19 Juin 2025
Ce patchwork tiré d’histoires vécues mêle émigrations subies et/ou choisies et les immigrations qu’elles entraînent. Avec elles, Fábio Godinho met en scène la manière de vivre de l’intérieur la difficile condition d’étranger, même né dans le pays où il réside.
Faire spectacle avec ce qui n’est pas spectacle, c’est le fil périlleux sur lequel dansent le metteur en scène et ses comédiens, introduisant le théâtre sans lui donner tout à fait statut de fiction tout en lui déléguant le pouvoir de raconter des histoires, recueillies au fil de rencontres et mêlées à l’histoire propre du concepteur, enfant d’immigrés portugais né au Luxembourg. Raconter en mettant en scène des personnes qui s’invitent au théâtre pour devenir des personnages.
C’est le côté déroutant d’un texte qui va accumuler au fil de son déroulement des expériences de vie, dramatiques ou heureuses, livrées dans leur diversité et leur absence de relation pour former le tas compact qui bâtit un pays aux identités multiples, dont la langue – le luxembourgeois – raconte à soi seule qu’elle fut le produit de croisements linguistiques, et donc de peuples.
Un non lieu pour lieu scénique
C’est dans un lieu vide, qui est de partout et nulle part à la fois, que se déroule le spectacle. Il laisse au spectateur la faculté de le meubler à sa guise. Les éléments épars qui occupent la scène disent la récupération et la précarité, et la branche morte et tordue qui figure au premier plan représente, à sa manière, le désert dans lequel les personnages cherchent à tracer leur chemin. Mais cette branche, la bassine ou la plateforme installées sur la scène, sonorisées et musicalisées, entrent aussi, à travers leur résonnance, dans une évocation où les objets vivent et se dotent d’un langage qui s’ajoute à la pluralité des langues. Ils recréent un univers de sons et de bruits qui accompagnent la musique de Jorge de Moura, qui puise dans les musiques populaires des pays des migrants les thèmes qui serviront à illustrer les chants et poèmes sonores présents dans le spectacle.
Une galerie de personnages qui nous parlent d’aujourd’hui
Les personnages vont se succéder pour répondre, d’une certaine manière à la question que posait Gauguin dans l’une de ses toiles tahitiennes : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? À ceci près que l’interrogation, loin d’être métaphysique, plonge ses racines dans le déplacement et l’exil. Ils parleront le français mais aussi d’autres langues, le luxembourgeois, la langue du pays qu’ils vont apprendre et dont on découvrira les sonorités, le portugais qui est celui du concepteur, mais aussi l’anglais ou l’allemand, comme pour indiquer que le champ n’est pas limité et concerne toute la terre.
Ils sont aussi différents qu’on peut l’être. Ils sont nés au Luxembourg, mais de souche étrangère, sont venus de Russie pour des raisons pas complètement explicitées, de Syrie, du Venezuela, de Serbie et même d’Afghanistan. Ils sont hommes et femmes. Ils ont fui, parfois pour des raisons politiques, parfois pour échapper à la guerre, à la corruption ou à l’oppression. Ils sont venus chercher le droit de vivre libres et sans la peur.
Des récits non « étalonnés », non « calibrés »
Leurs histoires, certaines nous sont déjà connues par d'autres témoignages : l’angoisse du moment présent comme du lendemain lorsque débarque une police toute-puissante, l’odyssée de ces femmes à qui on dénie le droit d'être et qui quittent l’Afghanistan quand la seule ambassade encore ouverte est celle de l’Iran, l’arrivée en Europe via la Turquie puis la Grèce de certains autres, les longs voyages à pied, les morts sur la route, la hantise du passage des frontières. On connaît aussi les difficultés qu’ils rencontrent à leur arrivée : la « vérification » de leurs motivations via des enquêtes parfois inquisitoriales, les usurpations d’identité qui engendrent la méfiance, les délais qui ne cessent de s’allonger pour l’obtention de leurs papiers, le déclassement social qu’ils subissent.
Mais ce qui frappe, au-delà de ces histoires tragiques racontées sans pathos, c’est la volonté de passer au large de la « dramatisation ». D’un témoignage à l’autre, les expressions diffèrent, le degré de conscience politique aussi. Le texte fera ainsi état des rêves un peu naïfs de certains ou de la nécessité du sauvetage d’un chat, emmené dans la tourmente, salué comme une victoire, au même titre que d’urgences vitales comme d’échapper à la violence, à la torture ou à la mort pour les femmes ou les opposants. Le récit reste au niveau de l’individuel, de ce « je » qui rend chacun différent des autres, avec ses imperfections.
L’exil, une expérience à sens multiples
L’un des intérêts de ce texte est aussi son positionnement résolument non manichéen, non seulement en ce qui concerne le ressenti des arrivants confrontés aux « atermoiements » administratifs, souvent dramatiques, mais aussi dans la complexité qu’il introduit par rapport à la définition de l’identité.
Intégré et né au Luxembourg, c’est sur le passé de sa famille, fuyant la dictature portugaise, que le metteur en scène se penche pour retrouver ses racines, « son » village où tous sont « cousins ». À l’autre extrémité, même si « chez moi » est ailleurs, dans le pays d’où il vient, comme l’exprime l’avocat syrien en attente d’un permis de séjour, « Pourquoi j’aurais pas le droit de vivre ici ? Parce ce que ce n’est pas chez moi, c’est ça ? […] vous ne réalisez pas. Ce n’est pas une question de dossier ou de numéro de référence. C’est ma vie. Chaque jour que j’attends, c’est un jour de plus où je ne vis pas vraiment. C’est un jour volé. […] Je veux juste exister pleinement, quelque part. »
Au nom de quoi ne pourrions-nous pas avoir une identité hybride ? Ne sommes-nous pas tous, en fait, d’ici et d’ailleurs, de la campagne à la ville ou d’un pays à l’autre ? Et comment concilier l’acculturation qui va croissant avec la nécessité de se rattacher à une communauté humaine ? « Être un émigrant, dira l’un des personnages en portugais, citant José Saramago, ce n’est pas quitter sa terre, c’est l’emporter avec soi. » Faudrait-il nécessairement qu’elle soit unique ? Ce message, quoique universel, interroge chacun de nous avec d’autant plus d’acuité que monte un peu partout la xénophobie…
En quête
S Concept et mise en scène Fábio Godinho S Création sonore Jorge de Moura S Avec Lis Dostert, Jorge de Moura, Maximilien Ludovicy, Lynn Rosa André Scénographie et costumes Marco Godinho S Création lumières & vidéo Steve Demuth S Régisseur Quentin Bonami S Assistant mise en scène Luca Besse S Chargée de diffusion La Strada & compagnies – Sylvie Chenard lastrada.schenard@gmail.com S Production Trifolion Echternach / Luxembourg S Soutiens l’Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte et Kultur Lx pour sa présentation à Avignon 2025 S Spectacle en français, avec des passages en anglais et portugais sous-titrés S Durée 1h15
Vu en avant-première au Lavoir Moderne Parisien le 14 juin 2025
Du 5 au 26 juillet 2025 à 19h15 (relâche les 9, 16, 23 juillet)
Au Théâtre Transversal à Avignon (84)