27 Avril 2024
Julie Mossay (Annina), Thomas Condemine (castrat), Natalie Dessay (Tognina). Phot. © Dominique Bréda. Phot. © Dominique Bréda
Ces Scènes de la vie d’opéra nous amènent à Venise dans un petit monde de prima donna capricieuses, de jeunes premiers prétentieux, d’auteurs de deuxième zone, d’intermédiaires et d’agents véreux, en mal de contrats.
Alléchés par l’invitation d’un impresario turc à se produire à Smyrne, c’est à qui obtiendra les premiers rôles et les meilleurs cachets.
Entre théâtre et opéra
L’adaptation d’Agathe Mélinand tisse les trames de deux œuvres de Carlo Goldoni (1707-1793). Du Théâtre comique (Il Teatro Comico, 1750) subsiste le dispositif de théâtre dans le théâtre, montrant une troupe de commedia dell’arte en répétition : il y a l’auteur, le souffleur et des acteurs confrontés à la nouvelle manière de jouer promue par Carlo Goldoni – moins vulgaire et plus réaliste. Le spectacle en retient quelques préceptes. Le fil conducteur reste l’intrigue de l’Impresario de Smyrne qui donne son titre au spectacle. Ce fut d’abord un livret d’opéra, en vers blancs, commandé pour l'ouverture de la saison du carnaval de Venise en 1759. Un four. Réécrite sans partition, en vers puis en prose pour l’édition, la pièce fut un succès mais reste une œuvre mineure, proche de la farce... Ce montage, ajoute de la distance et joue sur la relation entre les acteurs de théâtre et les chanteurs d’opéra
Laurent Pelly rassemble ici les deux disciplines, il mêle chanteurs et comédiens. Présent sur le plateau pendant tout le spectacle, l’ensemble baroque Masque, dirigé par Olivier Fortin, les accompagne au clavecin, à la viole de gambe et au violon baroque, sur des musiques d’Antonio Vivaldi, Baldassare Galuppi, Pergolèse... pour lesquels Goldoni a été librettiste. Ses livrets – plus de quatre-vingts pour des œuvres chantées – se jouaient à Modène, Moscou, Londres, Prague... et lui rapportaient plus que son théâtre.
Ainsi Goldoni qualifiait-il sa pièce : il avait de quoi dire pour avoir été l'écrivain attitré des troupes de San Samuele et de Sant’Angelo, puis, à partir de 1753, attaché au théâtre de San-Luca. ... Il moquera souvent leurs manies, veuleries, et manœuvres de séduction.
« C’est à cause de toutes ces histoires que nous vivons l’enfer à l’opéra... »
Cette réplique résume la lutte acharnée entre les chanteuses : elles font assaut de paroles acides sous d’apparentes amabilités. De vraies harpies. Nathalie Dessay, au meilleur de sa voix, joue Tognina la Vénitienne. On retrouve avec plaisir la soprano qui, après une carrière internationale, a fait de brillants débuts au théâtre dans Und de Howard Barker, mis en scène par Jacques Vincey. Son adversaire sur scène, Julie Mossay, dans le rôle de l’enjôleuse Bolognaise Annina, prête à vendre ses charmes pour obtenir le rôle, chante et joue avec vigueur. Elle vient également de l’opéra, où elle a fait ses premiers pas comme soprano dans le rôle de Barena dans Jenufa de Janáček à l’Opéra Royal de Liège et elle s’est frottée à la comédie musicale. Mais c’est Lucrezia la Florentine qui l’emporte sur ses rivales, parce qu’elle est la favorite du comte Lasca. Elle est interprétée par l’actrice Jeanne Piponnier, moins haute en couleurs que ses partenaires. Le castrat n’est pas en reste et déploie ses atours androgynes avec ostentation devant le Turc qui n’y comprend rien. Antoine Minne, emprunte le style de la commedia dell’arte pour caricaturer Maccario, « Pauvre et mauvais poète dramatique ». Quant au Comte Lasca, l’« Ami des chanteuses » (Cyril Collet), il a l’élégance dégingandée de l’escroc mondain...
ThomasCondemine (castrat), Julie Mossay ( Annina), Natalie Dessay (Tognina), Jeanne Piponnier (Lucrezia), Eddy Letexier (Ali). Phot. © Dominique Bréda
Un monde qui tangue
Un grand cadre de scène doré, posé de travers, un plancher blanc en pente, une toile peinte récupérée dans un théâtre, tendue à l’envers en fond de scène : ce décor simple en dit long sur l’état du théâtre et de l’opéra dans la Venise du XVllle siècle. La cité ducale se passionnait alors pour toutes les formes de théâtre musical et de chant. Selon Goldoni, on y chante à chaque coin de rue ou de canal. Mais les artistes n’avaient pas la vie facile.
Le spectacle reflète cet état de fait. Beaucoup d’appelés et aucun élu dans cette cohorte qui court sur le plateau, comme ballottée par les vagues avec, au loin, le cri des mouettes. Arrimés les uns aux autres, les interprètes sont entraînés dans un étrange ballet. Vêtus de noir dans de somptueux costumes de taffetas, ils se déploient ou s’agglutinent, tels des volailles caquetantes et affolées. Raides comme des pantins, ou minaudant à l’excès, ils cachent leur misère derrière une arrogance de pacotille. Ils sont prêts à n’importe quelle bassesse pour un petit rôle, même muet, et pour quelques ducats... C’est cette compétition sans vergogne que veut montrer l’Impresario de Smyrne, derrière la prétention et la superbe affichées par les saltimbanques. Goldoni écrit dans L’École de danse : « Voyez autour de moi la foule innombrable des danseurs et ces hordes de chanteurs et de cantatrices ! Ils me font confiance car leur troupeau est vaste, nos affaires vont bien mal. De misérables suceurs de sang font main basse sur les théâtres, ils allèchent de loin les gens, ils promettent des avances, et ils se défilent ensuite malhonnêtement. »
L’emballage est beau, la chorégraphie excellente, les comédiens habiles, la musique très présente, mais la pièce s’enlise dans des scènes répétitives et, malgré un rythme enlevé, en tourbillon perpétuel, on reste froid et on s’ennuie parfois. Sans doute parce que ce n’est pas la meilleure comédie du Molière italien. Pourquoi alors l’avoir portée à la scène ? « On est ici au XVIIIe siècle, dit Laurent Pelly, mais c’est un sujet qui est toujours d’actualité quand on voit à quel point le statut des artistes reste délicat. »
L’impresario de Smyrne d’après L’Impresario de Smyrne (1759) et Le Théâtre Comique (1750) de Carlo Goldoni Traduction et adaptation Agathe Mélinand
S Mise en scène Laurent Pelly S Avec Natalie Dessay (Tognina, chanteuse vénitienne), Julie Mossay (Annina, chanteuse bolognaise), Jeanne Piponnier (Lucrezia, chanteuse florentine), Eddy Letexier (Ali, marchand de Smyrne et Nibio, impresario), Thomas Condemine (Carluccio, castrat), Damien Bigourdan (Pasqualino, ténor et ami de Tognina), Antoine Minne (Maccario, pauvre et mauvais poète dramatique), Cyril Collet (le Comte Lasca, Ami des chanteuses,le serviteur d'un hôtel, un souffleur et quelques animaux... S Instrumentistes de l'Ensemble baroque MASQUES dirigé par Olivier Fortin, avec Olivier Fortin (clavecin), Ugo Gianotti / Paul Monteiro (violon, en alternance), Melisande Corriveau / Arthur Cambreling (violoncelle, en alternance) S Scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt S Lumières Michel Le Borgne S Son Aline Loustalot S Production Pel-Mel Groupe, Atelier Théâtre Jean Vilar – Louvain-la-Neuve S Coproduction Théâtre Royal du Parc - Bruxelles, Théâtre de Liège, Théâtre Montansier – Versailles, Théâtre de Caen, Anthéa – Théâtre d’Antibes et DC&J Création S Avec le soutien du Centre des Arts Scéniques, du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge et d’Inver Tax Shelter Le Pel-Mel Groupe est conventionné par le Ministère de la Culture S L’Impresario de Smyrne, Scènes de la vie d’opéra dans la traduction-adaptation française d’Agathe Mélinand est publié dans L’Avant-Scène Théâtre S Durée 1h50
Du 25 au 28 avril 2024
Athénée Théâtre Louis-Jouvet – 2-4, square de l’Opéra Louis-Jouvet 75009 Paris
T. : 01 53 05 19 19
Du 22 au 24 mai 2024, Théâtre de Caen (France)