26 Avril 2024
Les Filles du renard pâle n’ont pas froid aux yeux, encore moins lorsqu’elles défient les lois de l’équilibre dans un spectacle où funambulisme et fildeférisme, conjugués, font reculer les limites de la danse et de la traversée sur le câble et renouvellent l’approche des disciplines circassiennes.
Buvette et restauration sur des tables de récup’ et chaises à l’avenant, partie en plein air, partie sous un hangar grossièrement réaménagé, ont été installées dans un espace industriel désaffecté, un lieu alternatif où trouvent place de nouveaux espaces de représentation. Le spectacle, ce soir-là, est donné en plein air. Les familles sont venues, avec les enfants, les amis aussi. Ici on fête un anniversaire, là on est venu boire un coup, ou grignoter. Pour les spectateurs, vieux tapis et lais de moquette ont été installés à terre – les plus âgés et les moins valides seront dispensés de l’exercice périlleux de tenter la position assise sur le sol et disposeront de quelques chaises… Dans cette ambiance festive et bon enfant, à la nuit tombée, les projecteurs se sont focalisés sur le fil tendu entre deux piliers à plusieurs mètres de hauteur. En son milieu, une perche est suspendue. Sa verticalité casse l’horizontalité du fil et suggère une utilisation particulière du balancier.
Spectacle à thème…
Elles ont l’air un peu désorientées, les deux jeunes femmes qui rentrent dans la lumière, la première en col de fourrure, l’autre en robe à paillettes, comme échappées de quelque party nocturne. L’une se suspend à la barre verticale, croise et décroise les pieds, et semble chercher une contenance ou une position qui tarde à venir sur cet objet incommode. L’autre, parce qu’une pluie fine s’est mise à tomber, masque et démasque une console son cachée sous une housse de plastique. Elles se regardent. Y allons-nous ? Elles hésitent, tergiversent, font durer l’attente. Après bien des atermoiements, elle se décident. La chanteuse en robe pailletée nous balance à la figure la chanson de Michel Berger qu’Alain Resnais avait utilisée avec bonheur dans On connaît la chanson – Résiste ! – tandis que Johanne Humblet s’élève lentement sur le balancier et s’installe sur le fil. Le ton est donné, la profession de foi affirmée dans la mise en danger du corps et de la voix que proposera le spectacle.
Une exploration aux limites de l’équilibre
Elle semble n’avoir aucun mal à s’installer sur le fil à plusieurs mètres de hauteur, à s’y allonger comme si elle se prélassait sur un divan, à s’y asseoir, à s’y dresser et à s’y déplacer comme si elle marchait sur la terre ferme, que son support n’était pas ce câble instable qui fait reposer la vie sur un fil. Lentement, sans à-coup, elle se tourne et se retourne et se meut sans qu’aucune trace de souffrance ou d’effort ne trahisse la difficulté d'évoluer sur ce support remuant et piégeux. Elle ne se contentera pas de cheminer sur le filin. Le public retient son souffle. Bientôt c’est sa tête qu’elle installe sur le filin et sur laquelle elle se dresse à la verticale dans le retournement du monde et de sa « normalité » qu’elle met en scène. Lorsqu’elle se saisit du balancier – qui ne pèse pas moins de 16 kilos – c’est comme si elle se préparait à un combat de bō-jutsu où le bâton devient arme dans le défi posé à l’équilibre. Mais voici que le fil sur lequel elle évolue, déjà appui malaisé, devient chausse-trappe. Alliant la prouesse technologique au détournement de la discipline circassienne dont il est l'accessoire, il quitte l’horizontalité pour s’incliner, entraînant Johanne Humblet irrésistiblement vers le bas. Mais elle résiste à la glissade, remonte, reglisse, remonte, toujours sereine sur son fil. Aucun balancement intempestif, aucun rétablissement brusque ne vient troubler le mouvement qu’elle poursuit imperturbablement sous une pluie qui rend le câble imprévisible.
Jouer l’écart et le dépassement
L’apparente nonchalance et la simplicité de la gestuelle forment avec une musique déstructurée, mâtinée de hard-rock, un couple contrasté mais indissociable. À la lenteur du mouvement répond la musique qui exprime la violence informulée imposée au corps pour le discipliner. Elle est cheval fou, accents de révolte. Elle s’ébroue, se cabre et rue, dessine comme un commentaire sonore révélateur de l’enjeu. À l’équilibre instable de l’une répond le déséquilibre de l’autre, jouant sur tous les registres de la voix, la perturbation assumée, le désordre introduit dans la normalité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. De s’aventurer hors des sentiers battus, d’aller toujours plus loin dans la remise en cause de ce qui est donné, parce qu’une vie trop organisée et enfermée dans des cadres est une vie morte. Affronter nos peurs pour les dépasser, se mesurer à la tempête pour respirer au grand air, humer l’iode des embruns, se sentir vivre. La mise en danger supplémentaire introduite dans le dernier plan du spectacle en marque le point d’orgue. Là est la liberté, qui intensifie nos sensations, ouvre tous les canaux de la perception, fait du corps le siège de pulsations qui rendent la vie plus vivante et donnent un sens à l’existence.
Résiste - Pièce pour fil instable, musique viscérale, technicien engagé, funambule secouée.
S Création collective sous la direction artistique de Johanne Humblet S Collaboration à la mise en scène Yann Ecauvre S Collaboration artistique Maxime Bourdon S Création musicale Deadwood S Funambule Johanne Humblet S Chanteuse Violette Legrand S Régie générale et plateau, construction Steve Duprez S Régie son Jérémy Manche S Création lumière David Baudenon S Costumes Solenne Capmas S Chaussons de fil Maison Clairvoy S Construction Fil Instable Sud Side S Graphisme Virginie Fremaux S Durée 1h S Production Les filles du renard pâle S Aide à la création Ministère de la culture - DGCA - DRAC du Grand-Est - Région Grand-Est - Département de la Marne S Coproduction et accueil en résidence Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy - Cirque Jules Verne, Pôle National des Arts du Cirque et de la Rue d'Amiens - Le PALC, Pôle National des Arts du Cirque - CIRCA, Pôle National Cirque Auch - La Verrerie, Pôle National Cirque Occitanie S Coproduction et préachats Éclat(s) de rue - Ville de Caen - Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles S Soutiens et accueil en résidence La Cascade, Pôle National Cirque Ardèche-Auvergne-Rhône-Alpes / Cirk’éole / Le Boulon, Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public / Académie Fratellini /Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, Scène Nationale / Théâtre Jean Lurçat - Scène nationale d’Aubusson S Soutiens Scène de rue de Mulhouse S En partenariat avec Créature.s créatrice.s
Résiste, créé en 2019, est le premier volet d’un triptyque. En 2021, Respire, une traversée funambule à grande hauteur, met en avant la nécessité d’avancer. Le troisième volet verra le jour en 2023. Révolte ou tentative de l’échec, pour plusieurs artistes au plateau, explorera l’urgence de vivre et de se sentir vivre.
24 mai 2024 – Théâtre des Bergeries, Noisy-le-Sec