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Arts-chipels.fr

Chère Insaisissable. « Allongée », sans doute, mais libre !

© Anne Gayan

© Anne Gayan

Sophie Tellier s’empare de la vie flamboyante de l’une des « cocottes » les plus adulées de la fin du XIXe siècle : Liane de Pougy. Une plongée dans la carrière d’une courtisane au destin exceptionnel et aux « amitiés » artistiques et mondaines remarquables.

Devant une toile de fond translucide sur laquelle se devinent deux visages, l’un féminin, l’autre masculin, un divan récamier est disposé. La femme qui entre en a fait son accessoire de prédilection. Elle s’appelle Anne-Marie Chassaigne. Fille de militaire, seul élément féminin de sa fratrie, elle a reçu une éducation de jeune fille convenable au couvent de Sainte-Anne d’Auray, en Bretagne. Elle a à peine dix-sept ans quand on la marie à un officier de marine dont elle subit les assauts contrainte et forcée et qui la bat de surcroît. Elle ne tarde pas à lui faire porter des cornes et le mari, furieux, l’assaille avec un pistolet qui la blesse au postérieur, endroit ô combien stratégique pour la suite de sa carrière. Elle s’enfuit, gagne Paris et demande le divorce. Elle a dix-neuf ans…

© Anne Gayan

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Les vicissitudes induites d’une vie de femme seule

Que faire quand on se retrouve au ban de la société et sans ressource ? Lorsqu’on est très jolie, ce qui est son cas, même si l’on ne correspond pas au canon « plantureux » des femmes de cette époque, ne reste guère, si l’on veut éviter la pauvreté, que la prostitution. Mais la petite Anne-Marie a de l’ambition. Quitte à se vendre, autant en retirer un large bénéfice ! C’est ce qu’elle fera, se hissant au sommet de la société jusqu’à devenir la coqueluche des messieurs qui se pressent dans son appartement de la rue de la Neva et lui offrent à foison montagnes de bijoux et revenus qu’elle engrange pour les jours d’après avec un remarquable sens de l’économie. Son initiatrice et introductrice dans le beau monde – et au passage son amante –, c’est Mathilde Delabigne, qui se fait appeler « Valtesse de la Bigne », contraction de Votre Altesse avec ajout de particule, ce qui est plus chic. Valtesse est la maîtresse d’Offenbach que Zola portraiturera en « Nana ». Bénéficiant de ses conseils éclairés, l’ex Anne-Marie, devenue Liane de Pougy, au corps-liane, reçoit le gratin et fréquente les artistes de son temps : l’auteur dramatique à succès, Henri Meilhac, le compositeur Reynaldo Hahn, l’écrivain Jean Lorrain dont elle sera une amie proche, puis Jean Cocteau et Max Jacob, entre autres.

© Anne Gayan

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La femme aux multiples visages

Sophie Tellier dresse de la courtisane un portrait complexe, à la mesure du personnage. Car Liane ne se contente pas d’un rôle de belle poupée qui fait tourner les têtes lorsqu’elle passe la porte de Chez Maxim’s. Elle a des prétentions théâtrales que Sarah Bernhardt décourage, elle s’essaie avec bonheur à la pantomime, triomphe aux Folies-Bergère avant de se trouver une vocation d’écrivaine qui détaille l’ennui et la souffrance d’une vie de courtisane – son premier roman, l’Insaisissable, paraît en feuilleton dans Gil Blas et Idylle saphique, paru au tournant du XXe siècle, connaîtra un certain succès. Elle crée même une revue hebdomadaire illustrée à destination des femmes, l’Art d’être jolie, qui ne résistera que six mois. L’atmosphère est à la licence et les amours saphiques sont dans le ton. Liane de Pougy, qui n’oublie pas que les hommes la font vivre, se montre ouvertement bisexuelle et s’éprend même d’une jeune Américaine qui l’abandonnera pour d’autres moins d'un an plus tard. Elle ne cède cependant pas aux sirènes de la masculinité qui saisissent Colette, qui porte pantalon, ou Mimi Franchetti, la fille d’un baron vénitien, qui s’habille en homme. Consécration de fin de parcours, elle épouse un prince roumain, authentique mais désargenté  l'homme dont le portrait apparaissait sur la toile de fond de scène. Devenue princesse Ghika, elle apporte l’aide de sa fortune à l’institution de Saint-Martin-le-Vinoux près de Grenoble qui accueille des femmes souffrant de troubles physiques et mentaux avant de rentrer dans le Tiers-Ordre de Saint-Dominique qui accueille des laïques consacrées. Ultime caprice de star : elle transforme sa chambre du Carlton à Lausanne en cellule monacale avant de décéder en 1950, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Il ne lui aura manqué que de mourir le soir de Noël…

© Anne Gayan

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Entre théâtre et cabaret

C’est en alternant évocation biographique et répertoire chanté que Sophie Tellier nous rapporte l’histoire de Liane de Pougy. Empruntant aux musiques de Reynaldo Hahn et d’Erik Satie tout comme aux valses argentines de cette période à cheval entre deux siècles, interprétant les chansons un peu vertes et acidulées de Joséphine Baker, de Lucienne Delisle, des Sœurs Étienne ou même de Barbara, chantant sur des airs de Jean Ferrat, de Boris Vian ou de Gainsbourg, la comédienne-autrice offre un pot-pourri plein de verve sur la situation des femmes de l’époque de la courtisane. Un pianiste accompagnateur et confident-complice-comédien lui donne la réplique tandis que passent au gré des évocations les mannequins habillés en hommes des rencontres de Liane, qui apparaissent parfois comme en filigrane sur la toile du fond de scène, comme dans sa vie. Sophie Tellier joue tous les rôles de ceux qu'elle côtoie dans des dialogues où elle se répond à elle-même. Un soupçon d’humour, une pointe de provocation complètent un portrait où apparaissent les fêlures, où se dessinent les contradictions d’une femme à la fois sympathique et vénale, dominatrice et perdue mais aussi dotée d’une volonté de fer et se trompant avec la même honnêteté que lorsqu’elle étale son plaisir de plaire, son goût du luxe et le dégoût que lui inspire son « emploi ». Sans être « féministe », ce qui lui était impossible vu ses origines roturières et désargentées, Liane de Pougy demeure l’exemple d’une femme libre en un siècle où les femmes n’avaient aucune voix au chapitre. Avec beaucoup de vivacité et d’allant, Sophie Tellier, en grande « allongée », nous le rappelle.

© Anne Gayan

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Chère Insaisissable de Sophie Tellier, d’après la vie de Liane de Pougy

S Mise en scène Jean-Luc Revol S Avec Sophie Tellier et, au piano, Luc-Emmanuel Betton ou Djahîz Gil S Lumière Anne Gayan S Costumes Jef Castaing S Scénographie Jean-Luc Revol S Coproduction La Maison/Nevers, Léo Théâtre S Coréalisation Théâtre Lucernaire S Partenaires Scène & Cies, Alterpublishing S Soutien Adami S Remerciements Pascal-Henri Poiget, Stéphane Cottin & Sébastien Fèvre S Durée 1h20

Du 1er mai au 30 juin 2024 à 21h du mercredi au samedi, à 17h30 le dimanche

Lucernaire – 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris

Rés. 01 45 44 57 34 et www.lucernaire.fr

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