24 Octobre 2023
Présenter sur scène West Side Story est un pari risqué tant le cinéma a immortalisé cette « comédie » musicale créée en 1957. La mise en scène de Lonnie Price et le legs chorégraphique de Jerome Robbins à Julio Monge font de ce Roméo et Juliette, version quartiers pauvres de New York, un spectacle fidèle à l’esprit d’origine et à son message.
Sur un fond d’immeubles qu’on distingue à peine, un bâtiment de briques rouges, comme on les découvre encore à Manhattan, avec leurs passerelles et leurs escaliers métalliques, dresse sa silhouette massive sur laquelle apparaissent les publicités riantes des années 1950, ces « réclames » vantant un âge d’or aussi tape-à-l’œil que trompeur de l’après-guerre américaine. Mobile, il s’ouvrira, au sol, sur le bar de Doc ou dévoilera, dans sa rotation, l’intérieur de la chambre de Maria. Signes d'un placement permanent de toute action sous le regard des autres, d’une surveillance du « quartier » par lui-même, ses multiples balcons et escaliers constitueront en même temps des espaces de rencontre, mais aussi de fuite et de chassés-croisés entre les personnages. Le décor est posé tandis qu’éclate cette musique reconnaissable entre toutes, qui résume et synthétise la pièce en introduisant les airs constitutifs des univers des différents groupes en présence, l'évocation de la romance et les moments forts du spectacle. C’est alors, rythmées par des claquements de doigts, que, de chaque côté de la scène, apparaissent les deux bandes rivales qui se disputent ce quartier d’Upper West Side à New York où se déroule l’action. Une musique sèche, rude, cadencée, à l’image de ces groupes compacts, ramassés sur eux-mêmes, qui avancent sur scène, comme prêts à bondir.
Une intrigue particulièrement sombre
Les deux bandes qui s’opposent sont toutes deux d’origine immigrée. D’un côté, les Jets, des jeunes de la classe ouvrière « blanche », qui se considèrent comme les « vrais » Américains quoique leurs parents soient venus d’Irlande, de Suède, ou d’une Europe non latine. De l’autre, les Sharks, d’origine portoricaine, plus nouvellement arrivés, tout aussi pauvres. Leur situation sociale devrait les rapprocher. Pourtant ils se haïssent et cherchent la moindre occasion pour se battre. Dans un crescendo dramatique, leur hostilité se muera en affrontement où parleront les armes, blanches et à feu. Au centre, portée par un thème musical très romantique, il y a une histoire d’amour fou qui fleurit entre Tony, d’origine polonaise, et Maria une jeune portoricaine. Un coup de foudre entre Capulet et Montaigu, version fifties new-yorkaises, qui abolit les frontières mais fait en même temps d’eux les victimes désignées de cette guerre des gangs. Autour d’eux gravite une galaxie de personnages dont deux policiers qui concentrent le ressentiment, attisent la haine et en utilisent les effets.
Un tournant dans le théâtre musical américain
West Side Story n’est pas le premier spectacle musical comportant une fin tragique. Déjà deux d’entre eux, particulièrement, se terminaient mal : Carousel de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein (1945), qui mettait en scène un jeune homme devenu voleur par amour qui finit par se suicider, et Street Scene de Kurt Weill (1947) qui se focalisait sur la vie ordinaire d’une famille populaire et de son environnement, entre violence et alcoolisme. Mais West Side Story marque cependant un tournant. Par son thème d’abord. Se démarquant complètement de la comédie musicale traditionnelle – placée dans le champ de l’entertainment, de la distraction avec happy end final – le musical résonne de manière forte avec l’actualité : à cette époque, la délinquance juvénile éclate, les guerres de gangs communautaires et les bagarres raciales sont nombreuses aux États-Unis. Son espace sera celui de la rue, le monde des pauvres contre celui des nantis et contre le clinquant à mettre des étoiles dans les yeux des spectateurs. Le spectacle ajoute à l’originalité de son thème une véritable fusion entre chorégraphie, théâtre et musique, non seulement dans le passage de l’une à l’autre mais dans la conception même de l’œuvre. Car les déplacements scéniques sont déjà de l’ordre de la chorégraphie, la musique est organique et le passage de la scène jouée au récitatif et à l’air chanté participent d’un même mouvement et d’une même dynamique.
Une création quadripartite
Le processus de création y joue un grand rôle. Dès l’origine, le projet est collectif. Montgomery Clift, alors jeune premier, demande à Jerome Robbins, son amant du moment, des conseils pour moderniser l’image de Roméo tout en lui conservant sa force. Cette réflexion inspire au chorégraphe l’idée de réaliser une adaptation musicale contemporaine de Roméo et Juliette, calquée sur le thème en même temps que transposée – on en retrouvera la citation directe dans la scène du balcon où Tony et Maria se déclarent leur amour mutuel. Il propose le projet à Leonard Bernstein et à Arthur Laurents. Il est question, dans le projet originel, d’antisémitisme et d’une jeune juive résidant dans le Lower East Side, amoureuse d’un jeune homme de famille italo-américaine catholique. Mais le thème a déjà été traité par une pièce, Abie’s Irish Rose. Qu’à cela ne tienne ! Chicanos (Mexicains-Américains) ou Portoricains, Italo-Américains ou Irlandais, Polonais ou Suédois feront tout aussi bien l’affaire. Quant aux lyrics, ils seront confiés à Stephen Sondheim, avec qui le trio a déjà travaillé.
Une entreprise difficile
L’aspect ouvertement social, la fin tragique, les choix de l’espace de la rue et de l’affrontement sans merci, la volonté d’ancrer les personnages dans la vie ordinaire, avec blue jeans et baskets dans un univers réaliste, ne simplifient pas la tâche de trouver des financeurs. L’audition du projet, organisée deux mois avant le début des répétitions pour lever les fonds permettant le spectacle, est un flop. Les investisseurs se retirent et le projet ne doit son salut qu’à un ami de Sondheim, Harold Prince, qui accepte de financer le projet, avec l’aide de Robert Griffith. James Dean, idole montante de la jeune génération, pressenti pour le rôle de Tony, se tue dans un accident de voiture, et le contenu même du spectacle est, pour corser le tout, une véritable gageure : trouver de jeunes interprètes capables de jouer, de chanter et de danser de manière convaincante des passages dialogués transformés en lyrics, ou en mesure d’introduire des écarts vocaux telles les quartes augmentées de « Ma-ri-a », est une mission quasi impossible. Il leur faut aussi intégrer les inventions de langage de Laurents, créées pour se rapprocher des sonorités de la rue et intégrer les différences d’accents dues aux origines des personnages.
Un tragique « allégé »
Comme dans tout bon drame shakespearien, le comique vient contrebalancer le dramatique de la situation. Ce sont des scènes telles qu’America, où les jeunes Portoricaines chantent en dansant une vision idyllique, teintée d'humour, de l’Amérique contre un possible retour au pays, ou la manière dont les Jets, qui se sont emparés de la casquette de l’officier de police Krupke, raillent, en mode de récitatif chanté, le jugement que portent sur eux les assistants sociaux, les policiers, les psychiatres et les juges. Avec Gee, Officer Krupke, ils jouent sur le mode clownesque les attardés mentaux et les malades sociaux que leur situation familiale et que la société ont fait d’eux. La mise en scène actuelle du spectacle, pour contrebalancer le drame qui occupe toute la fin de l’œuvre, déplace le song pour le faire figurer dans la seconde partie, comme pour introduire une note plus légère dans la tragédie qui s'est nouée avec la mort des deux chefs des gangs.
Fidèlement infidèle
Sur l’espace resserré de la scène, on a le sentiment de retrouver l’essence de la chorégraphie de Jerome Robbins, ces appuis au sol qui ont pour corollaires de grands sauts et bondissements, cette dynamique qui ne connaît de repos que dans les scènes d’amour, ces mouvements d’ensemble qui déploient le ballet aussi bien dans les affrontements des deux bandes que dans la salle de bal. Le jeu des comédiens est en lui-même danse, plus heurté chez les Jets, plus sensuel et lié chez les Sharks. La mise en scène montre bien le subtil décalage des attitudes qui traduisent les particularités de chacun des personnages, leurs individualités masquées parce que prises dans la nasse de la bande. Le personnage d’Anybodys, jeune fille aux allures de petit mec qui ambitionne d’accéder au monde des garçons et de rejoindre les Jets avec ses cheveux courts et ses façons masculines vient nous rappeler que la question du genre ne nous est pas, loin de là, étrangère, aujourd’hui comme hier. Et si le chaste baiser qu’échangent Tony et Maria sans les années 1950-1960 devient séquence au lit, c’est dans l’ordre des choses des années 2000.
Une partition à la mesure du caractère unique du spectacle
West Side Story constitua, pour Leonard Bernstein, une obsession véritable et il reprit la partition à maintes reprises, toujours soucieux d’en améliorer l’impact. Dans la fosse, Grant Sturiale, assisté de David Terriault et de la vingtaine de musiciens de l’orchestre, rythment dans un tempo impeccable et avec une énergie remarquable des changements d’atmosphère qui passent de la violence à la romance, du rêve de paix universelle dans l’amour devant une statue de la Liberté – que l’Amérique est belle, grande et généreuse ! – aux saccades musicales et aux heurts qui scandent les conflits entre les gangs rivaux. Ils font briller cette musique qui fusionne la dynamique cadencée du jazz, la musique classique et les rythmes latino-américains. Les percussions martèlent la dureté du contexte, les cuivres participent aux coups de théâtre, les cordes accompagnent les scènes d’amour. On regrettera cependant que le timbre de voix un peu voilé de la soprano qui incarne Maria ne soit pas plus limpide, plus pur, pour introduire une différence vocale plus marquée avec les autres personnages, en particulier dans les duos.
Un succès non démenti pour une production hors du commun
Œuvre unique dans la complexité de sa composition, où rarement art dramatique, art lyrique et danse n’ont autant fonctionné en osmose, la pièce fait l’effet d’une bombe à sa sortie. Elle reste à l’affiche pour 732 représentations avant de partir en tournée en 1957, en fait plus de 1 000 à Londres au Her Majesty’s Theatre, voyage dans les pays nordiques, revient à Broadway, est reprise en 1968, 1980, 2009, substitue des lyrics espagnols pour la partie chantée portoricaine. Son caractère de spectacle d’exception pèse dans la balance. Il caractérise aussi la version actuelle avec ses 34 interprètes dont 31 sur scène à chaque représentation, ses 20 musiciens, son équipe de 75 personnes, sa centaine de costumes, ses 200 paires de chaussures, ses 3 000 personnes auditionnées pendant 3 mois et ses 50 jours de répétitions. Mais, au-delà de sa nature de superproduction, le spectacle que présente le Théâtre du Châtelet nous renvoie à un plaisir incrusté dans notre mémoire. Sa vitalité résonne dans notre imaginaire et chacun scande encore, dans la salle, les paroles et les airs qui le composent. Dans un temps où l’intolérance, l’exclusion et le racisme semblent connaître un regain et alimentent des conflits sans fin, West Side Story nous remémore aussi que nos différences culturelles ne devraient pas être un obstacle et plaide pour une compréhension mutuelle. Un message qu’il est aujourd’hui bon de rappeler…
West Side Story S Conception et chorégraphie Jerome Robbins S Livret Arthur Laurents S Musique Leonard Bernstein S Paroles Stephen Sondheim
S Metteur en scène du spectacle Lonny Price S Chorégraphe Julio Monge S Superviseur musical et chef d’orchestre Grant Sturiale S Créatrice des décors Anna Louizos S Créateur des costumes Alejo Vietti S Créateur des lumières Fabrice Kebour S Designer sonore Tom Marshall S Assistant à la mise en scène Matt Cowart S Assistant à la chorégraphie Dale Elston S Assistante aux auditions de danse Kyra Sorce S Assistant aux décors Craig Napoliello S Directeurs de casting Jason Styres, Richard Glover S Producteur exécutif Martin Flohr S Avec Jadon Webster (Tony), Melanie Sierra (Maria), Kyra Sorce (Anita), Antony Sanchez (Bernardo), Taylor Harley (Riff, Maître de ballet assistant), Darren Matthias (Doc), Bret Tuomi (Lieutenant Schrank), Erik Gratton (Officier Krupke, doublure de Glad Hand et de Doc, conseiller combats), Stuart Dowling (Glad Hand, doublure du Lieutenant Schranck, de Doc et de l’Officier Krupke), Anthony J. Gasbarre III (Action, doublure de Riff), Sky Bennett (A-Rab, doublure d’Action), Daniel Russell (Baby John), Liam Johnson (Snowboy, doublure de Riff), Ashton Lambert (Bug Deal), Marek Zurowski (Diesel, doublure de Tony), Laura Leo Kelly (Anybodys), Natalie Soutier (Graziella), Victoria Biro (Velma), Nicole Lewandowski (Minnie, doublure de Graziella), Kaitlin Niewoehner (Clarisse, doublure de Graziella, Maîtresse de ballet), Christopher Alvarado (Chino, doublure de Bernardo), Alessandro Lopez (Pepe, doublure de Bernardo, maître de combats), Ernesto Olivas (Moose), Michael Bishop (Luis), Vako Gvelesian (Anxious), Gerardo Esparza (Nibbles, doublure de Chino), Michel Vasquez (Rosalia, doublure de Maria, Somewhere-Soliste), Deanna Chudjoe (Consuelo, doublure d’Anita), Gianna Annesi (Teresita), Majo Rivero (Francisca, doublure d’Anita et de Rosalia), Veronica Quezada (Margarita, doublure d’Anita et de Rosalia), Aaron Patrick Craven (doublure de Tony et divers rôles), Justin Lopez, Sarah Gold (doublures de divers rôles), Gabi Simmons (Swing) S Durée environ 2h25 (entracte compris) S Spectacle en anglais surtitré en français
Du 20 octobre au 31 décembre 2023, mar.-sam. 20h, sam. & dim. 15h
Théâtre du Châtelet – 1, place du Châtelet, 75001 Paris www.chatelet.com
TOURNÉE
20.10.2023 – 31.12.2023 Paris, Théâtre du Châtelet
04.01.2024 – 14.01.2024 Munich, Deutsches Theater
23.01.2024 – 28.01.2024 Lugano, Arte e Cultura
30.01.2024 – 04.02.2024 Basel, Musical Theater
09.02.2024 – 18.02.2024 Bordeaux, Opéra de Bordeaux
21.02.2024 – 25.02.2024 Lyon, Amphithéâtre 3000
01.03.2024 – 03.03.2024 Rouen, Zénith
05.03.2024 – 10.03.2024 Nantes, Zénith