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Arts-chipels.fr

Théodore Rousseau – La voix de la forêt. Le peintre qui murmurait à l’oreille des arbres.

Théodore Rousseau – La voix de la forêt. Le peintre qui murmurait à l’oreille des arbres.

L’exposition sur Théodore Rousseau au Petit Palais apporte l’éclatante démonstration, s’il en était besoin, que peindre la nature, loin d’appartenir au champ du décoratif, peut être tout un art. Elle s’inscrit aussi dans un air du temps « écologiste » avant la lettre qui résonne aujourd’hui.

Lorsque Théodore Rousseau vient à la mémoire, on pense d’abord à l’« école » de Barbizon, une appellation pratique mais qui ne recouvre pas d’autre réalité que le regroupement de peintres tels que Corot, Díaz de la Peña, Daubigny, Millet, Daumier, Le Roux, Troyon, Courbet, à la recherche d’une nature « intacte » dans un village qui est alors réduit à sa plus simple expression, avec une seule rue. L’intérêt de l’exposition du Petit Palais, qui traverse toute l’œuvre du peintre, des années 1830 aux années 1860, réside dans ce qu’elle donne à voir toute l’originalité de l’artiste et la force qui traverse et anime une carrière entièrement dédiée à la représentation de la palpitation de la nature et plus particulièrement des arbres et de la forêt. Nul, plus que Rousseau, au nom prédestiné, n’a rendu plus juste ce vers de Baudelaire « La nature est un temple où de vivants piliers… »

Théodore Rousseau, L’Abreuvoir, sans date. Huile sur bois, 41,7 × 63,7 cm. Legs Jean-Pierre Lundy, 1887. Musée des Beaux-arts de Reims. Photo © Corentin Le Goff

Théodore Rousseau, L’Abreuvoir, sans date. Huile sur bois, 41,7 × 63,7 cm. Legs Jean-Pierre Lundy, 1887. Musée des Beaux-arts de Reims. Photo © Corentin Le Goff

Un parcours chronologique

L’exposition suit les différentes étapes qui jalonnent la vie du peintre. Elle aborde d’abord son « indiscipline », le caractère rebelle de l’artiste, qui quitte rapidement les bancs des Beaux-Arts où ses parents l’ont inscrit pour lui permettre de concrétiser ses aspirations à peindre la nature, aiguillonnées par un goût pour l’art manifeste du côté maternel, avec un cousin de sa mère, lui-même fils de peintre et peintre de paysage, Pierre-Alexandre Pau de Saint-Martin. Les étapes suivantes du parcours évoqueront son image de « grand refusé » des Salons, de 1836 à 1848 où l’avènement d’un gouvernement républicain met fin à l’ostracisme qui le frappe et lui apporte succès et honneurs, son installation à Barbizon et sa camaraderie avec les autres peintres et en particulier Millet, et sa passion pour la forêt et les arbres, qui l’amèneront à se battre, avec ses amis artistes, pour préserver la forêt de Fontainebleau.

Théodore Rousseau, Une Avenue, forêt de l’Isle Adam, 1849. Huile sur toile, 101 × 81,8 cm. Musée d’Orsay, Paris, France. Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

Théodore Rousseau, Une Avenue, forêt de l’Isle Adam, 1849. Huile sur toile, 101 × 81,8 cm. Musée d’Orsay, Paris, France. Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

Le choix du paysage

C’est un adolescent qui entre dans l’atelier de Jean-Charles-Joseph-Rémond, un peintre de paysages mais qui ne voit en eux que le décor de la « grande » peinture historique et mythologique. Aussi le jeune Rousseau s’y ennuie-t-il ferme. Il refuse de concourir pour le prix de Rome et quand vient le moment d’effectuer le « tour », point de passage obligé de tout artiste, en Europe, c’est en France qu’il choisit de se rendre. Déjà enfant, il avait découvert les forêts de Franche-Comté et celle de Compiègne. Son périple l’entraîne en Auvergne, dans le Cantal, puis en Normandie et dans le Jura, en Vendée, dans les Landes, les Pyrénées et le Berry, avant qu’il ne se fixe à Barbizon. Sur les traces des paysagistes hollandais du XVIIe siècle et de John Constable, son ambition est de fouiller le visible sans se rattacher à aucune école, de rechercher cette « voix » de la nature qu’il s’attache à saisir picturalement.

Théodore Rousseau, Le Mont-Blanc, vu de la Faucille, effet de tempête, commencé en 1834. Huile sur toile 146,5 × 242 cm. Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague, Danemark © Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague.

Théodore Rousseau, Le Mont-Blanc, vu de la Faucille, effet de tempête, commencé en 1834. Huile sur toile 146,5 × 242 cm. Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague, Danemark © Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague.

Un univers pictural vibrant, tout en bruissements et en frémissements

Quatre décennies avant les impressionnistes, Rousseau s’intéresse aux états de la nature, à sa résonance avec son environnement. Mais autant que la lumière qui la transforme, c’est le bruissement incessant qu’elle apporte aux oreilles, ce frémissement presque imperceptible des plantes et du paysage tandis que s’écoulent le temps et les saisons qui l'intéresse. Dans ses représentations de la campagne, les hommes et les bêtes sont absorbés par le paysage, comme digérés par lui. Les vaches qu’il portraiture se frottent aux arbres, les hommes sont de petites silhouettes prises dans un grand Tout. Insoucieux des saintes lois de la perspective et de toute « vérité » naturaliste, il alterne dans une même œuvre précision des tracés et floutages, dessin et peinture. Parfois même, ses paysages confinent à l’abstraction. Le Mont Blanc vu du col de la Faucille. Effet de tempête (commencé en 1834) où la nature comme le ciel semblent agités d’une même violence, la Plaine en avant des Pyrénées (1844) qui noie le paysage dans une brume qui en rend les contours indistincts, ou même le Vieux Dormoir du Bas-Bréau (forêt de Fontainebleau) ou Intérieur de forêt (1836-1837), avec ses bovins confondus dans le paysage, sont autant de témoignages d’une approche où se mêlent réel et imaginaire et où l’onirisme prend le pas sur la représentation.

Théodore Rousseau, Sortie de forêt à Fontainebleau, soleil couchant, 1848-1850.  Huile sur toile, 142×198 cm. Musée du Louvre, Paris, France. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot.

Théodore Rousseau, Sortie de forêt à Fontainebleau, soleil couchant, 1848-1850. Huile sur toile, 142×198 cm. Musée du Louvre, Paris, France. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot.

Le peintre du plein air

Pour capter cette vibration de la nature, la perception du moment occupe un rôle prioritaire et l’artiste le sait. Bien avant les impressionnistes, il privilégie la peinture de plein air, sur le motif, qui permet de saisir la sensation fugace, l’instantanéité. La commercialisation par Lefranc, en 1859, de tubes de peinture à l’huile dotés d’un bouchon à vis – les premiers tubes, fermés par une pince, sont inventés par un peintre américain, John Goff Rand, qui en dépose le brevet à Londres en 1841 – offre aux artistes de nouvelles perspectives. Ce que l’artiste cherche à saisir, c’est une parole du paysage, dans lequel l’homme n’a pas plus de place qu’une touffe d’herbe ou qu’un buisson, même s’ils sont souvent là, ces personnages qui rentrent au village dans un chariot traîné par un cheval ou assis au repos avant de reprendre le travail quand il ne s’agit pas d’une belle cavalière qui chemine sous le berceau protecteur d’une allée de châtaigniers centenaires. Une forme de panthéisme romantique qui immerge le spectateur dans la nature pour lui en faire percevoir le rythme intime et secret. À contempler ces tableaux, on ressent la puissance qui sourd de ce monde du vivant dont l’homme n’est qu’une petite parcelle.

Théodore Rousseau, Un Arbre dans la forêt de Fontainebleau, 1840-1849. Huile sur papier marouflé sur toile, 40,4 × 54,  cm. Victoria and Albert Museum, Londres, Royaume-Uni. Photo © Image Victoria and Albert Museum, London.

Théodore Rousseau, Un Arbre dans la forêt de Fontainebleau, 1840-1849. Huile sur papier marouflé sur toile, 40,4 × 54, cm. Victoria and Albert Museum, Londres, Royaume-Uni. Photo © Image Victoria and Albert Museum, London.

L’homme des bois

À l’est de Barbizon s’étend la forêt de Fontainebleau et Théodore Rousseau l’arpente en permanence. Les effets de la lumière qui traverse par endroits la canopée, les cathédrales qu’offrent les couverts des arbres, le détail d’une branche cassée à travers laquelle se raconte toute une histoire sont autant d’événements que le peintre cherche à saisir. Ils rejoignent la monumentalité qu’il confère à certains arbres, tels cet Arbre dans la forêt de Fontainebleau (1840-1849), un géant occupant tout le tableau qui envahit l’espace. Ces arbres, il va en saisir la respiration intime, captant leurs contours en ombres presque chinoises au petit jour, se penchant sur les rides d’un tronc tombé et les torsions de ses branches à moitié dénudées. Voyageur à la Caspar David Friedrich non sur un mer de nuages mais sous le couvert des arbres, héraut d’un hymne à la nature à la Henry David Thoreau ou à la Walt Whitman – ses contemporains ou presque – il se fait le chantre d’un monde d’où l’industrialisation est absente.

Théodore Rousseau, Le Massacre des Innocents, 1847. Huile sur toile, 95 × 146,5 cm. La Haye, Collection Mesdag. Photo © Collection Mesdag, La Haye.

Théodore Rousseau, Le Massacre des Innocents, 1847. Huile sur toile, 95 × 146,5 cm. La Haye, Collection Mesdag. Photo © Collection Mesdag, La Haye.

Un écologiste avant l’heure ?

Cet amateur de la solitude des bois se muera en militant infatigable pour préserver la forêt de Fontainebleau des coupes massives destinées à alimenter le développement industriel de son époque. Il se bat contre la disparition de ces forêts traditionnelles de feuillus qu’on remplace par des conifères, au mépris de toute considération environnementale, même si le terme n’existe pas encore sous son acception moderne. En 1852, il écrit au duc de Morny, alors ministre de l’Intérieur, au nom de tous les artistes qui peignent la forêt, pour que « les lieux soient mis hors d’atteinte de l’administration forestière qui les gère mal, et de l’homme absurde qui les exploite. » En 1853, le gouvernement décide de créer des « Séries artistiques », 624 hectares de forêt protégés à l’intention des artistes et des promeneurs, et le 13 août 1861, un décret impérial officialise la création d’une réserve de 1 000 hectares, première réserve naturelle au monde. Un tableau inachevé au titre particulièrement éloquent, le Massacre des innocents (1847), qui rappelle le meurtre des enfants de moins de deux ans par le roi Hérode, matérialise la pensée de l’artiste. Au premier plan, un arbre gît, couché en travers du passage. Au fond des hommes s’activent avec des cordes pour faire tomber les chênes. Les arbres sont les enfants qu’on met à bas au nom de la recherche inique du profit. Un chant pictural et un appel destiné à éveiller les consciences qui ne peut que résonner aujourd’hui.

Ainsi, que vibre la corde écologique ou que se nourrisse l’appétence visuelle pour ces paysages où alternent fonds bitumeux et éclaircies, symphonie des bruns et des verts traversés d’éclats d’or, force est de constater que l’œuvre de Théodore Rousseau nous parle d’immanence avec une modernité certaine. Ce qui passe, au-delà de la peinture, c’est une manière d’être au monde et cette sensibilité-là ne peut que nous toucher.

Théodore Rousseau, La mare aux fées, forêt de Fontainebleau, 1848. Huile sur toile, 59,1 × 114 cm. Collection privée.

Théodore Rousseau, La mare aux fées, forêt de Fontainebleau, 1848. Huile sur toile, 59,1 × 114 cm. Collection privée.

Théodore Rousseau, La Voix de la forêt

Du 5 mars au 7 juillet 2024, mar.-dim. de 10h à 18h, nocturnes ven. & sam. jusqu'à 20h

Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris - Avenue Winston-Churchill, 75008 Paris

Tel : 01 53 43 40 00 petitpalais.paris.fr

S Commissariat Annick Lemoine, conservatrice générale du patrimoine, directrice du Petit Palais, commissaire générale, Servane Dargnies-de Vitry, conservatrice peintures au musée d’Orsay, commissaire scientifique S L’exposition est organisée avec la participation exceptionnelle du Louvre et du musée d’Orsay S Catalogue sous la direction de Servane Dargnies-de Vitry, commissaire scientifique de l'exposition S Textes de Sandra Buratti-Hasan, conservatrice du patrimoine au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Servane Dargnies-de Vitry, conservatrice du patrimoine au musée d’Orsay,Dominique de Font-Réaulx, conservatrice générale du patrimoine, chargée de mission auprès de la Présidente du musée du Louvre, Chantal Georgel, conservatrice générale honoraire du patrimoine, Simon Kelly, Curator of Modern and Contemporary Art, Saint Louis Art Museum (Missouri), Edouard Kopp, John R. Eckel, Jr. Foundation Chief Curator at Menil Drawing Institute, The Menil Collection (Houston, Texas), Asher Miller, Associate Curator of European Paintings, The Metropolitan Museum of Art (New York City), Michel Schulman, expert (auteur du catalogue raisonné de Théodore Rousseau, il en prépare actuellement le supplément numérique), Renske Suijver, Conservatrice au musée Van Gogh (Amsterdam) et à la Collection Mesdag (La Haye), Greg M. Thomas, professeur d'histoire de l'art à l’Université de Hong Kong, Pierre Wat, professeur d'histoire de l'art à l'Université Paris I-Panthéon-Sorbonne.

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