22 Juin 2025
Cette production de l’Opéra de Lille mise en scène par Denis Podalydès offre, par la fusion remarquable entre théâtre, musique et chant, une très belle version d’un thème, immortalisé par Goethe, qui puise dans les croyances populaires.
Le thème de l’homme qui vend son âme au diable pour créer ou obtenir ce que ses moyens humains ne lui permettent pas d’atteindre traverse nombre de croyances populaires. Le personnage même de Faust, inspiré d’un alchimiste allemand du XVIe siècle et repris par Christopher Marlowe dans la Tragique histoire du docteur Faust en 1604, traduit la fascination que bien des époques ont marquée pour le personnage. Goethe, en 1808, inaugure, de son côté, avec sa première version de Faust, Faust. Eine Tragödie, un engouement qui ne se démentira pas pendant tout le XIXe siècle et inspirera nombre d’artistes, dont Delacroix.
Du côté de la littérature, en France, après les premiers extraits du texte de Goethe proposés par Mme de Staël dans De l’Allemagne, Albert Stapfer fait une traduction du texte. Nerval suit, dans une traduction divinement infidèle qui tire le texte vers le romantisme, et Charles Nodier, le « bibliothécaire » de l’Arsenal, crée un drame qui s’en inspire au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Henri Blaze de Bury fait de Faust I, en 1842,une version en vers. D’autres suivront dont le drame Faust et Marguerite de Michel Carré – qui collaborera au livret de l’œuvre de Gounod – présenté au Théâtre du Gymnase en 1850. On citera aussi la version d’Edmond Rostand en 1912 (publiée en 2003) et la traduction récente de Jacques Le Rider et Jean Lacoste en 2020, qui s’attache aux deux versions de Faust.
Du côté de la musique, le thème de Faust inspirera des lieder à Schubert (Marguerite au rouet, le Roi de Thulé, et une Scène de l’église inachevée), mais aussi à Wagner et à Schumann ; à Louise Bertin un Faust, joué au Théâtre Italien de Paris sous le titre de Fausto, et à Berlioz un oratorio, Huit scènes de Faust, qui engendreront la Damnation de Faust, créée à l’Opéra-Comique en 1846. La Faust-Symphonie, proposée par Liszt à Weimar en 1857, dont des fragments s’étagent depuis 1840, se rattache, quant à elle, au genre du poème symphonique avec chœurs.
La création de Gounod au Théâtre-Lyrique en 1859, l’année qui suit un nouveau drame, d’Adolphe Dennery cette fois, s’inscrit donc dans une longue lignée d’explorations autour de Faust, emblématiques de l'attirance qu’exerce le thème.
Fidélité à Goethe...
Le texte est inspiré à Goethe en partie par un fait divers : la condamnation et l’exécution d’une mère meurtrière de ses enfants, Susanna Margaretha Brandt. Le personnage de Marguerite portera son nom et commettra, elle aussi, un infanticide, ce que Gounod conservera en dépit de la moralité rigide de son époque.
Le livret de l’œuvre du compositeur suit, dans les grandes lignes, l’argument de la pièce de Goethe. Un savant, ayant épuisé sa vie dans la conquête du savoir, éprouve le sentiment d’être passé à côté de son existence. Méphistophélès – une des figures du Diable – lui propose un pacte. Il lui fera goûter, en échange de son âme, aux plaisirs de la vie et de la jeunesse. Et c’est un Faust métamorphosé en jeune homme qui, délaissant finalement les plaisirs futiles, tombe amoureux d’une jeune fille pure d’origine modeste : Marguerite. Méphistophélès œuvre à jeter Faust dans les bras de la jeune fille. Faust, poussé par le désir, déflore la jeune fille après maintes hésitations, puis l’abandonne.
On retrouvera plus tard Marguerite, mère et déshonorée, en proie à l’opprobre de la population, tandis que Méphistophélès entraîne Faust dans une ronde de plaisirs qui les mène vers la nuit de Walpurgis, une fête d’origine païenne, symbole de la fin de l’hiver, associée au sabbat des sorcières. Lorsque le frère de Marguerite, Valentin, parti à la guerre, revient, il provoque Faust en duel. Celui-ci, guidé par la main de Méphistophélès, le tue. Valentin, avant de mourir, maudit sa sœur et celle-ci, au comble du désespoir, tue son enfant.
C’est alors que Faust, obsédé par le souvenir de la pureté et de l’innocence de Marguerite dont il ne s'est jamais défait et à qui il n’a cessé de rêver, cherche à la sauver de la pendaison en la faisant évader de prison. Mais il lui faut l’aide de Méphistophélès et la jeune fille, qui aime toujours Faust, refuse car elle reconnaît la silhouette du diable derrière le jeune homme. Implorant l’assistance de Dieu, Marguerite sauvera son âme alors que Méphistophélès, qui craint la naissance du jour, entraîne Faust avec lui.
La « trahison » du compositeur
Même si l’argument développé par Gounod reste similaire au schéma de Goethe, l’ajout de certaines séquences, comme la scène du rajeunissement de Faust, la disparition de certains personnages comme la mère de la jeune fille, la variation du déroulé de la pièce et l’approche diffèrent. Délaissant en partie le personnage de Faust, Gounod met l’accent sur Marguerite et sur ce qui la caractérise : son amour, exempt de toute impureté malgré sa faute, et une religiosité intense.
L’amour de Marguerite pour Faust, infini, transcende tous les événements tragiques qu’il engendre, tandis que, du côté de Faust, Gounod met en avant, dans la conduite du personnage, la honte et le remords tardifs – même si ce thème de la fille de rien abusée et forcée, qui s’apparenterait aujourd’hui à un viol puni par la loi, n’est pas exceptionnel et n’apparaît pas scandaleux à son époque. Car l’amour gouverne aussi l'attitude de Faust. Il motive la fuite du personnage après le viol, par désir – affirme-t-il – de la préserver de l’influence néfaste de Méphistophélès. C'est encore l'amour qui fait naître chez lui l’intuition du malheur qui frappe la jeune femme et le fait revenir vers elle pour tenter de l'extraire de sa prison. Et c’est parce qu’elle est aimée que, d’une certaine manière, Marguerite sera sauvée.
Gounod prend par là ses distances avec un Faust plus « philosophique » où se dessine une réflexion sur la nature de la connaissance et sur ses dangers, et sur le « défi » lancé à Dieu que constitue le pacte de Faust avec Méphistophélès, qui s’attaque au vieillissement et à la finitude de l’existence humaine. Ces thèmes qu’affectionne le romantisme, épris d’éternité et de transcendance. Mais le compositeur conserve bien des éléments symboliques, avec le rouet qui file la laine de la vie, les clés qui ouvrent l’armoire et le coffret – boîte de Pandore – qui contient les bijoux, signes de la transgression, et les coupes dont le contenu apportera tour à tour la mort (la coupe de poison que veut absorber Faust), le renouveau (le philtre de jouvence de Méphistophélès), et l’impossible oubli de l’amour à travers la fable du roi de Thulé qui, au moment de rendre son dernier soupir, boit à la coupe qui le relie à sa bien-aimée défunte.
L’autre « écart » de Gounod par rapport à Goethe réside dans le sentiment religieux qui imprègne l’œuvre. Le dilemme que vit Faust, entre l’aride chemin de l’étude et la voie de la sensualité, reflète en partie les incertitudes de Gounod et ses questionnements quant à ses aspirations spirituelles et à son amour du théâtre. Car l’enfant, élevé dans la galerie du Louvre et baignant dans le milieu artistique, Grand Prix de Rome à seulement vingt-et-un ans, songe à se dédier à la musique d’église et hésite à entrer dans les ordres… Cette religiosité imprègne l’œuvre, dans l’enterrement de l’enfant à l’église, où résonne l’orgue, un instrument insolite dans une œuvre opératique, mais aussi dans la foi profonde que manifeste Marguerite. C’est à elle que Marguerite demande son secours. C’est par elle qu’elle sera sauvée malgré son crime.
Une version « originelle »
Faust est, avec Carmen, l’opéra français le plus connu au monde. Son succès, dès sa création, va de pair avec une série d’aménagements successifs, réclamés d’abord par le jeune directeur du Théâtre-Lyrique, Léon Carvalho, qui demande des modifications au fil du temps, puis au travers de l’adaptation, dix ans après sa création, de l’œuvre pour son entrée à l’opéra, qui exige de se fondre dans un moule qui exclut les dialogues parlés et impose la présence du corps de ballet, donc l’introduction de parties chorégraphiées.
Le choix de la version de Faust, présentée à l'Opéra-Comique, sera de revenir le plus possible à l’origine, avant les adaptations pour l’opéra et avant même les modifications demandées par Carvalho. Restituer à l’œuvre la vision initiale du compositeur, lui rendre sa force première. On retrouvera ainsi toute la complexité musicale qui forme la texture de l’œuvre, alliant opéra, opéra-comique alternant parties parlées et chantées et mélodrames où la parole se superpose à l’orchestre. La musique parfois, ne se contente pas d’illustrer ou d’exprimer, elle se fait parole, introduit un dialogue avec les personnages, crée un continuum expressif qui lie intimement théâtre et art lyrique. Théâtre et musique sont indissociables et la mise en scène de Denis Podalydès explore en profondeur cette dualité.
Une mise en scène épurée et signifiante
C’est autour d’une aire circulaire et vide qu’avance Faust, vieillard qui traîne une existence devenue trop pesante. La vacuité de l’espace, c’est celle de son âme, privée de sens et de souvenirs, celle d’une vie consacrée à l’étude dont le bilan n’est que néant. C’est alors que surgira un Méphistophélès tout de noir vêtu, empreint de fausse gaieté, accompagné de deux aides en chapeau melon qui l’escorteront tout au long de l’œuvre, silhouettes silencieuses mais néanmoins actives qui manipuleront, comme des marionnettistes avec leurs créatures, les gestes des personnages dès lors qu’ils s’inscriront dans le registre du Mal.
Cette aire circulaire, piste de cirque en rotation qui matérialise le voyage presque immobile de l’action, symbole d’un déplacement qui laisse les personnages toujours au centre de la pièce, deviendra arène entourée de gradins où se déroule la fête dont Faust est privé et où se décide le départ à la guerre des aides de Faust et de Valentin, le frère de Marguerite. Elle se muera en portion de rue sous la fenêtre de Marguerite, ou en chambre de la jeune fille dont les meubles, descendus des cintres, hébergeront la cassette de l’« Air des bijoux » immortalisé par Hergé avec la Castafiore, mais aussi l’omniprésent Méphistophélès qui apparaît dans l’armoire. Ce cercle renverra aussi à la ronde des sorcières de la nuit de Walpurgis, qui se transformeront en prostituées pour attirer Faust.
La marche vers la tragédie qui traverse la musique de bout en bout sera présente à travers les costumes des personnages où le noir et les teintes sombres dominent. Seuls les militaires, dans leur uniforme bleu, et Faust, habillé de neuf dans un costume clair pour sa personnalité d’emprunt de l’éternelle jeunesse, font exception. Mais l’uniforme des soldats sera devenu ruine à leur retour de guerre et la blancheur factice du costume de Faust se verra maculée lorsqu’il revient vers Marguerite. Quant au décor, il deviendra évocation d’un pays en ruines, à l’image de la déchéance et du désespoir de Marguerite.
Une osmose du théâtre et de l’art lyrique
L’ensemble qui lie partition théâtrale, dramatique et musicale de manière étroite marche d'un même pas avec un grand bonheur.
Louis Langrée mène l’Orchestre de Lille avec dynamisme et efficacité, attentif à faire se répondre musique et chant tout autant qu’à faire entendre l’agencement subtil de la parole parlée et de la musique qui donne à cette œuvre une saveur particulière.
Les chanteurs, qui font aussi preuve de leur qualité de jeu théâtral, sont, à pleine voix, à leur affaire dans ces séquences qui alternent effets de chœurs, solo, duos et quatuors parfois complexes. Julien Dran, en Faust, fait percevoir toutes les subtilités d’un personnage que les métamorphoses conduisent du vieillard au jeune homme enthousiaste et insouciant, puis révolté et désespéré. Jérôme Boutillier, en primesautier Méphistophélès, balade son personnage de meneur de jeu avec une drôlerie goguenarde. Vannina Santoni campe une émouvante Marguerite qui parvient au fil de l’histoire à s’imposer presque comme le personnage principal. Habitée par le rôle, elle nous fait percevoir la beauté tragique du personnage mis en musique par Gounod.
Les autres rôles ne sont pas moins remarquables. Parmi eux, Juliette May, qui joue Siebel, l’ami de Valentin chargé de veiller sur la jeune fille, amoureux silencieux et inexprimé de Marguerite, est une mezzo-soprano comme pour dire le peu d’impact du personnage masculin. Elle livre un portrait d’homme à la masculinité « défaillante » et introduit dans Faust une touche insolite. Quant à Marie Lenormand en Dame Marthe, la voisine qui ne sait donner que de mauvais conseils, elle fait surgir le rire au milieu du drame.
Il convient d’ajouter la présence de deux danseurs masqués – en fait deux danseuses dont l’une travestie en homme – qui émaillent, pour compléter l’ensemble, les scènes populaires de figures chorégraphiques qui mêlent danse classique et burlesque. Avec les deux « aides » de Méphistophélès, ils apportent en même temps une référence à l'univers de la commedia dell'arte.
On retiendra que, si Gounod n’est pas un romantique et si Faust se détourne de l’approche de Nerval, cette manière d’associer comique et tragique ressemble cependant furieusement aux préceptes du théâtre romantique développés par Victor Hugo dans la préface de Cromwell. Mais le Faust présenté se situe au-delà de toute parenté possible. De cette œuvre musicale d’une beauté confondante, l’équipe dans son entier offre une vision convaincante et belle où sont perceptibles toutes les nuances et la richesse de la partition musicale mais aussi sa puissance théâtrale. Lorsque tous les moyens scéniques et artistiques marchent du même pas, on a plaisir à être là.
Faust de Charles Gounod. Opéra en un prologue et quatre actes sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré. Créé au Théâtre lyrique le 19 mars 1859.
S Direction musicale Louis Langrée S Mise en scène Denis Podalydès S Décors Éric Ruf S Costumes Christian Lacroix S Lumières Bertrand Couderc S Chorégraphie Cécile Bon S Créatrice maquillage Véronique Soulier-Nguyen S Masques Louis Arène S Avec Julien Dran (Dr Faust), Jérôme Boutillier (Méphistophélès ), Vannina Santoni (Marguerite), Lionel Lhote (Valentin), Juliette Mey (Siebel), Marie Lenormand (Dame Marthe), Anas Séguin (Wagner), Bruno Schraen-Vanpeperstraete (Le mendiant, membre du chœur) S Comédiens Alexis Debieuvre, Léo Reynaud S Danseuses Julie Dariosecq, Elsa Tagawa S Enfant Victoire Cheurfa (les 21, 25, 29 juin 2025), Inès Rousseau (les 23, 27 juin et 1er juillet 2025), Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique S Chœur Opéra de Lille S Orchestre Orchestre National de Lille S Production Opéra de Lille S Coproduction Théâtre national de l’Opéra-Comique, Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française S Dans le cadre du Festival Palazzetto Bru Zane Paris S Production créée à l'Opéra de Lille le 5 mai 2025 S Édition des partitions Paul Prévost (collection L'Opéra français) © Bärenreiter-Verlag Kassel Basel London New York Praha S Spectacle en français surtitré en français et en anglais S Durée estimée 3h55, entracte inclus
Du 21 au 29 juin 2025, les 21, 23, 25, 27 juin et 1er juillet à 20h, le 29 juin à 15h
Opéra-Comique – 1, place Boieldieu, 75002 Paris
www.opera-comique.com / 01 70 23 01 31