24 Mai 2024
C’est à Molly Bloom qu’il revient de refermer l’un des chefs d’œuvre de la littérature, Ulysse de James Joyce. Hélène Arié reprend avec bonheur le monologue de cette figure tutélaire de l’écrivain.
On a d’abord entendu en off une voix de femme chanter, comme un rappel de la profession de chanteuse de Molly avant qu’elle n’entre en scène à petits pas hésitants pour ne pas faire de bruit. Leopold Bloom, son mari, est rentré dans la nuit, entre deux et trois heures du matin et, pour ne pas la réveiller, s’est lové à ses pieds. Tandis qu’il dort, c’est au tour de Molly de quitter la chambre sans faire de bruit. Seule, dans le silence de la nuit traversé de petits incidents qu’elle commentera au fil de son récit, elle laisse s’écouler le flot de ses pensées.
Le rôle particulier du personnage de Molly
Dans le démarquage que James Joyce fait de l’Odyssée d’Homère, il met en scène un représentant de commerce juif, Leopold Bloom, son Ulysse, dont l’odyssée consistera à traverser Dublin l’espace d’une nuit. Molly, qui renvoie dans le roman au personnage de Pénélope, hante les différentes séquences de l’errance de Leopold. Elle est le seul personnage féminin du roman auquel James Joyce donne véritablement la parole dans un appendice qui vient clore ce roman-fleuve de plus de 1 500 pages publié en 1922. Là où Homère imaginait un dialogue entre les deux époux, se racontant leurs années de solitude et de souffrance, Joyce évacue Ulysse pour laisser à Molly-Pénélope un monologue final qui n’est pas, loin s’en faut, à la gloire du héros ni à celle de la fidélité conjugale.
Une écriture de la disjonction
Chacune des parties du roman adopte un style littéraire particulier. Ici, c’est le fil discontinu de la pensée qui mène la barque. Le monologue de Molly, qui couvre 69 pages, Joyce le compose en huit immenses phrases, entièrement dénuées de ponctuation, où présent et passé, réflexions et sujets de distractions se mêlent en un tout irrationnel autant qu’indissociable. Notations en style télégraphique et phrases constituées s’enchaînent, parfois sans lien apparent. C’est une pensée en sautes de vent, tantôt organisée en associations d’idées, d’autres fois non, une logorrhée traversée de rares silences où vont et viennent les thèmes – l’infidélité de Bloom, sa propre infidélité, les artifices qu’elle déploie pour séduire le jeune Dedalus, double de l’écrivain, les relations difficiles avec sa fille, son enfance, les mille et un tracas du quotidien. Parfois elle y revient, comme un détail qui surgirait à la mémoire dans le cours d’autre chose. Le sifflet d’un train, un pot de chambre sont autant matière à dérive.
La revanche des femmes
Dans la figure de Molly, on retrouve Nora Bernacle, la femme de chambre devenue la compagne de l’écrivain, rencontrée en 1904, que Joyce finira par épouser vingt-sept ans après. Mais le monologue de Molly est d’abord et avant tout l’expression de l’indépendance des femmes. Car dans les miscellanées de sa vie qu’elle enfile tels des grains de chapelet impudiques, Molly appelle un cul un cul et ne s’embarrasse guère de détours pour parler de la pauvreté imaginative des hommes au lit ni pour évoquer la manière dont il est aisé de les faire passer par où on a voulu. Son monologue tourne lentement autour des quatre points cardinaux que sont les seins, les fesses, la matrice et les mots qui lui sont associés. Elle est la Terre-Mère, féconde et grouillante de vie. Crue, obscène parfois, elle décrit une manipulation à l’envers où tel est pris qui bien souvent croyait prendre. C’est avec un plaisir gourmand qu’elle décrit la stratégie de séduction qu’elle met en place face à Dedalus, et avec un plaisir trouble qu’elle ponctue la demande en mariage que lui fait Bloom de « oui » répétés et évocateurs, qui font naître l’idée qu’elle se masturbe tout en racontant l’histoire.
Hélène Arié ne correspond pas, loin s’en faut, au personnage un peu populacier qu’on imagine pour Molly. Néanmoins elle se tire bien de ce monologue qui ressemble si peu à la femme distinguée qu’elle est, travaillant sur le rythme et les intonations. Mais dans le contraste qu’elle offre avec la personnalité explosive de Molly Bloom, quelque chose se passe qui fait tout à coup résonner différemment le texte. Une petite musique de liberté qui concerne toutes les femmes.
Molly ou l’Odyssée d’une femme
S Traduction-adaptation Hélène Arié S Mise en scène Hélène Arié et Antony Cochin S Avec Hélène Arié S Durée du spectacle 1h
Du 20 mai Au 2 juillet à 21h, les lundis et mardis 21h
Théâtre Essaïon - 6, rue Pierre au lard, 75004 Paris