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Arts-chipels.fr

Les pères ont toujours raison/ Die Väter haben immer Recht. Heiner Müller revisité en bilingue.

Les pères ont toujours raison/ Die Väter haben immer Recht. Heiner Müller revisité en bilingue.

Face aux désordres du monde, Bernard Bloch met ses pas dans les mots de Heiner Müller et le souvenir de son père. Un solo joué, successivement, en français par l’auteur-comédien et, en allemand par Marc Baum. Un exercice de mémoire intime et théâtral

« Je suis l’ange du désespoir [...]. À l’ombre de mes ailes habite la terreur. Mon espoir est la première bataille [...] Lorsque le fumier croît, le coq est plus proche du ciel. ». Bernard Bloch nous accueille dans le hall du théâtre avec ces mots mordants et brutaux, écrits – apprend-on au cours de spectacle – par Heiner Müller au lendemain de son exclusion de l’Union des écrivains de RDA, en 1961. « Vous connaissez Heiner Müller ? », demande-t-il, avant d’entraîner le public vers « le petit musée H.M. », où, une heure trente durant, il évoquera sa rencontre avec celui qui marqua la scène allemande, puis européenne, avant d’être peu à peu relégué à l’arrière-plan. Pour l’auteur comédien et metteur en scène, enfant de 1968, biberonné à Bertolt Brecht, Heiner Müller fait office de père spirituel : « Müller me mobilise. Il m’aide à ne désespérer que juste ce qu’il faut pour ne pas me laisser abattre. »

Un musée où souffle l’esprit

« Salle s’attente pour les lendemains qui ne chantent pas », « Wartesaal für ein Morgen das nicht singen wird », lit-on sur les murs, de part d’autre de la salle. Sur scène, un tapis rouge se déploie horizontalement, un autre mène à un distributeur de Coca-Cola installé sur quelques marches, sous une photographie du dramaturge au travail. Clin d’œil ironique à l’ambiguïté du personnage, à la fois citoyen intégré au sein d’un régime totalitaire et buveur de whisky à l’occidentale. Selon Bernard Bloch, un « Austeiger : un qui saute du train de la norme et du consensus avec une langue irrécupérable ».

Côté jardin, la pianiste Chiahu Lee accompagne le comédien tout au long du spectacle avec les compositions complices de Pascal Schumacher. À cour, un petit salon avec téléviseur, aux murs quelques masques de comédie et une immense table encombrée de papiers, machine à écrire, bouteilles de whisky, comme si le dramaturge hantait encore ces lieux.

Bernard Bloch. Phot. © Bohumil Kostohryz

Bernard Bloch. Phot. © Bohumil Kostohryz

Heiner Müller en quatre temps

Bernard Bloch a rencontré Heiner Müller à quatre reprises. Deux fois chez lui, à Berlin-Est, en août 1982 et en décembre 1989. Deux fois à Paris, en 1987 et en novembre 1995, quelques semaines avant sa mort. En réécrivant ces rencontres pour en faire une pièce de théâtre, le souvenir de son propre père fait irruption. Allemand lui aussi, mais juif, il a fui son pays à vingt-trois ans, en 1934, et ne s’est jamais remis de cet exil. Il devient le « héros caché » derrière le personnage principal, partageant avec lui « outre un goût immodéré pour les cigares, une tendance irrépressible à l’ironie ».

Une ironie dont à hérité Bernard Bloch, en donnant à son spectacle un titre provocateur. Il lui a été soufflé par Heiner Müller, au soir de la Saint Sylvestre 1989, lors de sa deuxième visite à Berlin, peu après la chute du mur. Alors qu’il rapportait au dramaturge la sombre prophétie de son père à propos de cet heureux événement : « Maintenant ils vont revenir », celui-ci répliqua, sans demander qui étaient ces « ils » : « Les pères ont toujours raison ».

Partant de cette remarque, l’auteur metteur en scène fait dialoguer ses propres interrogations avec le savoir et les expériences de ses « pères ». Orphelin des utopies portées par le communisme, sincère ou non, de l’un et par l’humanisme, juif laïc de l’autre, il cherche des repères dans les mots et les silences de son géniteur et les textes du dramaturge qui jalonnent ce parcours théâtral. On en entendra des extraits, chacun introduit fort à propos.

Bernard Bloch. Phot. © Bohumil Kostohryz

Bernard Bloch. Phot. © Bohumil Kostohryz

Des morceaux choisis

« C’est dur, Müller, froid, tranchant, obscur, compact, dit Bernard Bloch dans son préambule. Sa langue est une boule d’énergie, contagieuse, l’énergie de la rage et de l’échec. » Dans Les pères ont toujours raison, il nous donne aussi l’occasion d’apprécier cette prose rugueuse, dans la traduction impeccable de Jean Jourdheuil. Pour accompagner sa première rencontre avec l’écrivain, le comédien joue le monologue aux accents kafkaïens de l’homme dans l’ascenseur, tiré de La Mission, une pièce historique sur le thème des révolutions trahies et des dictatures dont elles peuvent accoucher. C’est le récit d’une impasse. Quand Bernard Bloch revoit, en 1995, le grand appartement berlinois, désormais déserté par Ginka Tscholakowa, seconde épouse de l’écrivain, qu’il avait croisée en 1982, ce divorce lui fait penser au suicide d’Inge Müller à l'âge de quarante et un ans. Il nous fait entendre Todesanzeige (Avis de décès). Heiner Müller y raconte, dix ans plus tard, sa découverte du corps de sa femme, à côté de la cuisinière à gaz. Une reconstitution glaçante.

À la fin du spectacle résonnent, en guise de conclusion, les mots de Hamlet Machine. « Mon drame n'a pas eu lieu. Le manuscrit s'est perdu. Les comédiens ont accroché leurs visages au clou dans le vestiaire. [...] Les cadavres de pestiférés empaillés dans la salle ne remuent pas des mains. » En 1995, Heiner Müller projetait de monter la pièce, et il avait sollicité Bernard Bloch pour y interpréter l’un des monologues, en allemand – ce fut l’objet sa quatrième rencontre avec lui. Le comédien avait refusé car son fils allait naître. Le spectacle n’eut pas lieu, l’auteur étant décédé.

Marc Baum. Phot. © Bohumil Kostohryz

Marc Baum. Phot. © Bohumil Kostohryz

Deux langues, deux approches

Le spectacle se décline en deux pièces d’une heure trente chacune. La première, en français, interprétée par son auteur, se rapproche d’un récit initiatique, le comédien étant aussi l’un des protagonistes. Il y a la force du vécu dans son jeu, et de l’émotion dans l’évocation de ses deux « pères ». Cette quête pleine de sensibilité nous touche tant les questions, souvent sans réponses, paraissent pertinentes. Et les mots des « pères » apparaissent prémonitoires de nos désarrois. Tout sonne juste.

La version allemande, dans une mise en scène et un décor identiques, avec la même musique jouée avec autant de complicité par Chiahu Lee, opère une mise à distance troublante. Marc Baum, dans le rôle de Bernard Bloch, gomme l’aspect autobiographique de la pièce source. Une étonnante translation.

La langue de Heiner Müller, scandée en V.O. révèle ses sonorités et sa musicalité abruptes. Il y a aussi le plaisir de la lecture, avec les surtitres. Le tout est un bel exploit linguistique et théâtral. Un texte unique et deux histoires. Il serait dommage de ne s’en tenir qu’à la version française, bien qu’elle se suffise à elle-même. 

Les pères ont toujours raison
S Texte et mise en scène Bernard Bloch S Les extraits choisis de Heiner Müller sont traduits par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger S Musique originale Pascal Schumacher S Scénographie et costumes Raffaëlle Bloch S Traduction allemande Florian Hirsch S Avec Version française Le conférencier Bernard Bloch. Version allemande Der Vortragende Marc Baum S Pianiste Chiahu Lee S Le spectacle, créé au Théâtre national du Luxembourg en avril 2024, est repris au Théâtre l’Echangeur de Bagnolet du 6 au 12 janvier 2025 puis à La Filature, scène nationale de Mulhouse du 25 au 27 mars 2025.

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