11 Janvier 2025
Dans ce voyage circassien aux sources de l’humanité, la physicalité intense du spectacle nous renvoie à un vocabulaire du corps d’avant la parole.
Dans la pénombre dans laquelle elle se dessine, une créature humaine tente de conjurer la nuit en disputant à l’obscurité le sol glaiseux sur lequel elle se débat pour tenter de s’arracher au sol sur lequel elle est comme collée. Son vocabulaire, c’est une série de torsions, de retournés, de jetés frénétiques qui la font irrémédiablement chuter sur le sol, de tentatives pour s’extraire de la terre sur laquelle elle retombe avec un son mat.
L’humanité est à son aube, la bipédie encore non inscrite au programme mais déjà en gestation. Pourtant l’horizon gestuel qui anime l’homme – puisque celui qui est sur scène est de sexe masculin, avec son corps massif et chevelu – s’élargit. Ses tentatives pour échapper au sol, qui prennent une forme acrobatique dans ses tensions et maladresses, sont autant de découvertes et de prises de conscience. L’homme émerge peu à peu de la gangue qui le retient. Il sera bientôt rejoint par un autre, physiquement plus évolué. Tous deux se lancent dans un ballet dans lequel les corps s’observent, se testent, se touchent, se heurtent et se transforment. Un raccourci dans lequel on peut reconnaître les débuts de l’humanité.
Aux origines de l’humanité
C’est au son d’un tambour mapuche, avec son martèlement obsédant, rejoint par un chant lancinant au caractère incantatoire, que commence le spectacle. Comme un retour vers le passé qui s’ancre dans cette région d’Amérique latine, entre le Chili et l’Argentine, où vivait ce groupe ethnique autochtone nommé « peuple de la terre ». Ces musiques venues de Patagonie, elles font partie de l’héritage de Fernando González Bahamóndez, l’homme « préhistorique » qui apparaît le premier, mais elles pourraient tout aussi bien se rattacher à d’autres sociétés de chasseurs-cueilleurs, les tribus indiennes d’Amérique du Nord par exemple. Ce qui importe, c’est l’éloignement dans le passé, et les deux acrobates présents sur scène vont nous rejouer, dans un raccourci très explicite, une histoire de l’humanité déjà connue : l’acquisition de la position debout et de la bipédie, le contact avec l’autre, la conscience de son propre corps et de celui d’autrui, le faire ensemble, l’activité de cueillette et l’apprentissage du goût, la naissance de l’art. Une histoire déjà mille fois racontée sinon qu’ici c’est le corps qui porte le langage.
Sont-ils Néandertal et sapiens, deux états de l’évolution humaine ? Difficile de l’affirmer. Quoi qu’il en soit, le dernier venu à l’échelle du spectacle semble plus évolué et va se faire le mentor de son compagnon. Mais point ici de rapport de domination. Chacun apporte à l’autre un savoir qu’ils s’enseignent et s’échangent.
Hommes de glaise
Si la trame de la fable a son importance, elle n’a rien du récit sec ou de l’énoncé scientifique. Ce qui importe, c’est la physicalité très forte qui se dégage, inscrite dans l’accession aux caractéristiques humaines pour le premier, puis dans la relation entre les deux personnages.
Elle passe par le matériau du sol sur lequel ils évoluent, une glaise gris-brun pleine d’accidents et de bosselures sur laquelle les deux acrobates, indifférents à ses irrégularités, évoluent. Une glaise qui n’est pas seulement décor mais matériau que l’on creuse, que l’on façonne en tas ou en boulettes pour une bataille de boules de terre, sur lequel ils retombent chaque fois bruyamment, comme rendus à la terre dont ils cherchent à s’extraire. Dans une séquence d’une poésie intense, ils la mouillent aussi pour en faire matière à peindre lorsque l’un des circassiens dessine avec les doigts, sur le dos de l’autre, ce qu’on nommera plus tard art.
La glaise, qui leur sert d’environnement et de décor, est aussi décor sonore dans un monde de presque silence. Elle devient chambre de résonnance lorsqu’ils la frappent dans leurs évolutions. C’est d’abord le son mat des corps en chute sur ce tapis terreux, qui devient musique lorsqu’ils en cadencent délibérément le bruit de la main ou du pied, ajoutant au hasard créé par le mouvement l’intentionnalité de la production sonore.
Une acrobatie poétique
L’acrobatie est de la partie dans la gestuelle de ces corps qui découvrent leurs propres capacités, explorent leurs limites et se mélangent avec une inventivité sans cesse renouvelée. Ils se prennent, s’approchent, se heurtent, s’enroulent, se soutiennent sur une frange étroite entre équilibre et déséquilibre, dans des figures où la complexité le dispute à la beauté. Ils composent un ballet où torsions, rotations, emmêlements, chutes, élévations se combinent dans des tableaux dynamiques sans cesse mobiles. Ils évoluent entre ralentis et accélérations avant de retomber, suspendus un moment dans le temps et l’espace, comme hésitant entre les deux partis. Et leurs chutes ne sont qu’élans pour repartir dans des roues complexes ou des sauts qui sollicitent des mouvements insolites, inusités.
Entre lumière, acrobatie et danse
Il y a dans le mouvement de ces corps qui font fi des barrières un peu plus que de l’exploit et du jeu aux limites du possible. C’est une chorégraphie des corps qui se danse dans un éclairage tout en ombres et lumières, où les faisceaux lumineux, tantôt au ras du sol et tantôt tombant en douche du plafond, renforcent le caractère intime, resserré de ce qui nous est donné à voir.
L’apprentissage de la mobilité humaine se double d’une exploration de la manière de se mouvoir, d’utiliser toutes les possibilités expressives du corps, de la pointe des orteils jusqu’au bout des doigts de la main, des ondulations serpentines des bras à celles du bassin ou des jambes. Et c’est sur un homme devenu liane que s’achève le spectacle.
On l’aura compris : les « empreintes » (huellas) aux consonnances sud-américaines que laissent sur le sol ces deux artistes montés sur ressort nous offrent plus qu’un retour vers le passé : une expérience artistique.
Huellas
S Mise en scène Olivier Meyrou S Avec Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez S Musique Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno S Scénographie Bonnie Colin S Création lumière Sofia Bassim S Régie plateau Salvatore Stara S Coproduction La Plateforme 2 Pôles cirque en Normandie / La Brèche – Pôle national Cirque – Cherbourg-en-Cotentin, le Festival Cielos del Infinito (Patagonie chilienne), Agora – Pôle national Cirque Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, Le Plongeoir – Cité du Cirque – Pôle national Cirque Mans Sarthe Pays de la Loire, Théâtre Philippe Noiret – Doué-la-Fontaine S Soutiens Direction générale de la création artistique – ministère de la Culture, DRAC Pays de la Loire – « Aide au projet en musique, danse, théâtre, cirque, arts de la rue » (ADSV), Département du Maine-et-Loire « Création d’Anjou » S Partenaires Le Champ de Foire (Saint-André-Cubzac) et Maison Bouvet Ladubay (Saumur) S Remerciements Site paléolithique du Rozel (Cotentin), Les 7 doigts de la main, Pôle d’interprétation de la Préhistoire (Les Eyzies) S Création le 13 janvier 2023 dans le cadre du Festival Cielos del Infinito, au Chili S Durée 1h
Du 8 au 18 janvier 2025, du mardi au vendredi, 20h - samedi, 19h - dimanche, 15h30 (sf 13/01)
Théâtre du Rond-Point – 2 bis, avenue Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris
Rés. T. 01 44 95 98 21 www.theatredurondpoint.fr