10 Février 2025
Là où Nanni Moretti transformait une piscine en théâtre de la déconfiture du communisme italien, le théâtre se fait piscine d’un match imaginaire aussi burlesque que tragique dans lequel le cinéma se reflète.
Tout commence par l’histoire un peu folle d’un concours de grimaces. Pour s’être retourné sur des enfants qu’il tentait d’égaler en déformations « facesques » et farcesques alors qu’il était au volant, le narrateur, Nanni Moretti-Nicolas Bouchaud, a foncé dans une voiture. Lorsqu’il ressort de l’accident, il a perdu la mémoire. Son histoire, il la reconstituera à partir des réflexions des autres, dans des allers-retours permanents entre ce qu’il est, ce qu’on attend de lui, ce qu’il a été et ce qu’on lui prête. Une savoureuse errance comme le cinéaste sait les pratiquer, dans un entre-deux, entre-deux eaux dans une piscine, entre-deux temps entre passé et présent, entre deux états, entre action et réflexion. « Flotter, c’est encore du travail » : ce commentaire de Serge Daney revient comme un leitmotiv tout au long de l’histoire.
Au point de départ, un film de Nanni Moretti et l’amour d’un cinéphile
Palombella Rossa, c’est ce film de Nanni Moretti sorti en 1989 qui raconte l’histoire d’un joueur de water-polo devenu amnésique à la suite de son accident de voiture, qui se remémore peu à peu, au cours d’un match, en brides désordonnées symptomatiques du désordre qui règne dans sa tête, son passé de militant communiste, ce qu’il veut continuer de rester envers et contre tout alors qu’autour de lui son monde s’effondre. Un film inclassable, comme tous les films de Moretti, un film du « je » en proie au délire de l’incertitude et du renversement des valeurs dans un monde qui lui échappe et où il ne trouve pas sa place.
C’est aussi la déclaration d’amour d’un cinéphile musicien, Mathieu Bauer, qui rend hommage à un réalisateur qui flotte à la surface de l’eau, dans l’espoir qu’il reste encore, peut-être, quelque chose à dire même si le doute ne cesse de le tarauder, justement parce que ceci est possible. En tant que metteur en scène, il a, à maintes reprises, intégré le cinéma dans son travail, en adaptant au théâtre un certain nombre de films (les Carabiniers, les Chasses du compte Zaroff, Schock Corridor…), en concevant des spectacles dont la construction renvoie au plan-séquence cinématographique et aux spécificités du découpage cinématographique (gros plans, plans larges, moyens, serrés, etc.). Il cherche à décloisonner les genres – cinéma, théâtre, musique, littérature. Outre Godard, Rossellini ou Samuel Fuller, il s’est intéressé à Zweig, Bataille ou Steinbeck, aux poèmes d’Heiner Müller (Ajax) comme au livret wagnérien, a consacré un spectacle au duo Fellini-Rota et réalisé un ciné-concert performé autour de la figure de Buster Keaton.
Une piscine métaphorique
Dans le grand bain dans lequel est plongée l’équipe de water-poloïstes, on retrouve avec un humour plein de saveur une série de poncifs, aussi cocasses que bien sentis, relatifs au sport, avec ses supporters, ses entraîneurs, ses arbitres, le brouhaha de la foule, les contestations des joueurs, et des commentaires journalistiques du match qui ressemblent à s’y méprendre à ceux utilisés pour le football : penalty, lob, etc.. Dans ce bain traversé par le défilement des slogans publicitaires que diffusent aussi les haut-parleurs durant les interruptions de match, nous voici immergés dans une piscine consumériste dont il nous faut faire notre ordinaire pour un bain de société où panem et circenses sont les mamelles du fonctionnement social.
L’image du bain prend aussi, dans le spectacle comme dans le film, une dimension politique fondamentale. Parce que dans la mémoire confuse de Michele Apicella, qui se découvre poloïste par les attentes que les autres lui transmettent, reste gravée une phrase – « Je suis communiste ! » – que viennent titiller les questions-pièges qu’on lui pose, sur ses fonctions politiques à l’Assemblée, sur la déroute du Parti communiste italien, sur son obstination à se dire communiste quand cette appellation a disparu de la définition du Parti. Ce questionnement correspond à l’interrogation de Moretti sur le devenir de nos sociétés, sur le legs du communisme, sur ce qui reste des utopies. Et Michele, son double, presque à poil dans son maillot de bain, traduit nos hésitations à nous jeter à l’eau pour chercher des réponses à la crise de nos engagements.
La piscine, c’est le marigot de la société contemporaine, avec son sens de la compétition à outrance, la disparition de ses valeurs humaines, sa politique-spectacle, son morcellement du discours et de l’information qui signe la mort de la pensée, le bain dans lequel Michele entre à reculons en même temps qu’il lui permet de remonter le cours de sa mémoire, de retrouver ses souvenirs.
Une scénographie époustouflante
En choisissant la piscine comme lieu-source du spectacle, Mathieu Bauer en explore toutes les possibilités. Tantôt cantonnée à ses bords où s’échauffent les joueurs, où se répandent journalistes, supporters et marchands du temple, c’est derrière un gradin, devenu bord de la piscine, qu’on voit s’agiter les joueurs, tendus en passe et en jetés. À d’autres moments, les spectateurs se verront projetés dans le bain même par des projections filmées de joueurs évoluant dans l’eau ,qui occuperont tout l’espace. Ces images, enregistrées lors d’un entraînement des membres du club de water-polo de Noisy-le-Sec, fourniront également aux comédiens une source d’information où s’immerger pour créer leurs personnages. La coexistence du dedans et du dehors, qui correspond aux états d’âme de Michele et à sa confrontation avec le monde extérieur, rentre, elle aussi, dans le jeu de la métaphore.
Jeu, parole et musique
Dans cet univers d’esquive, d’indécision et de flottement, les actrices et acteurs, à l’exception de Nicolas Bouchaud qui campe un Michele-Nanni Moretti comme on croirait le voir, jouent tous les rôles et dans tous les registres. La commerçante se fera journaliste en petites chaussettes de tennis pour poser des questions ineptes et les joueurs se transformeront en intervieweur ou en supporters, quand ce n’est pas en camarades de parti pour les besoins de la cause. Mathieu Bauer et Sylvain Cartigny, le bonnet de bain sur la tête, participent de l’ambiance, plongés dans un petit bain lorsqu’ils se mettent, l’un aux guitares et au clavier, l’autre aux percussions pour assurer l’accompagnement musical qui renvoie à l’air présent dans le film de Nanni Moretti, E ti vengo a cercare, mais emprunte aussi aux musiques « légères », aux romances et aux chansons populaires, parfois venues d’autres films du réalisateur et intégrées à la partition du spectacle.
De la même manière que le spectacle joue entre fidélité au film et réinvention, on est, du côté du théâtre, dans le jeu de l’entre-deux. On navigue entre réalité et fiction, entre références à la politique italienne et onirisme au gré des tours et des détours qu’impose la mémoire en zigzag de Michele. Nicolas Bouchaud explore la veine comique en être imprécis, indécis, à la mimique appliquée et sérieuse en même temps qu’éthérée et décalée d’un Buster Keaton qui se demande ce qu’il vient faire dans cette galère. Il en a en même temps l’obstination silencieuse et appliquée qui le rend incongru dans le décor qui l’environne. Ce « déplacement » permanent s’accompagne d’échappées belles textuelles que Mathieu Bauer confie à Anne-James Chaton ou emprunte à Barthes ou à Heiner Müller, pour répondre à la logorrhée vide de sens des années 1980, à laquelle le film comme le spectacle apportent une réponse en forme de pirouette.
À la novlangue insupportable utilisée par la journaliste, qui conduit Michele à la gifler, répond une autre gifle, celle que Julie Christie inflige à Omar Sharif dans le Docteur Jivago. Le cinéma, et à travers lui l’art, partagé par les spectateurs qui regardent le film, offrent l’espoir d’une affinité commune, qu’on retrouvera à la fin lorsque les spectateurs communieront dans le même effroi au moment où Jivago succombe à une crise cardiaque alors qu’il a aperçu Lara et veut se lancer à sa poursuite. Le cinéma s'ajoute au théâtre. L’art est un refuge, il offre peut-être aussi la possibilité d’une complicité de l’intime dont l’émotion sous-tendue est une leçon. « Nous sommes différents mais nous sommes tous pareils » tracera un fil rouge au long du spectacle, comme pour tisser le lien de ce qui nous rassemble.
On regrettera cependant quelques longueurs ou la présence trop marquée de la chanson italienne à la fin du spectacle. De même, pour le spectateur ignorant de la réalité politique italienne des années 1980, il ne sera pas facile de se repérer dans la jungle des noms bombardés par les personnages. Mais l’essentiel demeure. On retrouve cet humour si particulier qui fait le charme de Nanni Moretti et son apparence de désabusement qui cache une forme de désespoir. On partage les inquiétudes de sa vision du monde. Le malaise que crée le vide laissé par la disparition des idéologies et son remplacement par un émiettement vide de sens dont les médias se font les complices n’appartient pas qu’aux années 1980. La crise du sens qui caractérise notre époque n’est pas obsolète. Aussi le « message » du spectacle prend-il tout son sens. Flotter sur les eaux, c’est également ne pas couler.
Palombella Rossa. D’après le scénario de Nanni Moretti et des textes d’Anne-James Chaton, avec des emprunts à Roland Barthes (sur la fatigue) et Heiner Müller (sur le capitalisme et les solitudes)
S Adaptation et mise en scène Mathieu Bauer S Composition musicale et collaboration artistique Sylvain Cartigny S Avec Mathieu Bauer, Nicolas Bouchaud, Sylvain Cartigny, Matthias Girbig, Gulliver Hecq, Clémence Jeanguillaume et Jeanne Lepers S Scénographie et costumes Chantal de la Coste S Création sonore Alexis Pawlak S Création vidéo et régie générale Florent Fouquet S Création et régie lumière Stan-Bruno Valette S Images Matthias Girbig S Régie son Jean-Baptiste Nirascou S Assistanat à la mise en scène Anne Soisson S Avec la collaboration du Cercle des Nageurs Noiséen, club de water-polo de Noisy-le-Sec S Bureau de production Retors Particulier S Diffusion Florence Bourgeon S Production déléguée Compagnie Tendres Bourreaux S Coproduction MC 93 - Maison de la culture de Bobigny, Le Manège - Scène Nationale de Maubeuge, L’empreinte - Scène Nationale de Brive-Tulle, Scène Nationale d’Albi-Tarn, Théâtre Auditorium de Poitiers - Scène Nationale, L’Archipel - Scène Nationale de Perpignan, Théâtre La Passerelle – Scène nationale de Gap S Création octobre 2024 S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S Avec le soutien du département de la Seine-Saint-Denis et de la Ville de Paris au titre du dispositif artistes et sportifs associés et de la Région Île-de-France au titre de l’Olympiade Culturelle S Spectacle labellisé par le Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 S La Compagnie est subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Île-de-France S Durée 1h40
TOURNÉE
Du 7 au 14 février 2025 à la MC93 de Bobigny
Les 25 et 26 février 2025 au Lieu Unique à Nantes
Les 10 et 11 mars 2025 au Grand Théâtre d'Albi
Le 13 mars 2025 à 20h30 à l'Empreinte, Scène Nationale de Brive-Tulle
Du 3 au 14 juin 2025 au Théâtre Silvia Monfort à Paris