6 Mai 2024
Au tournant du siècle, alors que la vieille Russie s’essouffle et que la nouvelle est encore dans l’œuf, Anton Tchékhov et Maxime Gorki, que leur milieu social et culturel oppose, tissent une amitié épistolaire indéfectible.
Deux comédiens, complices de longue date, nous révèlent leur relation intime, sur fond de connivence artistique et d’engagement humaniste.
Naissance d’une amitié
En 1898, Gorki écrit à Tchekhov, le remerciant d’avoir apprécié son premier recueil de nouvelles, Esquisses et récits. L’autodidacte qui pensait écrire « des récits zigzagants » trouve dans le déjà célèbre dramaturge un mentor et lecteur attentif, conseillant à cette plume fougueuse la concision, « sœur du talent ». Gorki a perdu son père à l’âge de trois ans et développe un sentiment filial pour cet aîné compréhensif à qui il peut confier ses doutes : « Cher monsieur, vous me lisez, vous me louez, je vous en sais très grand gré. Mais est-ce tout ? Quelles émotions vitales éveillais-je en votre âme si semblable à un chiffon usé, quelles grandes actions utiles songez-vous à accomplir sous l'influence de mes écrits ? Quel bénéfice la vie va-t-elle tirer de ce verbiage ? » Tchekhov, lui, se plaint de son isolement à Yalta et du manque de reconnaissance : « Cette mouette est une vulgaire bécasse », se moque un critique à la première de la pièce, en 1899. Pour Anton Pavlovitch, « le théâtre est une amante épuisante ». « Votre Vania est un marteau dont vous frappez la tête vide du public », le console son admirateur.
Adapter une correspondance
À partir de lettres, échangées pendant six ans, traduites par Jean Pérus, Evelyne Loew, membre du Théâtre du Campagnol, avait conçu une pièce qui fut créée avec succès par la troupe en 1995, mise en scène par Georges Buisson. Dans son montage, elle privilégie l’aspect intime de la relation entre Gorki et Tchekhov. « Les spectateurs voyaient d’abord une histoire d’amitié et de solidarité entre deux belles personnalités », se rappelle l’adaptatrice. Mais au gré de leur correspondance, c’est tout un pan de l’histoire du théâtre et de la vie intellectuelle de la Russie à l’orée du vingtième siècle que nous voyons aujourd’hui défiler. Pour les deux écrivains, le succès viendra et ils se retrouveront à Moscou, au Théâtre d’Art de Stanislavski avec la re-création de La Mouette, le succès inouï des Bas-Fonds, autour de leur interprète commune, la comédienne Olga Knipper, devenue l’épouse de Tchékhov...
Un duo contrasté
Jean-Pierre Baudson et Patrick Donnay, pour le jeu, Alfredo Cañavate, pour la mise en scène, trois acteurs permanents du Théâtre national de Bruxelles ont décidé, en quittant cette troupe, de reprendre l’adaptation théâtrale d’origine. Jean-Pierre Baudson, à l’étroit dans un costume étriqué, incarne un Tchekhov dépressif, miné par la solitude et la maladie pulmonaire qu’il soigne à Yalta et qui l’emportera en 1904. Il n’en perd pas moins son humour et son esprit critique sur la société de l’époque, en fin observateur de l’âme russe qu’il a traduite dans ses pièces. En retrait, il observe le monde autant que la nature, figurée ici par une petite plante, allusion à la Cerisaie, écrit l’année de sa mort. C’est son seul accessoire de jeu, avec une chaise posée sur un tapis de sol orange sur laquelle se dessine une grande spirale rouge.
À la sveltesse de son aîné, Patrick Donnay oppose la rondeur. Sans tomber dans l’excès, il impulse élan et dynamisme à Maxime Gorki. On découvre ici le jeune auteur en devenir, aux écrits séditieux, menacés par la censure tsariste. Mais il n’est pas encore le militant révolutionnaire arrêté en 1905 puis exilé en Italie en 1906, ni l’écrivain du réalisme socialiste, inféodé à Jdanov et Staline. Sur scène, son verbe haut et ses manières rugueuses tranchent avec la retenue de Jean-Pierre Baudson.
L’espoir en héritage ?
La mise en scène, minimaliste, dans un décor épuré, repose sur le seul jeu des acteurs et ne recherche pas les effets de manche. Gorki-Tchekhov 1900 nous fait partager, à hauteur d’hommes, les doutes et les certitudes de grandes figures littéraires. Leurs interrogations demeurent les nôtres et les mots de Tchékhov nous parlent encore aujourd’hui : « Le monde a-t-il changé parce que nous avons lu et écrit des livres ? Probablement cela n'a-t-il servi qu'à nous mêmes... Mais les individus, qu'ils soient intellectuels ou paysans, les personnalités fortes et généreuses, même peu nombreuses, exercent un rôle invisible dans la société, elles ne dominent pas, elles n’ont ni titre, ni grade, mais le résultat de leur travail est concret, patent, évident... Il se fait à l’insu de l’intelligentsia, de ceux qui gouvernent... » À la fin de l’adaptation, on entend un texte écrit plus tard par Gorki, en hommage à son ami. En pleine guerre, au bruit des canons, il voit apparaître la figure tutélaire du dramaturge. Comme un phare le guidant dans la nuit. Écoutons-les.
Gorki Tchekhov 1900
S Adaptation Evelyne Loew (éd. Actes Sud) d’après la correspondance traduite par Jean Pérus (éd. Grasset, 1947) S Mise en scène Alfredo Cañavate S Interprétation Jean-Pierre Baudson (Anton Tchekhov) & Patrick Donnay (Maxime Gorki) S Avec la voix de Nathalie Cornet S Scénographie Anne Guilleray S Décor sonore Willy Pâques S Création lumières Jody Deneef S Maquillage Valérie Locatelli S Régie Christian-Marc Chandelle S Décor et costumes Ateliers du Théâtre National
Spectacle vu en avant-première le 24 avril 2024 au Centre Wallonie-Bruxelles, Paris 4e
Du 29 juin au 21 juillet 2024 au Festival Off Avignon, à 15h35
Théâtre du Petit Louvre, 23 rue Saint-Agricol, 84000 Avignon.