10 Février 2025
À l’Opéra-Comique, sous la baguette de Laurence Equilbey, Insula Ochestra traduit les nuances de Luigi Cherubini, dans une mise en de Marie-Ève Signeyrole qui tente de disculper la mère infanticide
Un opéra théâtral
Épopée en plusieurs épisodes – vol de la Toison d’or de Jason, avec l’aide de Médée, fuite du couple en Méditerranée et meurtre du frère qui les poursuit, retour à Iolcos, exil à Corinthe, puis à Athènes –, le mythe de la mère infanticide a franchi les siècles, à travers les pièces d’Euripide, de Sénèque, de Corneille et la scène contemporaine n’en finit pas de décliner cette histoire, comme dernièrement Ben Duke avec Ruination: The True Story of Medea.
Le récit se concentre ici sur la répudiation de Médée par Jason et les noces de celui-ci avec Dircé, fille du roi de Corinthe, Créon, puis met en scène l’ire de l’héroïne et son acte meurtrier. Singulièrement, l’œuvre débute non sur Médée, mais sur Dircé, sa rivale, et met en perspective les deux personnages féminins, comme s’il s’agissait d’un drame conjugal, les enfants en étant l’enjeu. Le livret de François-Benoît Hoffman (1760-1828) comportait des dialogues parlés, écrits en alexandrins, tragédie oblige, et fut créé au Théâtre Feydeau en 1797, mis en musique par Luigi Cherubini (1760-1842), nouveau venu à Paris et déjà très à la mode.
Cet opéra-comique, jugé trop noir et manquant de magie, qualifié du fait de son hybridation de « terrorisme musical », quitte l’affiche après trente-neuf représentations, malgré l’admiration que suscita la partition. C’est hors de France que Médée, ou plutôt Medea, continue sa route, traduit en allemand ou en italien en version « opéra », avec des récitatifs à la place des vers parlés. Il retrouvera sa forme originale en 2012, et encore, avec un texte largement adapté par Krzysztof Warlikowski qui en assurera la mise en scène au Théâtre des Champs-Élysées avec Nadja Michael dans rôle titre et sous la direction musicale de Christophe Rousset.
Laurence Equilbey dirige le retour de Médée dans sa version de 1797. La cheffe d’orchestre souligne la dimension théâtrale de la musique : « L’orchestre est un acteur du drame, comme chez Gluck : il révèle la psyché des personnages. Ainsi, l’introduction de l’acte III est une tempête qui dépeint moins le déchaînement des éléments (un lieu commun dans les tragédies en musique dès l’époque baroque) que la tempête intérieure de Médée, laquelle s’exprimera dans la suite de l’acte. De même, dans le finale, l’orchestre annonce le dénouement : il déploie une ligne torturée, sombre, dans laquelle un sinistre ré mineur succède au lumineux ré majeur. »
Médée d’hier et d’aujourd’hui
Marie-Ève Signeyrole opte pour une lecture contemporaine du mythe et met en lumière la condition de Médée en tant qu’étrangère et victime d’un système patriarcal. En regard du livret et des parties chantées, elle imagine une femme infanticide qui, de sa prison, revit l’horreur de son acte. Parallèlement à la soprano Joyce El-Khoury, la comédienne Carole Frossard, immobile sur une chaise, voit ses souvenirs défiler en vidéo : un jardin déserté et des balançoires vides, un appartement jonchés de jouets épars... Elle fait entendre, d’un épisode à l’autre de la pièce, la lettre déchirante de Médée à Jason empruntée aux Héroïdes d’Ovide. S’y ajoutent quelques témoignages de mères infanticides. Mais on peut se demander si ce personnage rapporté et ces inclusions étaient vraiment nécessaires. L’opéra lui-même, tel que mis en scène, suffirait à exprimer ce point de vue. Y concourent le jeu et la prestation vocale contrastés de la soprano, les atermoiements qui rongent son passage à l’acte, partagés avec sa servante Néris, la présence continuelle des deux enfants sur scène ou, lorsqu’ils sont hors-champ, épiant les tourments des adultes comme autant de menaces. La mise en scène leur prête des actions parallèles et un texte, absents de l’œuvre originelle.
Joyce El-Khoury (Médée), Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Néris), Caroline Frossard (comédienne). Phot. © Stefan Brion
Un environnement au goût du jour
Le décor, simple et astucieux, assure de la fluidité à la mise en scène. Au départ, la fenêtre grillagée de la prison où est enfermée la comédienne s’ouvre sur des images de mer : une voile se lève et c’est le bateau de Jason et Médée fuyant la Colchide, après le vol de la Toison d’or. Des vidéos évocatrices de lieux imaginaires ou réalistes illustrent les enjeux dramatiques. Quelques meubles et accessoires figurent le palais de Créon où se déroule le dîner prénuptial de Jason et Dircé. Des hardes suspendues à des fils évoquent le temple où Médée trouve un asile parmi d’autres réfugiées. Sur une table de salle à manger, mère éplorée et aimante, l’héroïne sert aux enfants leur dernier repas. Les costumes marquent les différents univers. Médée revêt les habits orientaux de la lointaine Colchide, tandis que les Corinthiens sont habillés à l’occidentale. La thématique de Médée, en tant qu’étrangère, est ici lourdement appuyée par l’intervention de forces de l’ordre en uniforme (le chœur) contre des migrants.
La force de Luigi Cherubini
En dépit de cet appareil dramaturgique compliqué, l’œuvre ne perd pas sa puissance musicale et vocale. Aux alexandrins un peu pompeux – on est loin de Racine –, interprétés sans trop de peine par les chanteurs, succèdent des arias subtilement écrites. Très enlevée au début, lors des préparatifs de la noce, la partition se charge de drame dès l’apparition de Médée. Ses harmonies souvent en mineur, sombres, sont longues, portées par des cordes rythmées, virtuoses, et des vents tour à tour plaintifs ou mordants. Cherubini n’abuse pas des accents baroques à la mode, ni, pour le chœur, des accents héroïques propres à l’époque révolutionnaire.
Le compositeur italien prête aux personnages des sentiments touchants mais non sans équivoque et ménage un juste équilibre entre instruments et voix sans fioritures et en demi-teintes. Joyce El-Khoury incarne le rôle-titre avec une intensité saisissante. Sa prestation vocale puissante rend toutes les subtilités et contradictions du personnage. Tantôt furie, femme jalouse ou mère bouleversée, elle passe d’un registre à l’autre : sa voix se fait voluptueuse ou se durcit. Une berceuse en arabe enjôle ses enfants, alors qu’elle s’apprête à les sacrifier. À ses côtés, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur est une Néris dévouée, au mezzo chaud et réconfortant. Julien Behr prête sa voix au personnage de Jason. Un anti-héros difficile à assumer face à Médée mais qu’il assure avec élégance et clarté. Moins net, le personnage de Créon, qui semble céder à la vindicte de Médée, demande à Edwin Crossley-Mercer de nuancer sa tessiture de basse entre autorité et complaisance. Lila Dufy, pour sa part, reste un peu figée dans le rôle de Dircé.
À la direction de son ensemble Insula orchestra, réputé pour ses interprétations sur instruments d’époque, Laurence Equilbey révèle la subtilité de l’orchestration de Cherubini, notamment dans le traitement des bois et des vents. Ils jouent rarement tous ensemble et, sous sa battue dynamique et souple, nous parviennent toutes les nuances de la partition. Le chœur Accentus, qui accompagne souvent les productions d’Insula orchestra, semble très à l’aise dans cette mise en scène et apporte un contrepoint collectif à la tragédie : scènes de liesse de la noce, manifestations de peur du peuple de Corinthe face à Médée. Il participe au dénouement tragique, dans l’ombre, tel un tribunal fantôme accompagné par un déchaînement de cuivres et force timbales dans un rythme saccadé ponctué de silences : « Justice des cieux ! Horrible forfait ! ». La force dramatique de cette musique l’emporte sur tout discours autour de l’infanticide.
On pourra revoir cette mise en scène de Médée avec les mêmes chanteurs, reprise par l’orchestre national de Montpellier et le chœur de l’Opéra de Montpellier sous la direction de Jean-Marie Zeitouni.
Médée de Luigi Cherubini, livret de François-Benoît Hoffman
S Direction musicale Laurence Equilbey S Mise en scène, conception réalisation vidéo Marie-Ève Signeyrole S Décors Fabien Teigne S Costumes Yashi S Lumières Philippe Berthomé S Vidéo et cadrage Céline Baril S Post-production vidéo Artis Dzērve S Dramaturgie Louis Geisler S Bruiteur Samuel Hercule S Assistant à la direction musicale chef de chœur Christophe Grapperon S Assistante à la direction musicale Guillemette Daboval* S Assistante à la mise en scène Sandra Pocceschi S Assistante aux costumes Claire Schwartz S Directeur des études musicales Yoan Héreau Avec Joyce El-Khoury (Médée), Julien Behr (Jason), Edwin Crossley-Mercer (Créon), Lila Dufy (Dircé), Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Néris), Michèle Bréant*( Première suivante de Dircé), Fanny Soyer (Deuxième suivante de Dircé, Caroline Frossard (Comédienne), Inès Dhahbi, Sira Lenoble N’Diaye, Lisa Razniewski, Mirabela Vian (Figurantes), Enfants Inès Emara, Félix Lavoix, Donadieu (8, 12, 14 février) ; Edna Nancy Erwan Chevreux (10, 16 février) (Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique) S Orchestre = Insula orchestra S Choeur Accentus S Production Théâtre national de l’Opéra-Comique S Coproduction Opéra Orchestre National Montpellier Occitanie, Insula orchestra S Editions critique Heiko Cullmann / Boosey & Hawkes S Le gâteau du banquet est une création de Stanislas Quidet S Durée estimée 2h40, entracte inclus
Création à l’Opéra Comique, du 8 au 16 février 2025
Opéra national de Montpellier du 8 au 13 mars 2025