31 Mai 2025
À l’occasion du 150e anniversaire de la mort de Georges Bizet, ce programme, qui associe une œuvre des tout-débuts et une de la toute-fin boucle, d’une certaine manière, la boucle de la courte, précoce et fulgurante carrière du compositeur.
Georges Bizet n’aura vécu que trente-six ans. Musicien surdoué, ce fils de coiffeur et d’une pianiste gagne, le 9 avril 1857, avec le Docteur Miracle, le premier prix ex-aequo du concours d’opérette créé par Jacques Offenbach pour promouvoir son théâtre, les Bouffes-Parisiens. Il n’a pas vingt ans. La même année, il remporte le prestigieux Prix de Rome avec sa cantate Clovis et Clotilde et séjourne trois ans à la villa Médicis à Rome.
Mais malgré ces lauriers précoces, le succès n’est pas au rendez-vous pour ses œuvres lyriques. Les Pêcheurs de perles, la Jolie fille de Perth, Djamileh et l’Arlésienne ne sont pas de gros succès, pas plus que ne le sera Carmen en 1875, son dernier opéra, trop sulfureux et choquant pour la société de l’époque. Trois mois plus tard, dans la nuit du 2 au 3 juin, le compositeur décèdera d’un infarctus. Sa vie aura été dévorée par les travaux alimentaires pour les éditeurs et par les leçons de piano. « Je travaille à me crever… », écrit-il dans ses lettres.
L’Arlésienne, jouée au Théâtre du Vaudeville le 1er octobre 1872, est son avant-dernière pièce avant Carmen. Elle est retirée de l’affiche après vingt représentations. Bizet en extrait une suite orchestrale, créée le mois suivant aux concerts Pasdeloup, qui, elle, obtient un succès qui ne se démentira pas. Les morceaux clés de la musique de scène figurent, pour certains, parmi les compositions les plus populaires du musicien.
Sur une intrigue d’Alphonse Daudet
En juillet 1872, Léon Carvalho devient le nouveau directeur du Théâtre du Vaudeville. Il a déjà collaboré avec Bizet au Théâtre lyrique et lui commande une musique sur un thème tiré d’une nouvelle d'Alphonse Daudet publiée pour la première fois en 1866 dans le journal l’Événement avant de figurer dans le recueil des Lettres de mon moulin, parues en 1869. L’intrigue de l’Arlésienne s’inspirait d’un fait divers réel : le suicide d’un neveu de l’écrivain et poète félibrige Frédéric Mistral, l’histoire d’un mort d’amour fou, parce que non payé de retour. Daudet en tire un drame en cinq actes. Le sujet lui-même étant un peu sombre et le mélodrame un genre en déclin, Carvalho imagine que la musique constituera une attraction pour le public et atténuera la cruauté de la pièce.
Le livret d’Alphonse Daudet ne sera pas repris dans le spectacle présenté au Châtelet, qui vise, dans le cadre du dispositif « Opéra pour tous », à rendre accessible les grandes œuvres du répertoire en proposant des représentations peu coûteuses et plus accessibles au plus grand nombre. C’est donc sous l’angle d’une narration, tirée de la nouvelle d’Alphonse Daudet et assumée par un conteur unique, que la fable sera présentée, avec l’intégralité de la musique de Bizet. Le Docteur Miracle, qui convoque au plateau un petit nombre de personnages, répond au même objectif.
Autour de celle qui ne viendra pas
L’Arlésienne raconte l’histoire d’un jeune homme de la campagne provençale, Frédéri, tombé amoureux fou d’une jeune fille d’Arles, rencontrée aux arènes. Il rentre chez lui en annonçant qu’il veut l’épouser, au grand dam de ses proches qui redoutent cette arrivée d’une fille de la ville alors qu’une jeune fille de son milieu, Vivette est secrètement amoureuse de lui. Survient Mitifio, un gardian, qui annonce que l’Arlésienne est sa maîtresse et qu’il possède des lettres d’elle le prouvant. Devant le déshonneur qu’il ferait porter à sa famille, Frédéri se résout à épouser Vivette et l’on prépare les noces. Mais Mitifio reparaît pour réclamer ses lettres et annonce qu’il emmène l’Arlésienne avec lui. Les deux hommes se battent et Frédéri se suicide.
À cette intrigue, qui alterne airs inspirés des traditions provençales et passages dramatiques, se superpose une image du destin tirée des croyances populaires. Frédéri a en effet un frère un peu simple surnommé l’Innocent qui, dans les maisons, protège du mal. L'on rapporte que la perte de l’innocence est signe de malheur. C’est ce qui se produira lorsque l’Innocent, qui « se réveille », tient un discours sensé. Au même moment, c’est au comble du désespoir que Frédéri se jette dans le suicide.
Enfin, le décor d'une vie villageoise provençale et ses personnages hauts en couleur, avec les petites histoires de tous les jours et les fêtes qui rassemblent la communauté, sont de la partie et offrent l'occasion de dresser un portrait vivant et poétique de cette société en miniature.
Un spectacle entre musique, conte, pantomime et danse
La musique de scène que commande Carvalho est d’un genre nouveau. Plus développée que ce que l’on fait ordinairement pour une pièce de théâtre, elle comporte aussi des chants. Bizet compose une musique pour un petit effectif de vingt-six musiciens et un chœur de vingt-quatre chanteurs. Sur les vingt-sept numéros que compte la partition, plus de la moitié sont de courts mélodrames de quelques mesures, conçus pour être interprétés comme musique de fond pour un drame parlé, et parmi les autres on compte un prélude, six chœurs, des entractes et des intermezzos.
La musique de scène inclut un tambourinaire, qui utilise un tambourin provençal, souvent remplacé par un tom ou une caisse claire – quand Bizet reprendra la partition, il ajoutera un instrument tout récent à l’époque, le saxophone. À cette époque, l’« exotisme » provincial n'est pas forcément un point positif. Il court le risque d'apparaître comme un handicap aux yeux de la « bonne » société parisienne qui fréquente les salles de spectacle et la création du Félibrige, en 1854, qui vise à promouvoir et à sauvegarder la langue et la culture du pays d’Oc, et plus précisément de la Provence, et dont Frédéric Mistral est un des fondateurs, n’a pas encore véritablement droit de cité. L’Arlésienne, par son ancrage populaire et provincial, se démarque de son temps.
Mais ce qui frappe surtout dans cette musique, c’est l’alternance entre la joie qui émane des airs populaires que la musique utilise pour créer l’ambiance de la pièce et les moments de drame. La parenté avec Carmen, composé quelques années plus tard, s’impose à l’oreille. Comme dans Carmen, la musique emprunte à la musique populaire – ici provençale, espagnole dans Carmen – qui accompagne une intrigue qui fait la part belle à l’évocation d’un milieu. Et comme dans Carmen, on y développe le thème d’un amour non payé de retour pour une femme « fatale ».
Mais en dépit de l’excellente qualité de l’orchestre et des voix, L’Arlésienne, dans sa proposition sous forme de conte musical, ne convainc pas, malgré la belle idée scénographique d’établir un lien avec les Lettres de mon moulin en édifiant la structure complexe et à transformations d’un moulin passé par l’ère industrielle avec rouages et engrenages et d'y faire apparaître des reproductions de tableaux de l'époque dépeignant la vie paysanne. Les personnages, présences muettes, parviennent difficilement à exister et leur mode d’expression par la danse ne satisfait ni dans son expressivité ni dans sa chorégraphie.
Le Docteur Miracle : place à la théâtralité et à la comédie
C’est dans un tout autre registre que s’inscrit le Docteur Miracle, sur un livret de Léon Battu et Ludovic Halévy, proposé aux soixante-dix-huit candidats du concours d’opéra-comique d’Offenbach. Il met en scène quatre personnages : le podestat de Padoue, Véronique, son épouse légère, Laurette, sa fille, et un beau capitaine, Silvio, qui prendra les traits de différents personnages au fil de la pièce. Comme de bien entendu, Laurette est amoureuse du beau capitaine mais papa ne veut pas et le jeune homme cherche un subterfuge pour s’introduire auprès de sa belle. C’est ainsi qu’il devient Pasquin – dans lequel on pourrait reconnaître un certain Scapin –, domestique choisi par le podestat pour surveiller sa fille.
Chargé de préparer une omelette pour toute la famille, ses œufs cassés, dont le goût laisse, bien sûr, plus qu’à désirer, provoquent bien des histoires. Non seulement toute la famille saluera, à sa manière, en chantant de fort savoureuse manière, avec le domestique, le caractère immangeable de l’omelette, mais un billet, glissé opportunément, l’affirmera empoisonnée. Pour guérir le maître de maison il faudra faire appel au Docteur Miracle, un charlatan qui promet la lune et son contraire dans un même mouvement. C’est sous les traits du « bon » docteur et par un subterfuge que Silvio finira par obtenir la main de sa belle.
Une théâtralité à tous les étages
L’action se déroule dans un espace qui rappelle le théâtre de foire où trône, en arrière-plan, la baraque du Docteur Miracle, et les différents niveaux créés sur la scène marquent les différences sociales des personnages. En haut le pouvoir, en bas la domesticité. Avec, pour corser le tout, un castelet lui aussi référence au spectacle. On est dans le domaine du jeu et, plus précisément dans le monde des bateleurs de foire.
Les personnages, pour l’essentiel, sont outrageusement grimés. Vêtus de rouge vif, en référence à la proximité du thème avec le mot « charlatan » – « scarlata » désignait au Moyen Âge un drap de couleur éclatante associé au rouge –, ils promènent leurs travers dans l’espace associé aux charlatans, le marché où « ciarlare » signifie en Italie « bavarder, jaser ».
Le podestat, tout gonflé de son importance, a la forme d’un bibendum. Quant à sa femme, elle drague à frottis-frottas que veux-tu. Nous sommes dans le registre de la farce et le jeune Silvio, en domestique incompétent, use de tous les artifices de la commedia dell’arte. Le texte dit une chose, le jeu une autre et dans ce hiatus surgit le rire.
Les chanteurs-acteurs sont à leur aise dans ce décor tout en montées et descentes où les rideaux s’ouvrent et se ferment, jouant entre le caché et le dévoilé et où les caisses peuvent renfermer un crâne à faire pâlir d’envie Hamlet. Ils servent avec brio cette farce aussi légère que burlesque. Plus chanté que joué, le Docteur Miracle allie une grande fraîcheur – ici plutôt appuyée – et une verve qui ne se dément pas. Il laisse apparaître la dimension d’un Bizet farceur dont on apprécie la maestria.
Ainsi, commencée sous de sombres auspices, la soirée se clôt sur la joie et la bonne humeur. On ne s'en plaindra pas…
Bizet L'Arlésienne / Le Docteur Miracle
Du 24 mai au 3 juin 2025
7 représentations Dans le cadre du Festival Palazzetto Bru Zane Paris
Théâtre du Châtelet – 1, place du Châtelet, 75001 Paris www.chatelet.com
L’Arlésienne S Conte musical pour récitant, ensemble vocal et orchestre d’après Alphonse Daudet S Texte Hervé Lacombe S Direction musicale Sora Elisabeth Lee S Mise en scène, décors et costumes Pierre Lebon S Lumières Bertrand Killy S Musique Georges Bizet, interprétée par l’Orchestre de chambre de Paris S Avec Eddie Chignara (Balthazar), Pierre Lebon ou Morgan L'Hostis (L’Innocent), Dima Bawab (soprano), Héloïse Mas (mezzo-soprano), Marc Mauillon (ténor), Thomas Dolié (baryton), Aurélien Bednarek (Mitifio / Frédéri), Iris Florentiny (Rose / Vivette) S L’Arlésienne Éditions musicales Choudens
Le Docteur Miracle S Opéra-comique en 1 acte Livret Léon Battu et Ludovic Halévy S Musique Georges Bizet, interprétée par l’Orchestre de chambre de Paris S Direction musicale Sora Elisabeth Lee S Avec Dima Bawab (Laurette), Héloïse Mas (Véronique), Marc Mauillon (Silvio, Pasquin, Le Docteur Miracle), Thomas Dolié (Le podestat de Padoue), Pierre Lebon ou Morgan L'Hostis (L’assistant du Docteur Miracle) S Décors réalisés par les ateliers de l’Opéra de Tours Costumes réalisés par les ateliers de l’Opéra de Tours et de l’Opéra de Rouen Normandie Le S Docteur Miracle Éditions Hugh MacDonald © Fishergate Music
S Nouvelle production S Coproduction Opéra de Tours / Théâtre du Châtelet / Opéra de Rouen Normandie / Bru Zane France / Opéra de Lausanne (pour Le Docteur Miracle) S Coproduction avec l’Orchestre de chambre de Paris pour les représentations au Théâtre du Châtelet S Production déléguée Bru Zane France S Durée 2h40 avec entracte