5 Mai 2024
Ça commence avec la pluie, le bruit prégnant d’une belle averse londonienne. Et puis des collégiens et des collégiennes envahissent le plateau en uniforme et sac à dos. Puis les costumes changent en plus adultes jusqu’à la fin.
Le spectacle est structuré très subtilement autour d’une architecture lumineuse. Les différentes scènes se succèdent au rythme des noirs plateau. Et chaque fois que la scène s’éteint ou se rallume les configurations des interprètes changent, un peu comme un zapping lumineux qui nous entraineraient dans des endroits différents avec des scènes différentes chaque fois que la lumière se rallume. C’est une façon très contemporaine de raconter une histoire. Les parties défilent sans cohérence historique ni synoptique. C’est du pur zapping conceptuel.
Hofesh Shechter, dans cette dernière chorégraphie, vue en première au Château Rouge de Annemasse, très belle salle française qui fait une part belle à la danse contemporaine dans sa programmation. Donc, dans ce nouveau spectacle, il fait un portrait sans concession de son pays d’adoption. Pour Hofesh Shechter, ce spectacle est le reflet de son histoire avec l’Angleterre dans lequel il vit depuis 20 ans. Ce sont toutes les énergies et les interactions qu’il a accumulées et qu’il nous retransmet. Pour lui, c’est une lettre d’amour à ce pays incroyable qui est l’Angleterre et à ses différents éléments culturels qui créent la richesse et la spécificité de son pays d’adoption.
Un constat impitoyable de l’Angleterre contemporaine.
With love reflète sa position c’est-à-dire un profond attachement pour ce pays mais le sentiment qui ressort à la fin du spectacle n’est pas forcément aussi « fleur bleue » que le titre pourrait nous le laisser croire. Les scènes sont parfois très dures, violentes et même dans une scène en particulier limite insoutenables. Il décrit une Angleterre terrassée, souffrante, mal dans sa civilisation, sûrement en fin de règne. C’est un pays sur le déclin et il nous décrit son agonie qui comme toute fin de civilisation est complexe et sauvage. C’est la fin de la monarchie, fin de l’empire, fin de l’hégémonie occidentale. Les rapports entre les personnages sont impitoyables, sans concession, ni tendresse sauf à quelques petits moments précieux. On cherche le « love » dans cette chorégraphie. Il est pleinement dans le cœur de Hofesh Shechter, il est tout autant dans l’énergie et l’interprétation magnifique des danseurs et danseuses et ces mouvements chorégraphiques nous entrainent dans une série de drames où l’angoisse succède à l’effarement parfois. On est pleinement dans le tragique. Le love est peut-être aussi dans cet appel, ce cri d’amour à un pays en souffrance. Mais, au-delà du drame, la magie de la danse est bien là et on est, comme toujours avec Hofesh Shechter, happé par la chorégraphie et les mouvements et l’énergie des interprètes. C’est précis, ample, éminemment technique et incroyablement émotionnel car le geste chez lui est toujours porteur de sens.
Tout le talent des interprètes et du chorégraphe apparait profondément dans cette successions de mini histoires. Quand la lumière se rallume ils interagissent comme si on les prenait presque par surprise. Ils sont immédiatement dans le mouvement. Puis disparaissent et réapparaissent à nouveau ailleurs. On se prend à jouer avec cette succession de scène.
Toujours une obsession particulière pour la mort.
Hofesh Shechter le dit lui-même lors d’une interview à France culture pour un autre spectacle que celui-ci (https://www.youtube.com/watch?v=KewIyaHPyak) il est obsédé par la mort et il en parle ainsi : « Définir notre relation à la mort avec les mots il n’y a que la danse qui puisse le retransmettre ». Ce sentiment transparait tout autant dans ce spectacle bien que le sujet soit différent, sûrement parce que la danse est reliée au souffle, à la pulsion de vie et ainsi pleinement à nos émotions. Elle est donc un vecteur particulier et précieux pour transmettre et transfigurer les sentiments diffus et complexes qui font de nous ce que nous sommes avec nos angoisses et nos espoirs. Et cette chorégraphie reflète parfaitement cette ambivalence entre désespoir et plaisir, entre enchantement et malaise.
Un changement de registre musical
Comme toujours la musique est une part importante des spectacles de Hofesh Shechter. Le parti pris, ici, est puisé dans toute la magnificence baroque traditionnelle anglaise, avec des extraits de Purcell, Tallis et William H. Monk qui rythment cette succession de mini drames, associée avec du rock, du chant choral et de la musique électronique. Cette bande son a été créée par Hofesh Shechter qui est aussi musicien. Ces musiques traditionnelles portent en elles quelque chose de différent et représentent pleinement l’âme « british » car elles sont les témoins de l’histoire de l’Angleterre. Travailler sur quelque chose de nouveau apporte une énergie renouvelée qui se ressent complètement dans ce spectacle.
Hofesh Shechter s’est installé à Londres en 2004.
Donc cela fait vingt ans qu’il vit dans ce pays. Il le connait donc relativement bien. Il a grandi à Jérusalem et s’immerge tout d’abord de ballets et de danses traditionnelles juives et modernes. Puis il intègre la Batsheva Dance Company dès sa sortie de l’académie de musique et de danse de Jérusalem pour cinq années. Il travaillera pour Win Vandekeybus, Tero Saarinen et Inbal Pinto entre autres. Puis il fonde sa propre compagnie en 2008 et créera depuis plus d’une vingtaine de spectacles qui auront tous des répercussions internationales.
L’engagement de la Hofesh Shechter Company à former de jeunes artistes
Lancé en 2018, Shechter II s’appuie sur l’engagement ferme de la Hofesh Shechter Company à former et faire émerger de jeunes artistes. Peu de danseurs émergents ont la chance de créer et d’interpréter des œuvres de grands chorégraphes. Shechter II propose un programme complet de recherche et de développement professionnel qui vise à développer de jeunes artistes de la danse, engagés et curieux. Elle les accompagne et leur offre une véritable progression artistique. Cette démarche pédagogique et de soutien est à noter. Ce spectacle est donc une création de cette Shechter II et tout le talent de ces jeunes est ici parfaitement mis en valeur. Leur énergie et leur puissance est révélée dans cette chorégraphie complexe et experte.
Magnifique spectacle dont on sort avec un sentiment partagé entre ravissement et effroi et surtout de multiples interrogations. A ne pas manquer !
Distribution
Chorégraphie et musique : Hofesh Shechter
Interprètes : 8 danseuses et danseurs de la compagnie Shechter II - Avec Holly Brennan (Royaume-Uni), Yun-chi Mai (Taïwan), Eloy Cojal Mestre (Es[1]pagne), Matthea Lára Pedersen (Islande), Piers Sanders (Royaume-Uni), Rowan Van Sen (Pays-Bas) et Toon Theunissen. (Belgique )
Lumière : Tom Visser
Conception des costumes : Hofesh Shechter
Musiques additionnelles : Edward Elgar, Thomas Tallis, Henry Purcell, William H. Monk
Tournée
2 – 4 May 2024 Château Rouge, Annemasse, France
8 – 9 May 2024 artsdepot, North Finchley, UK
22 May 2024. À la Faïencerie – scène conventionnée, Creil, France
24 May 2024 Espace Germinal, Fosses , France
26 May 2024 Le Figuier Blanc, Argenteuil, France
29 May 2024 Theater Rotterdam, The Netherlands
1 – 2 June 2024 Scène de nationale Bourg-en-Bresse, France
6 – 8 June 2024 HOME, Manchester, UK
11-12 June 2024 Exeter Northcott Theatre, UK
18 June 2024 Théâtre de Cahors, France
4 – 13 July 2024 Théâtre de la Ville, Théâtre des Abbesses, Pars, France
19 – 21 July 2024 Grec Festival de Barcelona, Spain