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Arts-chipels.fr

Koulounisation. Le poids des mots, la force des images.

© Jean-Henri Thomas

© Jean-Henri Thomas

À travers la recherche de la traduction en arabe d’un seul mot, « colonisation », ce sont des mondes qui se racontent.

Un plateau nu, immaculé, seulement encombré de blocs de polystyrène. Dans un coin, une éponge et une bouteille d’eau. Et une pelote de ficelle emmêlée, un sac de nœuds que s’emploie à démêler le comédien qui est sur scène et regarde les spectateurs entrer. C’est bien de cela qu’il va s’agir : naviguer dans l’emmêlement des sens des mots pour comprendre ce qu’ils recouvrent. Et le simple point de départ c’est la traduction en arabe d’un mot lourd de sens pour ce jeune homme appartenant à une famille issue de l’immigration algérienne  : « colonisation ».

© Jean-Henri Thomas

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Une valse de traductions comme autant de concepts

Lorsque le jeune homme – Salim Djaferi, l’auteur et l’interprète du spectacle – pose à sa mère et à sa tante la question de savoir comment on traduit « colonisation » en arabe, la réponse est « koulounisation », une adaptation orale du terme français, un peu comme si ce concept n’appartenait pas à la culture arabe et ne pouvait exister qu’en français. Mais Salim Djaferi est opiniâtre et il se lance à la poursuite de traductions possibles, auprès de spécialistes de la langue issus de différents pays arabes. Et à son grand étonnement, il en découvre plusieurs, dont l’étymologie appartient à des registres différents, voire même antagonistes : de « construire » à « ordonner » qui renvoie aussi bien à commander qu’à mettre en ordre, jusqu’à « détruire » en passant par la notion de foyer ou de nation, il balaye un vaste champ autour de ce que le simple fait de « nommer » recouvre.

Nommer / renommer

Les blocs de polystyrène  construisent, au fil du temps, des édifices composés de ces divers sens. Tendant la ficelle qu’il a démêlée autour de l’espace scénique, il accroche peu à peu les éléments qui se relient à sa recherche. Parce que nommer c’est aussi formater et les colons français qui s’installent en Algérie, à leur arrivée, opèrent un changement radical qui ne touche pas seulement l’administration ou les structures sociales. Ils s’attaquent aux noms de lieux et créent une autre toponymie, et procèdent de même avec les patronymes. C’est ainsi que la mère de l’auteur-narrateur, de Fatima Djelal, se mue en Milena – Castel – ou en Mylène, ou en Mimi. L’éponge peut alors se transformer en objet escamoté par un colon-magicien ou devenir la matière qui s’imprègne de ce qu’on met dessus.

© Jean-Henri Thomas

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La matérialité du discours

De fil en blocs et en éponges, on chemine dans les méandres d’un langage qu’on utilise sans avoir conscience de ce qu’il signifie. Ainsi, dans une librairie algérienne, la « guerre d’Algérie » se trouve-t-elle classée au rayon « Révolution algérienne » – question de point de vue d'où l'on regarde – et le petit retour sur les étapes de l’indépendance est-il matérialisé, pour la période de « troubles » qui précèdent l’indépendance, de 1954 à 1962, par une éponge imbibée d’un colorant rouge qui goutte sur le fil tandis que la révolution, au lieu de casser des briques comme dans un film situationniste, brise sec les blocs de polystyrène. Quant à l’amnésie silencieuse qui recouvre dans les propos les tortures infligées par l’armée française, il suffit de les effacer de la mémoire d’un coup d’éponge, en frottant bien pour qu’elles disparaissent. Mais dans le spectacle, les éponges restent rouges du sang qui s’est incrusté.

Un petit tour par Pôle emploi complète cette évocation qui rend visible l’invisible et cherche la réalité derrière l'apparente neutralité des termes. Les arts plastiques volent au secours du sens. On s’amuse beaucoup de ce jeu malicieux qui remplace le documentaire bien-pensant mais compassé et ennuyeux et qui dit des choses graves dans un langage simple et imagé qui vaut mieux qu’un long discours. Quod erat demonstrandum…

© Jean-Henri Thomas

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Koulounisation

S Conception et interprétation Salim Djaferi S Collaborateur artistique Clément Papachristou S Regard dramaturgique Adeline Rosenstein S Aide à l’écriture Marie Alié et Nourredine Ezzaraf S Écriture plateau Delphine De Baere S Scénographie Justine Bougerol et Silvio Palomo S Création lumière et régie générale Laurie Fouvet S Développement, production et diffusion Cora-Line Lefèvre, Rosine Louviaux, Alix Maraval et Mathilde Vreven - Habemus papam S Production Habemus papam S Coproduction Les Halles de Schaerbeek, Le Rideau de Bruxelles et L’Ancre - Théâtre Royal de Charleroi S Avec le soutien de la bourse d’écriture Claude Étienne et SACD, Chaufferie-Acte1, La Bellone - Maison du Spectacle (Bruxelles), Théâtre des Doms, Théâtre Episcène et Zoo Théâtre S Avec l’aide de la Fédération Wallonie Bruxelles Salim Djaferi est hébergé administrativement par Habemus papam S Remerciements à Aristide Bianchi, Camille Louis, Kristof van Hoorde et Yann-Gaël Amghar S Durée 1h10

Du 29 avril au 12 mai à 19h, les samedis et dimanches à 17h, relâche les 1er, 8 & 9 mai

Théâtre de la Bastille – 76, rue de la Roquette, 75011 Paris

Rés. 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com

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