10 Janvier 2024
Artaud contaminait le théâtre pour faire de la peste un fléau dynamiteur des valeurs établies. Aurélien Bory part du triomphe de la mort pour nous inviter à interroger, dans un spectacle plastiquement superbe, des formes modernes de la peste dans nos sociétés contemporaines.
Des verrins ont lentement fait surgir la toile qui tiendra lieu de décor, mobile et animé, tout au long du spectacle : la copie monumentale d’une fresque murale du XVe siècle, peinte pour décorer le premier hospice de la ville de Palerme destiné aux pauvres et représentant le Triomphe de la mort. Une œuvre anonyme étalée aux yeux des moribonds comme pour leur rappeler quoi ? Que la mort les atteindra bientôt ? Qu’elle n’épargne personne, riches ou indigents ? Ou qu’il est temps pour eux de rentrer dans la spirale du temps qui efface, éloigne et annihile ? Une fresque emblématique formant un carré d’environ six mètres de côté, reproduite ici de manière monumentale, créée dans les années 1440, à la charnière entre le haut-gothique et la Renaissance. Le palais Sclafani, qui l’abritait originellement, a disparu sous les bombardements alliés en 1943, mais la fresque a été miraculeusement préservée. Découpée pour être transportée puis remontée, elle est visible dans la galerie régionale du palais Abatellis et est devenue l’un des symboles de Palerme.
Un triomphe de la mort dans un univers de danses macabres
Fascinante, l’œuvre l’est à plus d’un titre. Son sujet la rapproche des danses macabres qui fleurissent ici ou là en Europe à la même période – on en retrouve aussi bien à Paris, à Lübeck ou à Riga qu’en Italie ou en Espagne. Elles convient dans leur ronde nobles et manants, laïcs et ecclésiastiques, artistes et mendiants. Ils ne manquent pas ici à l’appel, entourant la Mort sur son cheval-squelette qui occupe le centre de la fresque, monumental personnage armé de sa faux tandis que de son carquois est déjà sortie la flèche qui a frappé le religieux étendu sous elle. Ici la vanité des choses humaines est présente dans ces suppliants aux mains jointes qui prient pour qu’on les épargne, dans ces religieux frappés en dépit de leur foi, dans ces Orphée incapables de charmer la Veuve impitoyable. La chasse est ouverte et peut-être pourrait-on voir Charon, le nocher des enfers, dans ce maître des chiens qui guide un Cerbère dépouillé d’une de ses têtes. C’est le point de départ choisi par Aurélien Bory, invité à créer un spectacle par le Teatro Biondo de Palerme, qui a fait de la transdisciplinarité – cirque, danse, musique et arts visuels – son credo de création.
L’image d’une foi traversée par le doute
Ce n’est pas par hasard que le thème de la danse macabre apparaît dans la période de grands bouleversements qu’est le XVe siècle. Famines et cataclysmes ont salué son avènement dans une population littéralement décimée par la Peste Noire qui a fait plus de 200 millions de victimes à travers le monde, et tué de 30 à 60 % de la population européenne. Apparue en 1346-1347, amenée dans les ports par les rats qui grouillent sur les bateaux, l’épidémie, qui a frappé aveuglément toutes les classes sociales, n’a cessé de ressurgir sous diverses formes tout au long du siècle et marqué indélébilement les mémoires. Sous-jacente, induite, l’image de la Peste plane sur la fresque comme elle plane sur les formes modernes que lui attribue dans le spectacle d’Aurélien Bory. Le peintre et son assistant, représentés, croit-on, au milieu des pauvres, prennent ainsi le spectateur à témoin comme le concepteur, scénographe et metteur en scène le fait.
Une chorégraphie qui emprunte au tableau
Les personnages qui apparaissent sur scène vont mettre leurs pas dans les pas des personnages de la fresque, appuyer leurs mains sur celles qui sont peintes pour jeter une passerelle entre passé et présent, copier les mimiques de certains d’entre eux, orienter leur regard, calquer leur attitude pour nous rappeler que l’ici et maintenant ne sont pas séparables de jadis à d’autres endroits du monde et que la mort est éternelle et frappe chacun de nous. Ils se draperont dans le décor, se vêtiront de la richesse ornementée et flamboyante des tissus, glisseront leur peau dans ces identités du passé dans des scènes d’une grande beauté. Jouée en direct par le saxophoniste Gianni Gebbia, la musique, à l’unisson de cette traversée, associera Jean-Sébastien Bach, Leonard Cohen et Arvö Part à ce voyage dans les arcanes de la mort, qui traverse le temps.
La métaphore de l’existence humaine
D’autres personnages surgiront au fil du spectacle telles ces trois danseuses toutes de noir vêtues dans lesquelles on pourra reconnaître les Moires grecques ou les trois Parques romaines qui filent la vie humaine et symbolisent la naissance, le déroulement et la fin de la vie. Elles traceront avec la danseuse « humaine » dont elles s’emparent pour la manipuler l’esquisse d’un ballet de la vie où le lien tissé, porté à bout de bras, offre une chorégraphie délicate et métaphorique. Maîtresses de la marionnette humaine, elles l’installeront dans le décor de la maladie, un cancer du sein emblématique de tous les chancres, dans lequel apparaîtront, en blouse blanche, les mêmes Parques reconverties en médecins appliqués.
La mort en boat-people
Aux morts individuelles succèdent bientôt les victimes collectives de la folie des sociétés humaines. Invisibili célèbre toutes ces disparitions anonymes qui se déroulent chaque jour sous nos yeux à Lampedusa et en pleine mer, et le Triomphe de la mort devient emblématique de cette traversée du temps. Un canot de sauvetage gonflable, introduit sur la scène, symbolise bientôt la lutte pour la survie de tous les migrants qui, dans des conditions précaires, tentent encore et toujours de franchir la Méditerranée dans l’espoir d’un monde meilleur. Trône de ces déshérités en quête d'un royaume inexistant, radeau de la Méduse contemporain abritant son lot de désespérés, il se lance au milieu du plateau, peuplé par ces figures expressionnistes qui réclament de l’aide en pure perte et se tordent de souffrance avant de sombrer. Le radeau ici n’est plus de sauvetage mais du désespoir, de la dernière chance tentée en pure perte. Une image saisissante grevée par le poids du bateau, sa maniabilité malaisée et son allure de verrue disgracieuse dans l’opulence du décor renaissant et la réduction de l’espace, auparavant étendu à tout le plateau, qu’il impose à la chorégraphie par le nécessaire « confinement » des protagonistes. Si cette séquence souffre un peu de longueur, l’onirisme qui caractérisait l’ensemble du spectacle reste présent jusque dans la séquence finale et continue de porter cette promenade en mort, maintenant les fils invisibles qui tissent la toile.
Palerme au cœur de l’art, refuge salvateur
Le spectacle porte aussi, incrusté, la marque de son lieu de naissance. Il est créé au Teatro Biondo dans la ville de Palerme, en Sicile, une terre d’art où se sont croisées et mêlées, au fil du temps, de multiples civilisations. L’île porte la marque de l’Antiquité grecque, romaine et byzantine comme de l’étonnant syncrétisme du royaume normand qui mêle culture islamique et chrétienne. Renaissance et baroque y laissent leur empreinte et ces strates accumulées forment le soubassement invisible qui court sous la surface. Cette mémoire de l’art imprègne la démarche d’Aurélien Bory comme elle a inspiré la création du Triomphe de la mort, objet de « luxe » installé en plein cœur de la misère humaine, symbole, peut-être, de la volonté de consolation, au-delà de l’affliction. De toutes ces références accumulées et de ces images de l’actualité passées au filtre de l’art naît la respiration singulière, saisissante, faite de beauté et de force émotionnelle, de ces « invisibles » qui hantent le spectacle.
Invisibili
S Conception, scénographie, mise en scène Aurélien Bory S Avec Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi, Valeria Zampardi, Chris Obehi, Gianni Gabbia S Collaboration artistique, costumes Manuela Agnesini S Collaboration technique et artistique Stéphane Chipeaux-Dardé S Musique originale Gianni Gebbia, Joan Cambon S Morceaux de Arvö Part Pari Intervallo (transcription Olivier Seiwert), Léonard Cohen Hallelujah, J.S. Bach Gigue, 2e suite for violoncelle S Création lumière Arno Veyrat S Décors, machinerie et accessoires Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille S Régie générale Thomas Dupeyron S Régie plateau Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron S Régie son Stéphane Ley S Régie lumière Arno Veyrat, François Dareys S Production Compagnie 111 - Aurélien Bory / Teatro Biondo di palermo S Coproduction Théâtre de la Ville-Paris, ThéâtredelaCité - Centre dramatique national Toulouse Occitanie, La Coursive scène nationale de La Rochelle, Agora Pôle national des Arts du cirque Boulazac Aquitaine, Le Parvis scène nationale Tarbes Pyrénées, Les Théâtres de la Ville du Luxembourg, La Maison de la Danse - Lyon - Pôle européen de création, Fondazione Teatro Piemonte Europa - Teatro Astra, Turin (IT) S Avec le soutien de la Convention Institut Français / Mairie de Toulouse 2023 S Accueil en répétitions du Théâtre de la Digue - Toulouse, Biondo Palermo (IT) S La compagnie 111 – Aurélien Bory est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Occitanie - Ministère de la culture et de la communication, la Région Occitanie / Pyrénées - Méditerranée et la Mairie de Toulouse. Elle reçoit le soutien du Conseil Départemental de la Haute‑Garonne et de l’Institut Français pour certains projets à l’international. Création en octobre 2023 - Théâtre Biondo – Palerme S Durée 1h10
Du 5 au 20 janvier 2024 à 20h, dimanche à 15h
Théâtre de la Ville – Les Abbesses – 31, rue des Abbesses, 75018 Paris
Rés. 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com
TOURNÉE
5 > 20 janvier 2024 - Théâtre de la Ville - Les Abbesses - Paris
30 > 31 janvier 2024 - La Coursive - Scène nationale de La Rochelle
6 > 10 février 2024 - Maison de la Danse - Lyon
14 > 15 février 2024 - Agora, Pôle national des arts du cirque - Boulazac
26 > 27 février 2024 - Le Parvis - Scène nationale Tarbes Pyrénées - Ibos
11 > 14 avril 2024 - Teatro Astra - Turin