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Arts-chipels.fr

Histoire du soldat. D’une guerre à l’autre, le diable ne change pas…

Le Diable. Phot. © Thomas Amouroux

Le Diable. Phot. © Thomas Amouroux

Ce « mimodrame » composé par Stravinsky  sur un texte de Ramuz conserve, encore aujourd’hui, sa charge musicale et textuelle novatrice. La mise en scène de Karelle Prugnaud lui ajoute une dimension contemporaine et une orientation circassienne.

À l’automne 1915, le chef d’orchestre Ernest Ansermet met en contact le musicien russe Igor Stravinsky et le poète et écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz. Les deux hommes resteront en contact, d’autant qu’une forme de destin commun les rapproche. Stravinsky, d’abord favorable à un changement de société qui créerait une « Russie nouvelle » en tirant l’ancienne « de son long sommeil », est mis dans une situation financière difficile par la révolution ; quant à Ramuz, après avoir passé quinze ans à Paris, il quitte la France en 1914, sans doute, en partie, en raison de difficultés à s’intégrer dans le milieu littéraire parisien.

Les deux hommes ont en commun une appétence pour la culture populaire et les formes qu’elle véhicule : le conte comme le théâtre de foire, de tréteaux. Ils travaillent ensemble à la traduction en français de contes et légendes populaires russes, tels Renard ou les Noces, collectés par Alexandre Afanassiev. L’Histoire du soldat fait partie des compilations du folkloriste.

En cette période de conflit qu’est la Première Guerre mondiale, il n’est pas permis de rêver à de grosses productions, trop coûteuses sur le plan financier, et nos deux compères imaginent une petite forme, avec trois personnages, sept musiciens et un ou deux danseurs, « quelque chose comme une lanterne magique animée » comme le définit Ramuz. Un opéra de poche, mais porteur de la modernité que recherchent l’écrivain et le compositeur. Terminée en 1917, la pièce n’est finalement jouée qu’en 1918, le 28 septembre, à Lausanne.

Le Lecteur et le Soldat, tenant le livre du Diable. Phot. © Thomas Amouroux

Le Lecteur et le Soldat, tenant le livre du Diable. Phot. © Thomas Amouroux

Vendre son âme au diable, un sujet porteur

La pièce est en phase avec son époque. Le soldat dont il est question a eu quinze jours de permission – le thème est d’actualité – et il est en route pour regagner son village et retrouver famille et fiancée. Sur le bord d’une rivière, il sort son violon – pas un violon de luxe, mais un crincrin de peu de prix – pour jouer lorsque survient le diable qui lui propose d’échanger son instrument contre un livre magique qui lui permettra de voir l’avenir et lui apportera la richesse. En lui prenant son violon, un instrument dont une pièce, l’âme, responsable de la résonance de l’instrument, unit la table et le fond, le diable lui prend son âme. Le soldat accepte et le diable l’invite chez lui. Mais il a le mal du pays et décide de rentrer chez lui. Il croyait n’avoir passé que trois jours chez le diable mais trois ans se sont écoulés et, au village, plus personne ne le reconnaît. Ni sa mère, encore moins sa fiancée qui a convolé en justes noces avec un autre.

Riche mais seul, le soldat ne sait que faire de sa vie jusqu’à ce qu’il apprenne qu’une belle princesse est malade et que son père la donnera pour épouse à l’étranger qui la guérira. Voilà notre soldat, converti en médecin-soldat, parti auprès de la belle. Le remède, c’est un air joué sur le violon qu’il a cédé au Diable. Pour le récupérer, il propose une partie de cartes au démon qui l’accepte, trop content de pouvoir dépouiller le Soldat. En effet, celui-ci perd mais abuse le Diable qui ne peut le poursuivre. La princesse guérit et le Soldat, amoureux, l’épouse. Tout semble s'orienter vers un happy end.

On se doute que le Diable est furieux. Il ne pourra récupérer l'âme du Soldat que si celui-ci sort du royaume. Tiraillé par le désir de revoir son village natal, il enfreint l’interdit pour retourner chez lui et tout est bien qui finit mal : le Diable l’emporte avec lui. On n’échappe pas au destin, pas plus qu’au pacte qu’on signe avec le Diable.

Balancier en suspension capillaire. Au fond, la musique. Phot. © Thomas Amouroux

Balancier en suspension capillaire. Au fond, la musique. Phot. © Thomas Amouroux

Une forme novatrice « décoiffante »

L’Histoire du soldat revue par Stravinsky et Ramuz présente un quadruple intérêt : son texte, sa musique, la manière dont sont articulés le texte et la musique et la forme théâtrale hybridée qui naît du drôle d’objet, difficilement catégorisable, que proposent les auteurs. Sur le plan du texte, trois personnages interagissent : un Lecteur qui est comme un maître du jeu, narrateur actif face à un Soldat, naïf mais plein d’un certain bon sens, et au Diable, qui a un peu de mal face à ce Soldat matois. Mais le texte de Ramuz n’a ni la forme d’un conte classique, ni la syntaxe traditionnelle qui va avec. Les premières paroles du Lecteur donnent le ton : « Entre Denges et Denezy, un soldat qui rentre au pays… Quinze jours de congé qu’il a… A marché, a beaucoup marché ». La langue sera déstructurée, stylisée, populaire, comme la musique qui joue le mélange entre paroles et codes du mélodrame. Quant au rôle du Lecteur, il n’est ni parlé, ni chanté, mais scandé, et ses paroles devront concorder avec les notes de la partition et en respecter la longueur (noires, croches…).

Du côté de la musique, le choix des instruments est singulier, comme les styles de musique qui jalonnent la pièce. Se succèdent des marches, celles du soldat, qui varient selon les parties, des airs de fanfare, des emprunts au jazz, à la valse, au paso doble (pour la « Marche royale »), et une écriture diatonique qui évoque les mélodies populaires russes. L’instrumentation, de son côté, joue les contrastes entre instruments de même famille : le violon et la contrebasse pour les cordes, la clarinette et le basson pour les bois, le cornet et le trombone pour les cuivres. La rythmique reviendra aux percussions et à la contrebasse. Ils forment un véritable orchestre de chambre en raccourci pour une œuvre que Boulez considèrera comme une pièce musicale majeure du XXe siècle. Si fascinante d'ailleurs que, d’Hanya Holm en 1929 à Jean-Claude Gallotta en 2013, en passant par John Cranko, Jerome Robbins, Maurice Béjart, Jean Babilée, Jean Guizerix, Jiri Kylian et Michèle Anne de Mey, de nombreux chorégraphes y trouveront une source d’inspiration.

Le Soldat et la Princesse. Phot. © Thomas Amouroux

Le Soldat et la Princesse. Phot. © Thomas Amouroux

De la danse aux arts du cirque, un ancrage contemporain

Karelle Prugnaud, dans sa mise en scène, relit à la lumière de notre époque ce conte de guerre, d’amour et de mort. Dans sa volonté d’« être dans l’ici et maintenant », elle déplace la scène dans un univers d’immeubles en ruines, dévastés par les explosions, où l’Ukraine est omniprésente. Le Diable apparaît pour la première fois sur la scène dans la fumée et les explosions, au milieu de soldats en armes rendus irréels par les bandes lumineuses de leurs costumes, qui matérialisent dans l'air leurs déplacements à la manière d’un ballet mécanique à la Bauhaus, alors qu’un tank tout aussi peu réaliste évolue sur le plateau.

Par cette évocation, la metteuse en scène rappelle que la guerre s’étend aujourd’hui partout et de plus en plus tout en donnant à la scène une dimension onirique qui la rattache à l’art. Elle met en tension ce monde où règne la destruction et l’affirmation de la présence de l’art, comme Stravinsky et Ramuz l’avaient fait en imaginant le spectacle.

L’auteur et le compositeur avaient d’emblée placé le curseur du côté des arts en associant diverses disciplines artistiques du spectacle vivant dans une hybridation assumée mêlant opéra, musique, théâtre, chorégraphie, mime. Une manière d’affirmer le rôle salvateur de l’art dans une société qui va à vau-l’eau, à travers un appel à l’imaginaire. Karelle Prugnaud reprend ce flambeau en y intégrant les arts du cirque, qui vont dans le sens de la référence au populaire recherchée par Stravinsky et Ramuz.

Danseuse et acrobate avant de passer au jeu, à la performance et à la mise en scène, c’est tout naturellement qu’elle intègre les formes circassiennes. Acrobatie au sol et aérienne, corde lisse, suspension capillaire et contorsion s’associeront à la jonglerie acrobatique et au travail du clown offerts par le Diable – Nikolaus Holz, aux faux airs de Valentin le Désossé, qui a fait ses premières armes chez Archaos et au cirque Baroque. C’est aussi avec le décalage qu’offre le personnage du clown que Karelle Prugnaud évoque le Soldat, au comportement enfantin et naïf, « agi » par les événements. Et c’est en costume scintillant de mille feux que le Lecteur-Monsieur Loyal prendra place sur la scène.

Phot. © Thomas Amouroux

Phot. © Thomas Amouroux

L’utilisation du cirque, un usage théâtral en même temps qu’emblématique

Les disciplines circassiennes apportent leur contribution au déroulement même de l’action. Le repas du Soldat chez le Diable, servi par d’étranges créatures, mi-strip-teaseuses, mi-animaux par leurs têtes, comme pour rappeler la présence des animaux dans le cirque traditionnel, fait de l’humain – une acrobate – chair à manger, comme elle est chair à canon pour la guerre, tandis que le Diable se transforme en maître de maison-funambule grotesque, chandeliers à la main, dansant sur la table comme sur un fil.

À travers l’onirisme qu’il véhicule, le cirque constitue un moment suspendu hors du temps. Il revêt aussi, pour Karelle Prugnaud, une signification plus profonde parce que « la performance d’un circassien véhicule avec elle l’idée du danger et de la fragilité. » Non seulement l’exploit de l’artiste de cirque symbolise la capacité des hommes à transcender les maladresses, les « ratages », les angoisses existentielles, mais, au-delà, « c’est une façon de questionner le rôle de l’art dans la société : quand celle-ci est en danger, l’art, y compris dans des états de tension exacerbée, sauve. »

C’est à l’intérieur de ce faisceau qu’il faut comprendre la présence du cirque auquel Karelle Prugnaud assigne une autre fonction : celle de « sortir de la didactique du narrateur afin de ne pas enfermer le spectateur dans le récit. » C’est à cet endroit que le bât blesse. Car la présence insistante du cirque, si elle renouvelle et enrichit le regard, fait un peu perdre le fil et qu’elle masque en partie l’importance de ce qui définit l’œuvre originelle : une exploration hors des sentiers battus de l’union de la musique et du texte, qu’on pourrait qualifier de brechtienne avant la lettre, dans laquelle le retour vers un passé imaginé comme refuge n’est qu’un leurre et une erreur. Un péché capital lorsqu’il s’agit d’aller de l’avant…

Le Lecteur. Phot. © Thomas Amouroux

Le Lecteur. Phot. © Thomas Amouroux

Histoire du soldat
S Musique Igor Stravinsky S Texte Charles-Ferdinand Ramuz S Direction musicale Alizé Léhon S Mise en scène Karelle Prugnaud S Collaboration artistique Nikolaus Holz S Scénographie, décors et costumes Pierre-André Weitz S Lumières Bertrand Killy S Sound design Rémy Lesperon S Avec – Le lecteur Vladislav Galard, Le soldat Xavier Guelfi, Le diable Nikolaus Holz*, La princesse Alexandra Poupin*, Les Avatars Quentin Signori*, Samanta Fois*, Chiara Bagni* (*membres de la compagnie de cirque Pré-O-Coupé) S Musiciens – Violon Clara Mesplé, Contrebasse Chloé Paté, Basson Eugénie Loiseau, Cornet à pistons Arthur Escriva, Trombone Robinson Julien-Laferriere, Clarinette Orane Pellon, Percussions Pierre Tomassi S Production Théâtre du Châtelet S Avec le soutien de l’Académie Fratellini qui a accueilli en résidence les artistes circassiens du spectacle S Durée 1h20

Du 19 au 29 juin 2025
Théâtre du Châtelet – 1, place du Châtelet – 75001 Paris www.chatelet.com

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