24 Juin 2025
Passants, qui me croisez sans me voir… Le texte de Laurent Mauvinier distille une poignante musique sur la vie d’un mort pour rien, sacrifié sur l’autel de nos peurs et de nos frustrations.
« Mort pour une canette de bière ». C’est ce que titrerait le journal après le décès d’un jeune homme tabassé à mort par des vigiles dans un entrepôt de supermarché. Nez éclaté, gueule défoncée, foie explosé, membres brisés, ils l’ont bourré de coups de poings et de coups de pied, puis ils l’ont laissé mourir dans son sang qui s’écoulait et au milieu de son vomi. Pourquoi ? Laurent Mauvinier ne joue ni les policiers ni les procureurs. Dans une langue toute en retenue, traversée par une révolte muette faite de fragments qui vont et viennent, comme une ritournelle obsédante et tragique, il reconstitue cette mort d’un anonyme qui se recompose par bribes.
Au point de départ, un fait divers
En 2009, à Lyon, un homme entre dans un supermarché. Au rayon des boissons, il dégoupille une canette de bière et c’est une grenade qui lui explose à la figure. Quatre vigiles surgissent, se saisissent de lui et l’emmènent. Ils vont le battre à mort. Ce fait divers sans importance, relaté par la presse, est le point de départ qui inspire à l'auteur ce texte tout d'un souffle.
Pour une canette de bière, pour rien, son cœur s’est arrêté. Il n’était rien. Mais le cœur de « rien », ça n’a pas d’importance ? À partir de là, Laurent Mauvinier reconstruit toute une histoire. Le narrateur, qui s’adresse à son frère autant qu’à nous, se glisse dans la tête du jeune homme, dans sa peau. L’identité du mort, nous ne la connaîtrons pas, pas plus que sa manière de vivre. Vivait-il en foyer ? Était-il SDF ?Nous saurons simplement qu’il n’avait pas d’argent, qu’il avait soif et qu’il a choisi la bière la moins chère, celle qui se trouve en bas du rayonnage.
Une manifestation de violence « gratuite »
Il les a regardés venir vers lui, a détaillé leurs morphologies et ce que traduisaient leurs comportements. Il les a suivis docilement, n’a pas compris pourquoi ils l’entraînaient au fond d’une réserve. Et puis les coups ont commencé à pleuvoir. Une première gifle. Un coup de poing. Le sang qui coule. Le narrateur s’interroge : « je ne sais pas de quelle humiliation ils veulent se venger, ça aussi je me le demande, quand ils restent éberlués de leur propre violence, c’est si lourd sur leurs bras et dans leurs jambes, avec cette bouillie d’idées dans leur tête face à la stupeur d’un cadavre ». Une mort pour camoufler la vacuité de leur propre vie, leur sentiment de n’être rien. L’auteur décrit la résonance des coups sous les tôles du plafond, les râles des hommes qui soufflent en cognant, ce trop-plein de haine à évacuer qui est en eux.
Une lente agonie comme un long souffle qui s’exhale
Le texte est écrit d’un seul tenant, sans point pour marquer des scansions, des ruptures. Comme une longue mélopée funèbre ou un refrain obsédant qui irait chercher, par-delà le temps et l’espace, la plainte que l’homme n’a pas exprimée. Le narrateur racontera les coups, rappellera les fallacieuses justifications données par les vigiles, sa prétendue agressivité et les questions ensuite posées qui pouvaient sonner comme une recherche de d’explication de cette violence inouïe. Les mots s’enchaînent aux mots, les phrases aux phrases dans un continuum qui rythme la souffrance du mourant.
Une mise en scène minimaliste mais éloquente
Pour tout décor deux rideaux en larges bandes de plastique comme on en voit d’ordinaire dans les entrepôts occupent la scène. Ils définissent l’espace qui sépare du dehors, un espace où tout se joue, un espace du silence que ne traversent plus que les bruits étouffés des caisses enregistreuses et que vient peupler l’accompagnement musical de Jorge De Moura qui ponctue chacun des coups donnés, reflète les émotions du narrateur, fait grincer les sons comme des cris, emprunte au jazz, au métal et à l’électro. Un espace mental dans lequel s’inscrit le comédien, passant d’un côté à l’autre du rideau comme pour dire la narration en même temps que le ressenti. Luc Schiltz est presque immobile, paralysé comme l’est la victime dont il relate le long calvaire. Sans recours au pathos, mais en faisant sonner les mots, en donnant au phrasé toute sa charge de sens, il nous entraîne au fond de cette noirceur.
Derrière la mort, il y avait la vie
Peu à peu le discours se décale. S’intercalent des moments de vie. Souvenirs de vacances à Noirmoutier à observer des filles aux seins nus ou amours de passage, ramassés au fond d’une solitude de bistrot. Évocations de ces petits riens qui composent une vie, un air de famille, la réflexion d’un proche, une incompréhension mutuelle, tout ce qui ne sera plus. Alors déferle, avec ce corps nu allongé sur une table de métal, son identification fixée au gros orteil, la réalité de sa disparition. Ce mort que nul ne connaissait, pour lequel ceux qui l’ont tué récolteront la prison, la honte et l’humiliation, ce mort avait une existence, des moments de bonheur et ils les lui ont volés.
Ce que j’appelle l’oubli s’inscrit dans cette boucle du souvenir et de la réalité de la vie. La pièce n’est pas que dénonciation des violences physiques que tous ces sans visage, ces sans nom, subissent. Elle est aussi un plaidoyer vibrant pour que nous regardions en face ceux que nous croisons sans les voir.
Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier, publié aux Éditions de Minuit
S Mise en scène Sophie Langevin S Jeu Luc Schiltz S Dramaturgie Youness Anzane S Composition musicale et jeu Jorge De Moura S Scénographie et costumes Sophie Van Den Keybus S Lumières & régie plateau Jef Metten S Collaboration à la chorégraphie Emmanuela Iacopini S Assistanat mise en scène Jonathan Christoph S Administratrice de production Rébiha Djafar S Chargé de diffusion Olivier Talpaert, En Votre Compagnie S Production JUNCTiO S Coproduction CAPE - Centre des Arts Pluriels de Ettelbrück, Kinneksbond - Centre Culturel de Mamer S Partenaires NEST - Centre Dramatique National Transfrontalier de Thionville-Grand Est, Fundamental Monodrama Festival S Soutien Ministère de la Culture de Luxembourg, Ville de Luxembourg, Kultur | Lx – Arts Council Luxembourg S Sélection du Luxembourg en Avignon 2025 S Avec le soutien de Kultur | Lx – Arts Council Luxembourg et de la Ville de Luxembourg S Durée 1h15
• 20 juin 2025 Avant-première presse, Lavoir Moderne Parisien
• Du 5 au 26 juillet 2025 à 11h45 au 11 – Festival d’Avignon