6 Septembre 2021
Le trio formé par Robert Wilson, Lucinda Childs et Jennifer Koh dans Einstein on the Beach est à nouveau reformé pour une variation musicale et plastique autour des Sonates et partitas pour violon seul de Jean-Sébastien Bach. Une performance pour une série de pièces musicales considérées comme « l’Everest de la musique pour violon ».
La violoniste Jennifer Koh ouvre seule le bal. Silhouette noire au centre d’un octogone de bois blanc qui reprend la forme de la croisée centrale de la chapelle en croix grecque de l’hôpital de la Salpêtrière où se déroule le spectacle, la chapelle Saint-Louis. Un lieu d’histoire édifié dans les années 1670, proche de la date de création des Sonates et partitas (écrites entre 1713 et 1720). La relation entre l’essence musicale unique de la musique et l’esprit des lieux s’impose immédiatement… Ici, tout n’est que pureté des lignes et élévation de l’esprit sous la coupole où cette musique qui tutoie les cieux prend place.
Le reflet d’un tourment personnel et un dialogue intime
Lorsque Bach écrit ces œuvres, il n’a encore que la trentaine. Le soin particulier qu’il apporte à la rédaction du manuscrit révèle l’importance qu’il accorde à cette œuvre où transparaît à la fois l’affliction de l’homme qui vient de perdre sa première épouse, le compositeur qui transcende sa tristesse en rédigeant des pages exigeantes témoignant de sa recherche incessante et le croyant qui élève avec ferveur sa voix vers Dieu. Le titre original de l’œuvre, Sei solo. A violino senza basso accompagnato comporte déjà en lui-même une part de mystère. Il joue sur le sens de « sei solo ». Dans sa traduction littérale, ces mots renvoient à « Tu es seul » en même temps qu’en mauvais italien – qui était peut-être le niveau de Bach dans cette langue – il indique « six solos ». La musique elle-même renvoie à ce reflet de l’âme qu’elle est à l’époque. Commencée sur le mode mineur, elle bascule, après la chaconne de la deuxième Partita, d’une durée égale à la somme des trois autres parties du morceau qui la précèdent, sur le mode majeur, comme si à l’affliction du compositeur se substituait la consolation divine. Les danses se font plus légères, l’atmosphère plus festive.
Une exploration musicale hors norme
Au-delà du caractère très personnel, l’exploration que Bach fait de l’instrument est stupéfiante. On retrouve l’inventivité qui le caractérise, cette manière d’explorer les thèmes dans toutes leurs potentialités et à leurs limites les plus extrêmes, cet enrichissement permanent des motifs musicaux jusqu’à leur faire rendre gorge, sans que pour autant la musique devienne technique vide et dépourvue d’âme. Les coups d’archet succèdent aux glissandos à rythme soutenu. Les difficultés d’exécution introduites par Bach et la virtuosité qu’imposent certains passages semblent infinies. Ne serait-ce qu’au plan de l’utilisation de l’archet qu’on a – à tort – imaginé un temps courbe pour permettre de jouer simultanément sur trois ou quatre cordes ou dans la complexité des successions harmoniques et l’utilisation contrapuntique qu’il fait de l’instrument. Le prélude de la troisième Partita, composé presque uniquement de doubles croches, avec ses passages en « campanella » où la même note est successivement jouée sur deux cordes différentes, ce qui introduit un timbre différent, en est un exemple révélateur.
La grande musique de l’âme
Ces variations incessantes sont comme le long parcours initiatique d’une musique qui se cherche elle-même en se sublimant pour se rapprocher d’une spiritualité intense. La perfection technique n’est rien sans le supplément d’âme que lui apportent le compositeur et son interprète. Jennifer Koh, reconnue pour ses interprétations intenses et impressionnantes, livre ici une version habitée des Sonates et partitas. Son ton change au fil des émotions qui courent sous la musique, passe de la gravité à la joie, des éclats de voix à la plainte élégiaque, de l’alanguissement teinté de tristesse à la rythmique entraînante et enjouée des danses. Son violon chante et on croit entendre par moments les chœurs qui s’élèvent de la musique. Les notes les plus infimes trouvent un écho dans son jeu délicat et subtile où court une passion sous-tendue.
Un minimalisme scénique
Il ne fallait pas que l’ajout d’éléments scéniques de la représentation vienne lutter, contrecarrer la force de cette musique si puissante. La chorégraphie épurée de Lucinda Childs, sous des éclairages explorant les infinies nuances du blanc, répond à cette attente. Sur un rythme très lent, avec des mouvements à peine perceptibles, les danseurs tracent des parcours comme autant de pistes musicales explorées par le compositeur. Hiératiques, tout de blanc vêtus, ils dessinent autour de la musique et de son interprète une chorégraphie énigmatique. Des bâtons qu’on assemble et qu’on pose, qu’on porte telle une représentation sainte ou qu’on se transmet comme un témoin, une pénitente ou l’image d’un fantôme qui traverse la scène abandonnant derrière elle sa corde de crin alors que le mode majeur succède au mineur, des danseurs qui dévident l’interminable pelote de la vie dans un mouvement sans cesse recommencé, des silences du mouvement qui écoutent la musique sont autant de figures dotées d’une individualité propre qui tracent la route de ce ballet indépendamment de la musique.
Le spectateur est le témoin de cette cérémonie qui unit musique et danse sous la coupole réverbérante de la chapelle où le son se disperse et se rassemble tout ensemble. Il s’imprègne de la spiritualité qui émane du spectacle dans laquelle il se trouve plongé.
Bach 6 solo. Musique Johann Sebastian Bach, intégrale des Sonates et partitas pour violon seul (BW 1001 – 1006)
S Conception Robert Wilson, Jennifer Koh S Mise en scène, décors & lumières Robert Wilson S Chorégraphie Lucinda Childs S Avec Jennifer Koh violon, Alexis Fousekis, Ioannis Michos, Evangelia Randou, Kalliopi Simou, Lucinda Childs danseurs S Dramaturgie Konrad Kuhn S Costumes Carlos Soto S Collaboration à la mise en scène Fani Sarantari S Collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny S Collaboration aux lumières John Torres S Création maquillage Sylvie Cailler S Assistant aux costumes Emeric Le Bourhis S Assistants personnels de Robert Wilson Philipp Bauer, Eli Troen S Réalisation des costumes FBG2211 S Construction du décor Atelier Devineau S Et avec l’équipe du Théâtre de la Ville-Paris