, Sophie Guille des Buttes, Tania Passendji, Yuriko Shimizu, Mirana Tutuianu, David Bahon, Matilda Daiu, Juliette Leroux Alto Jossalyn Jensen (solo), Claire Parruitte (co-solo), Sabine Bouthinon, Arabella Bozic, Stephie Souppaya, Pierre Courriol Violoncelle Benoît Grenet (solo), Robin de Talhouët (co-solo), Étienne Cardoze, Livia Stanese, Sarah Veilhan Contrebasse Eckhard Rudolph (solo), Jean-Édouard Carlier, Vincent Lamiot Flûte Liselotte Schricke, Alexina Cheval, Chloé Gaucher Hautbois Ilyes Boufadden-Adloff (solo), Guillaume Pierlot Clarinette Florent Pujuila (solo), Claire Voisin Basson Fany Maselli (solo), Maxime Briday Cor Romain Albert (solo invité) Gilles Bertocchi, Louis Vathonne, Pauline Chacon Trompette Florian Begarie (solo invité), Siméon Vinour Trombone Benjamin Gallon, Lili Soletti, Nathan Banz Tuba Jonas Réal Timbales Nathalie Gantiez (solo) Percussion Colin Boulanger, Jérôme Guicherd, Tristan Pereira Harpe Alexandra Bidi Claviers Jean Sugitani S Production Théâtre du Châtelet S Coproducteur d’exploitation Orchestre de chambre de Paris Edvard Grieg, Peer Gynt, musique pour le poème dramatique d’Henrik Ibsen, op. 23, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Londres, New York, C. F. Peters, 1908. S Durée totale environ 3h40 dont un entracte de 25 min
Du 7 au 16 mars 2025
Théâtre du Châtelet – Place du Châtelet, 75001 Paris.