11 Février 2025
Le Nouveau Théâtre Populaire crée en 2021 à Avignon une trilogie Molière avec Le Tartuffe, Dom Juan et Psyché. Retour sur cette création, qui inaugure la démarche délibérée de cette troupe de sortir des sentiers du spectacle solitaire, après qu’on a pu voir la trilogie suivante : Notre Comédie humaine.
Le Nouveau Théâtre Populaire est né à l’été 2009 dans un village du Maine-et-Loire, à Fontaine-Guérin, avec le désir de retrouver, en le réinterprétant, l’héritage des pionniers du théâtre populaire : Copeau, Dullin, Pottecher, Vilar. En plein air et pour un prix des places modique, son collectif d’une douzaine de membres avait pour ambition de présenter au public les grands classiques de la littérature dramatique. Une formule de théâtre « pauvre », privilégiant une rencontre avec le public, où le spectacle soit aussi une fête. Douze ans plus tard, le collectif est passé à vingt-et-un membres et la démarche s’est enrichie du désir de sortir du jardin et d’investir les lieux théâtraux.
La trilogie Molière (le Tartuffe, Dom Juan, Psyché) inaugure la formule de cette exportation dans des lieux dédiés au théâtre en 2021, à Avignon, suivie, en 2024 de l’adaptation en trois spectacles et des intermèdes de l’œuvre de Balzac, qui évoque le destin de Lucien Chardon, devenu de Rubempré : Notre comédie humaine. On y trouve le désir de s’installer dans une autre temporalité – chaque trilogie dure autour de six heures avec les entractes – en créant, pour le public, des trilogies à vivre et pas seulement à voir, ponctuées par des intermèdes au cours desquels on peut choisir, ou pas, de s’intéresser aux compléments et échappées belles offerts par des formes théâtralisées qui se rapprochent du cabaret. S’y exprime aussi la volonté d’affirmer la force du collectif en confiant chacune des parties de la trilogie à un metteur en scène qui transforme l’œuvre en une création plurielle dans laquelle circulent, dans la diversité des approches, un dialogue théâtral en même temps que la lecture spécifique de chaque mise en scène.
La trilogie Molière. Trois manières de confronter l’homme et Dieu.
C’est à Léo Cohen-Paperman que revient le privilège d’ouvrir ce bal du XVIIe siècle qui confronte les natures humaines et divines avec le Tartuffe, dans la version remaniée par Molière en 1667 intitulée l’Imposteur, la version précédente, Tartuffe ou l’Hypocrite, présentée à la cour en 1664, ayant été interdite de représentation publique sur les instances de l’archevêque de Paris. Cette deuxième version quant à elle ne connaîtra, du vivant de Molière, qu’une représentation avant d’être interdite à son tour et d’être à nouveau remaniée dans une version « acceptable », qui connaît un grand succès public. Au moment où le catholicisme est en crise, mettre au premier plan un directeur de conscience fourbe et lubrique n’était pas admissible et il revenait au pouvoir de resserrer les boulons.
Émilien Diard Detœuf prend la suite avec Dom Juan, un thème déjà très couru à l’époque de Louis XIV et maintes fois exploité. La première version, en trois actes, représentée devant la Cour en mai 1664, est cependant elle aussi frappée d’interdiction. Le Festin de pierre, en cinq actes cette fois, verra le jour six mois plus tard, sous la forme d’une comédie à machines qui connaîtra un succès fulgurant. Si le Tartuffe dénonçait le simulacre d’une piété feinte, sans cependant s’attaquer aux préceptes de la foi, Dom Juan, lui, créature de la nuit, dynamite toute croyance et entame de front le combat avec Dieu – ce pour quoi il est puni.
Avec Psyché, « tragi-comédie-ballet », initialement prévue pour durer cinq heures, écrite avec le concours de Corneille et Quinault, et dont les intermèdes musicaux sont confiés à Lully et la chorégraphie à Pierre Beauchamp, on entre dans le domaine du divertissement à grand spectacle dont la représentation est prévue dans la salle des Machines, à Versailles, en 1671, avant d’être transportée au Palais-Royal. Qu’on se le dise, les effectifs musicaux, gigantesques, comprennent treize chanteurs solistes, un grand chœur, soixante-six danseurs et pas moins de cent vingt instrumentistes… Trois cent cinquante interprètes au total, invités à célébrer l’accession de l’humaine Psyché au séjour des Dieux. C’est cette fête non exempte de férocité et de bas instincts, comme la jalousie, que retiendra Julien Romelard, qui la transposera dans le monde contemporain.
Trois espaces et trois temporalités
C’est dans un espace intimiste que Léo Cohen Paperman situe les personnages de Tartuffe, présentés dans leurs atours du XVIIe siècle. Situés de part et d’autre de la scène, dans une version bi-frontale, les spectateurs scrutent à la loupe celui qui singe la dévotion. Le metteur en scène a choisi d’en faire une farce impertinente, proche de la commedia dell’arte. Ici c’est dans un étroit couloir, entre deux portes qui s’ouvriront et claqueront maintes fois, derrière lesquelles les personnages se plaisent à écouter, que se situent les appartements d’Orgon.
Voici paraître toute la compagnie, les corps contraints dans de sinistres costumes noirs vaguement d’époque, en rangs serrés pour une oraison muette conduite par la mère d’Orgon, Mme Pernelle. La bigote vante le parangon de vertu qu’est Tartuffe, mais l’on sent déjà, par quelques mimiques impatientes, les jeunes gens, la servante Dorine et Elmire, la maîtresse de maison, bouillir de réticences aux sermons de la vieille. Léo Cohen-Paperman n’hésite pas à grossir le trait.
Les actions sont menées allegro, les séquences s’enchaînent entre et derrière les portes, sans temps morts. C’est à qui prendra l’autre de vitesse dans les jeux de scène : gifles, coups, bousculades, gestes et mouvements répétitifs telle la scène entre Valère et Marianne ou la « toux » d’Elmire. « Du mécanique plaqué sur du vivant » – pour reprendre la formule de Bergson définissant le rire –, comme chez Molière où, à ce que rapportent ses contemporains, les acteurs ne reculaient pas devant les grimaces, mimiques outrées, gestes excessifs. Elsa Grzeszczak est la plus impertinentes des Dorine ; Lazare Herson-Macarel une Mme Pernelle exécrable ; Claire Sermonne en Elmire se révèle plus coquine qu’il n’y paraît ; Joseph Fourez (Damis) manie les vers avec une impudente virtuosité. Éric Herson-Macarel joue un Orgon bonasse face à son prédateur, Julien Campani qui, d’infirme cloué sur sa chaise roulante et confit en dévotion, se transforme en redoutable prédateur sexuel... Et quand l’envoyé du Roi, tel un deus ex machina, vient réparer les bêtises d’Orgon et punir l’imposteur, nul n’est dupe que le Ciel, tant de fois invoqué, n’est qu’une autorité temporelle providentielle. On pourrait y voir un message pour aujourd’hui.
À l’alexandrin, qui pèse de tout son poids en tant que forme du passé, la jeune équipe a injecté l’impertinence voulue par Molière. Ce n’était pas pour lui le moindre paradoxe que d’utiliser cette forme noble pour une comédie, mais il tricote si ironiquement langue vulgaire et sophistiquée que c’est un régal pour les acteurs d’en faire entendre la saveur.
Dom Juan, dont le caractère de comédie est lui aussi souligné, bien que la gradation de celle-ci monte d’un cran pour devenir grinçante et la conduit désormais vers l’ironie et l’anathème, prend un tout autre parti. C’est en costumes contemporains que les personnages apparaissent, depuis la salle, comme pour nous dire qu’il y a en Dom Juan un personnage de notre temps, partagé entre un individualisme à tout crin, une volonté de jouissance dans l’instant et un mépris absolu du futur.
Les gradins sur lesquels les spectateurs étaient installés sont devenus l’escalier que Dom Juan gravit vers une porte n’ouvrant que sur le vide, où se tient son châtiment sous la forme du Commandeur, tandis que Sganarelle, décidément ancré dans la réalité – Valentin Boraud joue l’échalas un peu déstructuré et sans cesse en mouvement qui vibrionne en mouche du coche autour des personnages –, patine au niveau d’un sol qui s’avère glissant et traître, tout occupé qu’il est à ménager la chèvre et le chou. C’est au sexe de Dom Juan qu’il s’adressera quand il lui parlera des femmes qu’il ne cesse de vouloir séduire, tandis que Dom Juan – Lazare Herson-Macarel, éclatant de jeunesse insolente, monté sur ressorts et plus farceur et enjôleur que nature –, méprisant les coups du Destin qui résonnent à chacune de ses frasques, draguera dans la salle de possibles conquêtes d’après le spectacle.
Pour Psyché, la pièce s’installe d’emblée dans la fantasmagorie et l’imaginaire. La salle est devenue le lieu d’un cabaret SM où bas résille et fouet règnent en maîtres avant que l’on ne nous raconte une histoire d’un autre temps où une enseigne au néon clignote pour nous indiquer l’Olympe. Le démontage de l’espace scénique, qui chassait Dom Juan de la scène à la fin de la pièce, dans la partie précédente, a fourni les matériaux d’une mise en scène qui verra les amours d’Éros et de Psyché portés au pinacle au-dessus des musiciens, ailes du dieu gigantesques à l’appui, tandis que la méchante reine – Claire Sermonne, ici Vénus, plus sorcière que nature, supplantée par Psyché, plus jeune, plus fraîche –, rumine sa vengeance avec deux diables en laisse. La jalousie des deux sœurs de Psyché et leur duplicité sont traitées sur le mode de l’outrance et du grotesque. Les musiciens, en scène – Baptiste Chabaudy et Frédéric Jessua, accompagnés à la flûte par Elsa Grzeszczak –, rythment un spectacle où passé et présent se sont fondus en un même ensemble qui joue allègrement sur tous les tableaux. Molière est devenu objet d’un délire trash, porté par un commentateur goguenard qui s’intitule de son propre chef Choryphée et ironise sur les personnages, tandis que se déchaînent, au sens propre comme au figuré, les personnages sur des airs de dub techno. La revanche de Psyché, escortée par son amoureux Amour, qui accède enfin à l’Olympe et devient l’égale des dieux, est furieusement contemporaine…
Radio Grand Siècle
Radio Grand Siècle, qui prend en charge les intermèdes, accueillera sur le plateau Monsieur, frère du Roi, qui parlera aussi bien de ses fantasmes que de son rapport à Molière et du soutien qu’il lui apporta tandis que les comédienne et des comédiens viendront tour à tour lire un texte, jouer de la musique, se soumettre à des interviews, évoquer le siècle de Molière ou introduire les spectacles.
Premier triptyque d’une série qui en compte pour le moment deux, le Ciel, la nuit et la fête a toutes les caractéristiques des premières fois. Inventif, enlevé, insolent, volontairement « désordonné » tout en restant juste et pertinent dans la vision qu’il donne de Molière, il se situe d’emblée du côté de la connivence avec le public. Et, si l’on peut émettre des réserves pour quelques détails mal ficelés, pour quelques ruptures de rythmes ou pour quelques choix un peu racoleurs, l’intelligence reste cependant au rendez-vous et les spectateurs, enthousiastes, le font savoir…
Le ciel, la nuit et la fête - Le Tartuffe - Dom Juan - Psyché de Molière
S Mise en scène Léo Cohen-Paperman, Emilien Diard-Detœuf, Julien Romelard S Grand Siècle (radio) Conception et mise en scène Frédéric Jessua S Conception scénographique Anne-Sophie Grac S Collaboration scénographie et accessoires Pierre Lebon S Lumière Thomas Chrétien S Costumes Zoé Lenglare et Manon Naudet S Musique Bravo Baptiste S Son Lucas Lelièvre assisté de Baudouin Rencurel S Régie générale Marco Benigno assisté de Thomas Mousseau-Fernandez S Maquillage et coiffure Pauline Bry-Martin S Collaboration artistique Lola Lucas S Administration et production Lola Lucas assistée de Marie Mouillard S Avec Marco Benigno, Pauline Bolcatto, Valentin Boraud, Julien Campani, Philippe Canales, Léo Cohen-Paperman, Emilien DiardDetœuf, Clovis Fouin, Joseph Fourez, Elsa Grzeszczak, Eric Herson-Macarel, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Morgane Nairaud en alternance avec Camille Bernon, Julien Romelard, Claire Sermonne, Sacha Todorov S Création au Festival d’Avignon, Cour Minérale - Université Pasteur, du 20 au 25 juillet 2021 S Production Nouveau Théâtre Populaire S Coproduction Festival d’Avignon, Le Quai - CDN d’Angers, CDN de Tours - Théâtre Olympia, CCAS, Association des Amis du Nouveau Théâtre Populaire, Théâtre de Chartres, Le Centquatre S Avec le soutien des Tréteaux de France-CDN S Avec l’aide à la création de la Région Pays-de-la-Loire S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Durée 6h45 Accueil public avec Grand Siècle (radio) 30 min ; Le Tartuffe 1h50 ; Entracte avec Grand Siècle (radio) 30 min ; Dom Juan 1h45 Entracte avec Grand Siècle (radio) 1h ; Psyché 1h40
Pour Notre comédie humaine, voir notre article https://www.arts-chipels.fr/2024/11/notre-comedie-humaine.une-trilogie-des-illusions-perdues-qui-reinvente-l-illusion.html