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Arts-chipels.fr

La Loi du marcheur. Un passeur de la pensée, du cinéma au théâtre.

La Loi du marcheur. Un passeur de la pensée, du cinéma au théâtre.

Sur les traces de Serge Daney, un ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, Nicolas Bouchaud piste des manières de comprendre le monde à travers le cinéma et le théâtre. Quatorze ans après la création du spectacle, il revient sur ses propres pas.

Nicolas Bouchaud n’a pas besoin de décor pour faire du théâtre. Une chaise, ici une bouteille de whisky et des cigarettes lui suffisent pour camper le personnage. Il prend à son compte dans ce spectacle une interview du critique de cinéma Serge Daney, faite par Régis Debray, peu de temps avant la mort du journaliste. Le cheveu en bataille, le corps en perpétuel mouvement, cet adepte infatigable du seul en scène aime l’adresse directe au public qui fait tomber le quatrième mur. Il commence derechef par une séquence muette, salle éclairée, où il mime, façon cinéma muet, les mille et une attitudes des spectateurs en attente du commencement. Lorsqu’il se décide à entrer dans le vif du sujet, c’est pour se glisser par un à-côté et nous parler d’atlas et non de cinéma. Une excroissance bien dans la note des entretiens testamentaires de Serge Daney avec Régis Debray, à la fois facétieux et pathétiques, où se rencontrent sa vie, ses voyages, sa passion du cinéma et le carnet de bord de notre époque.

La Loi du marcheur. Un passeur de la pensée, du cinéma au théâtre.

La traversée de l’image d’un fou de cinéma

Le point de départ c’est l’entretien que Serge Daney fait avec Régis Debray en 1992, quelques semaines avant sa disparition à l’âge de quarante-huit ans. Une interview-fleuve de plus de trois heures où il évoque, remontant à l’enfance, une passion que ce « ciné-fils », comme il se qualifie lui-même, n’a cessé de cultiver à travers les Cahiers du cinéma puis à Libération et dans la revue Trafic, affinant une vision inséparable d’une « morale » de l’image.

C’est ce questionnement qui remonte à la source et commence par la phrase de sa mère, « On fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma » qui ouvre le bal, avec les premiers engouements et d’abord ce cinéma « populaire » capable de parler à tous et qui mêle toutes les classes. Une école du regard qui fait de savoir regarder un outil précieux quand on aspire à devenir « citoyen du monde ». Ce que Serge Daney raconte, à travers sa passion qui inclut aussi bien le cinéma américain (Hawks, Hitchcock…) que la « qualité française », la Nouvelle vague, mai 68 et la politisation de la cinéphilie, c’est la traversée de ce monde de l’image, perturbé par l’irruption de la télévision avant d’en être corrompu. Un monde dont les anciens démons ne sont pas morts.

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Le comédien et le critique comme passeurs

Le spectacle créé par Nicolas Bouchaud et Éric Didry, issu de la transcription exacte des entretiens, puise dans la matière vivante de la parole de Serge Daney. De celui qui se voulait « griot », Nicolas Bouchaud n’adopte pas les éternelles lunettes ou la casquette. Il n’imite pas le personnage qu’il portraiture. Il reprend sa conception de passeur plus que d’interprète. S’il reprend la prosodie de Daney, il est l’acteur qui laisse un espace entre lui-même et le personnage pour que le public s’y insère, y trouve sa place. Il « passe un texte, passe des gestes à une salle » par le corps, comme le critique a fait passer la façon dont le cinéma lui a fait comprendre, à lui, petit Parisien du 11e arrondissement, le monde, et qu'il a à son tour rendue, avec sa manière claire et percutante de s’exprimer, son sens aigu de la formule. Il est un conteur à la poursuite de celui « qui mettait des mots sur les choses que je pensais ».

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Un trait d’union : Rio Bravo

C’est sur une page blanche que le comédien se présente. Son seul viatique sera l’écran à travers lequel l’art du théâtre rencontrera le cinéma et l’acteur son sujet, le personnage de Serge Daney, un espace qui progressivement se peuplera de liens de plus en plus sensibles et visibles entre le plateau, l’écran, le film et le public que Nicolas Bouchaud conviera à un moment du spectacle à apporter sa contribution en énumérant les fims qui ont marqué son histoire ou ceux qu’il a vus et revus. Parce que la rencontre est là, à l’endroit précis où se produit le premier émerveillement, parfois dans un souvenir d’enfance, et pour le critique comme pour le comédien, avec Howard Hawks et Rio Bravo, avec l’inénarrable dégaine de John Wayne, toujours droit dans ses bottes, et Dean Martin en poivrot qui gagne sa rédemption.

Du théâtre au film et du film au théâtre

Nicolas Bouchaud ne se contente pas de jouer l’acteur avec le personnage de Serge Daney, il installe une interactivité croissante avec les extraits de Rio Bravo qui sont projetés. Simple témoin qui observe la scène du saloon où Dude-Dean Martin se fait ridiculiser pour récupérer un dollar pour le boire, il joue plus tard les indiscrets en se coulant à l’ombre d’un des poteaux qui apparaissent sur l’écran pour épier avant de se mêler aux personnages et de leur emprunter leurs répliques pour les dire. D’observateur et de spectateur il devient acteur, reconstituant non une scène de théâtre dans le théâtre mais une scène de théâtre dans le film.

© DR

© DR

L’amour du cinéma

Dans les intervalles, il est question du temps, justement, du cinéma, des durées insolites de Rohmer dans le Rayon vert, des images qui ne « vendent » rien mais servent à construire du temps de Rivette dans le Pont du Nord et de la compassion de Mizoguchi pour les paysans japonais qu’il représente dans ses films. On navigue entre ses souvenirs de Buster Keaton, silhouette tragique et solitaire, rencontré deux ans avant sa mort, de Godard traitant Daney d’avocat et du retour des vieux démons de Vichy qui ont à nouveau passé la porte. Le critique parle du choc qu’a provoqué en lui, enfant, Nuit et brouillard et de l’impression alors, aujourd’hui démentie, que l’inhumanité était derrière nous et que ça ne pouvait plus se reproduire. Il est question d’un monde qui meurt, de l’impact disparu de l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat et de 2001, l’odyssée de l’espace qui ne nous fera plus rêver car nous devrons le vivre.

La danse de mort du cinéma

Les fossoyeurs du cinéma sont à l’œuvre. Ils sont dans les médias, à la poursuite de la modernité et de l’événement, qui considèrent Fanny et Alexandre de Bergmann comme un film has been, qui dévitalisent ce qu’ils touchent, formatent la réalité pour qu’elle soit conforme à ce que le public « attend » –  témoin l’interview de Gérard d’Abboville qui traverse l’Atlantique à la rame et apprend, à son troisième essai devant les médias, à parler de « rêve d’enfant » pour être dans la note. Ils sont dans une télévision qui ne montre plus mais programme, élaborent une esthétique du dressage qui enseigne à se vendre, construisent un monde où « il y aura toujours un écran entre nous et l’autre ». Prophétique en 1992, Daney voit la multiplication des écrans qui les dépouillent de leur fonction, la consommation universelle des images, l’envahissement de l’espace public par la sphère privée, qui entraîne la mort progressive du service public. Dans ce monde où plus personne ne regarde les autres, il nous laisse écrire la suite et c’est en lanceurs d’alerte que les passeurs de la pensée, Daney et Bouchaud, clôturent le spectacle.

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

La Loi du marcheur

S Un projet de Nicolas Bouchaud S D’après Serge Daney Itinéraire d’un ciné-fils. Entretiens réalisés par Régis Debray, un film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin (1992) S Mise en scène Éric Didry S Avec Nicolas Bouchaud S Collaboration artistique Véronique Timsit S Lumière Philippe Berthomé S Scénographie Élise Capdenat S Son Manuel Coursin S Régie générale Ronan Cahoreau-Gallier S Vidéo Romain Tanguy et Quentin Vigier S Production OTTO productions et Théâtre Garonne - Scène européenne S Coproduction Théâtre du Rond-Point - le Rond-Point des tournées, Théâtre de la Cité - Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Cie Italienne avec Orchestre et Festival d’Automne à Paris.

Du 3 au 11 mai à 20h30, du 14 au 29 mai à 20h, les samedis et le dimanche 5 mai à 18h30, relâche les 8, 9, 12, 13, 19 & 20 mai

Théâtre de la Bastille 76 rue de la Roquette 75011 Paris

Rés. 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com

Samedi 25 mai (à l’issue de la représentation), projection du film Serge Daney Itinéraire d’un ciné-fils de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, suivie d’une rencontre. Entrée libre, réservations ouvertes un mois avant auprès de l’accueil du théâtre : 01 43 57 42 14 ou accueil@theatre-bastille.com

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