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Arts-chipels.fr

Les Démons. Halluciné et visionnaire.

Les Démons. Halluciné et visionnaire.

La Comédie-Française programme à nouveau le spectacle créé en 2021 pour le bicentenaire de la naissance de Dostoïevski, les Démons. L’occasion de découvrir une création très impressionnante tirée de ce roman fiévreux et apocalyptique.

Dans un intérieur qu’on sent opulent malgré l’absence de mobilier, la lumière filtre au travers de larges fenêtres qui ouvrent sur le ciel. Une immense verrière occupe tout le fond de scène. Elle laisse deviner la proximité d’une forêt. C’est derrière cette barrière de verre que se jouent le passage du temps et les péripéties du monde extérieur, comme un écho qui vient atteindre l’univers préservé d’un passé figé au présent. Pour l’heure, l’atmosphère est à la réception mondaine. Un quatuor classique joue en fond sonore. Un luxe, un calme et une volupté de la douceur de vivre vite détruits.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Le roman d’un homme en souffrance

Les Démons ou les Possédés paraît d’abord en feuilleton en 1871-1872 dans le Messager russe avant d’être édité en un seul volume l’année suivante. Comme tous les romans de Dostoïevski, il comporte une part sous-jacente importante de l’expérience de vie de l’auteur qui, pour s’être approché des milieux révolutionnaires de trop près, a été condamné, vingt ans auparavant, à mort avant que sa peine ne soit commuée en quatre années de bagne. Sujet à des crises d’épilepsie – dans lesquelles la croyance populaire voyait des manifestations divines –, fils d’un médecin militaire anobli, il a fréquenté les milieux aristocratiques. Contraint à parcourir l’Europe pour échapper à ses créanciers – il est joueur – il en retire une aversion pour les Européens et leur « modernisme », incarné dans le Crystal Palace inauguré à Londres en 1851 dont un succédané est présent sur scène. Ses dernières années laissent apparaître un nationalisme fervent et Dostoïevski, habité d’un mysticisme aux allures messianiques, se fait le chantre de l’âme russe. On retrouvera dans le roman que le spectacle reprend la traversée autobiographique de l’écrivain à travers les multiples personnages qui l’habitent.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une galerie de personnages, peinture du temps de l'écrivain

L’auteur est en exil lorsqu’il commence ce roman emporté et pamphlétaire, en 1869. À travers le personnage de Piotr Stépanovitch Verkhovenski, chef d’un groupe de révolutionnaires désireux de renverser l’ordre établi, se dessine la silhouette de Serge Nétchaïev, un activiste révolutionnaire qui assassine un étudiant insoumis. Elle s’interpénètre avec l’expérience de la fréquentation par Dostoïevski des opposants à Nicolas Ier vers 1847-1848. Piotr veut transformer en leader Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine, un aristocrate qui fascine tous ceux qu’il approche, hommes et femmes confondus. Mais le messie est vide. Sans conviction, il enfile les costumes qu'on lui offre et joue avec les autres. Avec Liza Nikolaïevna Touchina, une jeune aristocrate amoureuse de lui ; avec Maria Timoféïevna Lébiadkina, qu’il a épousée en secret et fera assassiner sans se salir les mains, une femme difforme, mystique et mentalement perturbée ; avec Dacha Pavlovna Chatova, la protégée de sa mère, prête à le suivre quelles qu’en soient les conséquences ; avec sa mère, qui voudrait lui voir épouser Liza. De son côté, la mère de Nikolaï, Varvara Stavroguina, héberge et protège Stépane Trofimovitch Vekhovenski, un ancien professeur d’université frappé d'impuissance intellectuelle et incapable de faire aboutir ses travaux d’écriture, amoureux d’elle en secret, à qui elle voudrait faire épouser Dacha pour l’éloigner de Nikolaï. Stépane est un has been et son fils Piotr lui voue une haine profonde dont on peut penser qu’elle alimente, doublée d’un arrivisme forcené, les ambitions révolutionnaires de Piotr. Quelques étudiants, fonctionnaires et intellectuels complètent le tableau tandis que Dostoïevski fait porter à Ivan Pavlovitch Chatov, un étudiant fils de serf, la charge de l’âme russe, pétrie de mysticisme et d’idéal. Une société en raccourci qui s’agite dans le clair-obscur de la nuit d’hiver qui tombe sur un monde bientôt livré à l’incendie et en proie à la destruction.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une mise en scène qui navigue entre fantasme et réalité

Deux mondes s’affrontent dans le spectacle. Le premier est en train de mourir. C’est celui d’une aristocratie finissante, avec des valeurs qui n’ont plus cours. Si la relation entre Stépane et son fils Piotr est là pour opposer un monde finissant et un autre à naître, la mise en scène l’affirme avec force. Dans son évocation de la société aristocratique, Guy Cassiers choisit une forme de dé-réalisation des situations. Les musiciens qui meublent l’ambiance du salon de Varvara ne sont que des ombres projetées sur les parois de verre, des fantômes que le temps a déjà estompés. Les dialogues entre les personnages sont frappés à la même aune. Si le spectateur voit, en gros plan, sur des écrans projetés, les personnages échanger entre eux, sur scène ils ne parlent qu’au vide et on salue au passage la performance d'acteurs qui, dans un millimétrage époustouflant, se prêtent à l'exercice. Il y a quelque chose de fascinant à voir que même leurs mouvements – prendre une tasse, tendre la main – sont assumés par des ombres noires qui sont leurs doubles. Isolés chacun dans un coin de la scène, ils mènent une conversation médiatisée, un simulacre de communication pour des personnages que l’Histoire a laissés sur place tandis que le Temps avance. À l’inverse, les scènes qui rassemblent les révolutionnaires au moment où ils sortent de la discussion pour passer à l’action les placent côte à côte, dans un lien direct. Le monde change et sa réalité, où nihilisme, manipulation, opportunisme et ambitions personnelles sont les nouvelles règles, n’a plus rien de distancié. Enfin lorsque la pièce arrive à son terme, les visages qui apparaissent en gros plan se confondent et se substituent l'un à l'autre.  Figures de cauchemar, ils sont tous devenus démons et n'ont qu'un seul visage.  

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Dans une langue incendiée, un message qui nous est proche

On retrouve dans les Démons les thèmes chers à Dostoïevski, cette angoisse devant une société qui a complètement perdu ses valeurs, en proie à l’athéisme, au nihilisme et au matérialisme. S’y joue un conflit de générations qui n’est pas sans rappeler qu’aujourd’hui, dans le monde d’internet et de la valorisation de soi, certains sont demeurés sur le bord de la route. S’y exprime un nationalisme fervent qui fait remonter à la conscience des résurgences contemporaines dont nous connaissons les effets négatifs et pervers. S’y pose la question du terrorisme et de sa violence aveugle qui secouent nos sociétés. S’y étalent des processus de manipulation qu’on pourrait aisément transposer aujourd’hui. Emporté, prophétique et désespéré, le texte de Dostoïevski est comme un appel à la vigilance. Et si l’on ne peut souscrire à cette mystique de l’âme russe qui porte le texte et dont on pourrait percevoir un écho dans la revendication de « Grande Russie » développée par Vladimir Poutine, si on peut considérer avec distance la religiosité qui imprègne cette vision d’un monde qui a perdu Dieu et est en proie aux « démons », on reste marqué par l’image d’un messianisme vide de sens au nom duquel on tue en toute impunité et sans discernement. Dans ce songe cauchemardesque aussi fantasmatique que réel, c’est dans le creux de l’oreille, au plus profond, que la mise en garde nous atteint.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Les Démons d’après Fiodor Dostoïevski

S Adaptation Erwin Mortier S Traduction Marie Hooghe S Mise en scène Guy Cassiers S Dramaturgie Erwin Jans S Scénographie et costumes Tim Van Steenbergen S Lumières Fabiana Piccioli S Vidéo Bram Delafonteyne S Son Jeroen Kenens S Assistanat à la mise en scène Stéphanie Leclercq S Assistanat à la scénographie Clémence Bezat S Assistanat aux costumes Anna Rizza S Assistanat aux lumières François Thouret S Réalisation maquillages Sylvie Vassiliadis S Le décor et les costumes ont été réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française S Séquences filmées Mickaël Godard (violon), Aymeric Jean-Lechner (violon), Clément Bodeur-Crémieux (alto), Gilles Le Saux (violoncelle) et l’enfant Giacomo Rattenni. La musique n’est pas interprétée par les musiciens et l’enfant apparaissant à l’image S Avec Alexandre Pavloff (Chigaliov, intellectuel et théoricien), Christian Gonon (Serguéï Vassilitch Lipoutine, fonctionnaire, Tolkatchenko, intellectuel), Édith Proust (Arina Prokhorovna, Virguinskaïa, épouse de Virguinski), Didier Sandre (Stépane Trofimovitch Verkhovenski, ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina), Stéphane Varupenne (Ivan Pavlovitch Chatov, étudiant, fils d'un serf de Varvara Stavroguina), Suliane Brahim (Maria Timoféievna Lébiadkina, sœur du Capitaine Lébiadkine, secrètement mariée à Nikolaï Stavroguine), Jérémy Lopez (Piotr Stépanovitch Verkhovenski, fils de Stépane Verkhovenski, agitateur), Christophe Montenez (Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine, fils de Varvara Stavroguina), Dominique Blanc (Varvara Pétrovna Stavroguina, propriétaire terrienne, soutien et amie de Stépane Verkhovenski), Jennifer Decker (Lizavéta – Liza, Nikolaïevna Touchina, riche héritière, amoureuse de Nikolaï Stavroguine), Clément Bresson (Virguinski, fonctionnaire), Claïna Clavaron (Daria – Dacha, Pavlovna Chatova, soeur d'Ivan Chatov, protégée de Varvara Stavroguina, amoureuse de Nikolaï Stavroguine) et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie- Française Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Viktor Kyrylov, Élodie Laurent, Elrik Lepercq, Marianne Steggall S Avec le soutien de la Fondation pour la Comédie-Française S Durée 2h30 sans entracte

Du 2 mai au 21 juillet 2024

Comédie-Française – Place Colette, 75001 Paris

Rés. 01 44 58 15 15 www.comedie-francaise.fr

Du 2 mai au 21 juillet 2024

Comédie-Française – Place Colette, 75001 Paris

Rés. 01 44 58 15 15 www.comedie-francaise.fr

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