23 Juin 2025
La mythologie grecque est pleine de bruit et de fureur. La famille des Atrides, dans ce registre, offre un tableau sanguinolent à souhait qui éclaire les relations complexes des hommes et les dieux. Jean-François Sivadier en propose, après Euripide, Eschyle, Sophocle, Sénèque et Racine, une relecture d’aujourd’hui.
Entre les hommes et les dieux il y a de quoi s’emmêler les crayons dans la mythologie grecque. Parce que les histoires de famille sont complexes, que des versions contradictoires existent d’un texte à l’autre, que des personnages disparaissent ou apparaissent au fil des récits et que les vendettas s’étalent sur moult générations. De plus, entre les hommes et les dieux, ce n’est pas toujours la fête et les Atrides sont là pour le dire.
Leur histoire remonte loin. À Tantale, fils de Zeus et de la nymphe Ploutô. Plutôt noceur, il avait ses entrées à la table divine mais, raconte le mythe, en aurait profité pour dérober le nectar et l’ambroisie des dieux pour les partager avec ses camarades de beuverie. Les dieux, furibards, le punissent alors en éloignant chaque fois ce dont il a besoin : l’eau pour boire et les fruits pour manger. Mais déjà les versions diffèrent et on parle de cannibalisme et d’infanticide.
Une généalogie sanglante
Atrée et Thyeste, les deux petits-fils de Tantale, sont frères et, comme mauvais sang ne saurait mentir, ils assassinent leur demi-frère Chrysippe avant de se réfugier à Mycènes où ils se disputent la couronne royale sans reculer devant les coups tordus. Atrée, en représailles, fait manger à Thyeste ses enfants. Celui-ci, obligé de fuir, viole sa propre fille qui a de lui un enfant, Égisthe, qui sera l’amant de Clytemnestre et le meurtrier d’Agamemnon, l’un des fils d’Atrée. Le deuxième fils, c’est Ménélas, l’époux d’Hélène, cause de la guerre de Troie.
Agamemnon, pour calmer la colère d’Artémis, qui bloque tout départ pour Troie, est obligé de sacrifier sa fille Iphigénie. De retour de Troie, il ramène avec lui l’une des filles de Priam, Cassandre la prophétesse, condamnée par un sortilège divin à ne jamais être crue. Elle voit l’avenir mais ne peut rien faire, donc nouveau massacre. Oreste, le fils d’Agamemnon, s’enfuit puis revient pour trucider, aidé par sa sœur Électre, sa mère et son beau-père. Le bain de sang s’arrêtera là pour les Atrides.
Et si vous n’avez pas tout compris ou que ça semble invraisemblable, pas de panique, c’est dans l’ordre des choses ! Parce qu’au milieu de ce joyeux massacre, il y a aussi les dieux, qui règlent leurs comptes par mortels interposés – non mais, pour qui ils se prennent ! Avec, de surcroît, une histoire de pomme d’or du jardin des Hespérides que se disputent Artémis, Athéna et Aphrodite qui conduira à l’enlèvement d’Hélène et mettra le feu aux poudres, déclenchant la guerre de Troie…
Une nouvelle version d’une histoire multimillénaire
Ce que Jean-François Sivadier propose à un groupe de jeunes acteurs du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, c’est, d’une certaine manière, de réécrire l’histoire à une autre sauce, plus actuelle, et dans une autre langue, celle de notre temps. Les différents épisodes s’y retrouveront, les contradictions y seront soulignées, mais surtout lecture critique et interprétation y feront leur apparition, avec un humour féroce – et mortel, comme il se doit.
C’est ainsi qu’Agamemnon se transformera en dirigeant politique « éclairé » poussé par son frère à entrer dans la bagarre, qu’il se verra contraint par ses petits camarades de sacrifier sa fille Iphigénie sur l’autel des intérêts communs et qu’on contemplera, tapis dans l’ombre, l’appétit du lucre et les intérêts économiques intervenir dans le déclenchement du conflit – les cas de ce type, dont certains assez récents, ne manquent pas dans l’Histoire. Un saut du côté de la guerre de Troie, des bouderies d’Achille et des morts illustres, toujours baignés dans le sang, des flash-back pour nous expliquer d’où vient Égisthe et quels comptes il a à régler, des focus sur les enfants d’Agamemnon, pas vraiment heureux de ce qu’ils vivent à la maison et le reste à l’avenant nous plongent dans un océan de turpitudes dont le spectacle fait son miel.
Une vitalité débordante
Les jeunes comédiens qui, à quatorze, assument une quarantaine de rôles, se dépensent sans compter pour peindre avec une drôlerie teintée d’acidité cette histoire qui en appelle d’autres, plus récentes. Ils s’engagent à fond dans cette peinture « sang pour sang » débordante d’hémoglobine et de règlements de compte. Leur audace et leur impertinence séduisent, leur enthousiasme et leur dynamisme aussi. On s’amuse beaucoup de cette lecture insolente et furieusement contemporaine d’une histoire vieille de quelques millénaires. Les costumes complètent la panoplie. Ils sont transhistoriques et, lorsqu’un personnage en toge apparaît, c’est pour se muer, sans vraiment jouer l’immobilité, en statue de sel de l’aède ou en statue de marbre érigée en l’honneur du « héros ».
Un spectacle qui fait long feu
Il n’empêche que, le temps passant, on finit par se lasser. Ce qui était inventivité débridée, déchaînement sans frein ni mesure, tourne sur lui-même et vire au procédé. Les partis pris de jeu demeurant inchangés, les approches passant par les mêmes voies cessent d’avoir ce goût de nouveauté qui nous enchantait au départ. L’irrévérence qu’on appréciait au début ne conduit sur rien. Plus : on s’interroge sur certains partis pris, dont celui de faire de Ménélas le « méchant » qui déclenche la guerre alors qu’Agamemnon, dont l’appétit de pouvoir a fait de lui le chef des Héllènes, se voit attribuer des circonstances atténuantes.
L’arrivée de la seconde partie du spectacle, qui met en scène des personnages devant jouer des comédiens qui jouent des personnages ne change pas grand-chose à l’affaire. Si l’amour du théâtre qui y affleure est touchant, l’affirmation de la place du théâtre dans cette histoire folle, déjantée, et du lire la lecture de la lecture ne changent pas la physionomie du spectacle, qui tourne en rond. C’est ce que retiendra une partie du public, pas entièrement convaincue. Il faut néanmoins saluer cette dépense hors norme d’énergie iconoclaste qui force l’admiration et l’excellent travail accompli par ces jeunes comédiens, pleins d’allant, qui montrent déjà des qualités de jeu remarquables.
Portrait de famille – Une histoire des Atrides
S Texte et mise en scène Jean-François Sivadier S Collaboration artistique Rachid Zanouda S Avec une partie de la promotion 23 du CNSAD – PSL Cindy Almeida de Brito (Electre, un garde, un soldat), Walid Caïd (Oreste, un soldat, un garde), Elena El Ghaoui (Cassandre, Chrysothémis, un garde), Rodolphe Fichera (un garde, un prêtre, un soldat, René), Mohamed Guerbi (Aéropé, Général Cirkos, une servante, Pascal), Olek Guillaume (Achille, un soldat, un garde), Marine Gramond (Clytemnestre, une infirmière), Olivia Jubin (Iphigénie, un garde, une infirmière, la compagne d’Electre), Sébastien Lefebvre (Alessio, un soldat, une servante, Jean-Mouss), Manon Leguay (Artémis, un soldat, une servante, Jean-Yannis), Arthur Louis-Calixte (Atrée, Homère, Jean-Narkos, le fantôme de Thyeste), Aristote Luyindula (Agamemnon), Alexandre Patlajean (Egisthe, un soldat), Marcel Yildiz (Ménélas, Thyeste, Pylade) S Lumières Jean-Jacques Beaudouin S Scénographie Étudiants en 4e année à l’École des Arts Décoratifs de Paris – Xavi Ambroise, Martin Huot, Violette Rivière S Costumes Valérie Montagu S Son Jean-Louis Imbert S Régie générale et régie son Jean-Louis Imbert S Régie lumière Jean-Jacques Beaudouin S Régie plateau Marion Le Roy S Habillage Yann Pagès S Administration et diffusion François Le Pillouer S Spectacle de la Compagnie Italienne avec Orchestre, en partenariat avec le CNSAD-PSL Avant-premières au Théâtre du Conservatoire du 16 au 20 décembre 2023 S Production déléguée Compagnie Italienne avec Orchestre Coproduction Théâtre Auditorium de Poitiers – Scène nationale, L’Azimut–Antony–Châtenay-Malabry S Partenaires Conservatoire national supérieur d’art dramatique - PSL, École des arts décoratifs (Paris) S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S La Compagnie Italienne avec Orchestre est aidée par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-France, au titre de l’aide aux compagnies S Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs S Création au Printemps des Comédiens à Montpellier du 31 mai au 2 juin 2024 S Durée 3h50, entracte inclus
Du 19 au 29 juin 2025, mar.-ven. 19h, sam. 18h, dim. 15h Relâche le lundi 23 juin
Théâtre du Rond-Point – 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris
www.theatredurondpoint.fr