13 Juin 2025
Les danseurs d’Amalia Dianor et les chanteurs des Arts Florissants rejouent la Passion du Christ, corps et voix s’accordent dans la même ferveur. Envoûtant.
La musique en mouvement
Les Arts Florissants, fondé en 1979 par William Christie, pionniers dans la diffusion de la musique baroque des XVIIe et XVIIIe siècles restent ouverts à l’innovation et s’engagent aujourd’hui à mettre en jeu leurs corps, au-delà de l’expression purement vocale. Chantant a capella et par cœur, les deux ténors, deux sopranos, le baryton et le baryton basse se trouvent libres de leurs mouvements et, mêlés aux danseurs, épousent leur gestuelle dans une même élan. Les danseurs, eux, se plient aux lenteurs sensuelles et douloureuses de ces motets à six voix incarnant la Passion du Christ. « Dans les Tenebræ Responsoria (Répons des ténèbres), Carlo Gesualdo (1566-1613) développe un langage chromatique complexe », dit Paul Agnew, qui assure la direction musicale et un des rôles de ténor. « Écrits pour les trois derniers jours de la Semaine Sainte (mercredi, jeudi, vendredi), ceux-ci racontent les derniers moments de la vie du Christ. »
Publié en 1611, le recueil compte 27 répons et un Miserere. Ils ont été conçus pour accompagner les Leçons de ténèbres, lectures généralement psalmodiées, extraites des Lamentations de Jérémie. Durant ces prières, les cierges étaient éteints progressivement jusqu’à plonger l’assemblée dans l’obscurité. Le spectacle présente 9 Répons, tirés des trois offices.
Un nouveau domaine pour Amala Dianor, qui travaille d’habitude sur des musiques électroniques comme celles d’Awir Leon. Pour lui, les Répons sont source intarissable de mouvements et de gestuelles : « À l’instar de ma recherche sur l’énergie interne qui circule dans les articulations des danseurs, je m’intéresse chez les chanteurs au mouvement des muscles, des cordes vocales, de la contraction à l’étirement, de la tension à la décontraction. »
La chorégraphie épouse la tension émise par le continuum des voix et leurs vibrations, et la transmet au corps des danseurs. De même que la musique monotone, conforme au langage modal de l’époque, semble parfois voler en éclats par un trop plein de douleur ou d’exaltation, de même les danseurs s’évadent de ces monodies et deviennent turbulents, martèlent le sol de leurs pieds ou se détachent du groupe. Effets renforcés par leur diversité physique. Venus du Burkina Faso, d’Italie et du Sénégal, issus de formations classiques ou des danses urbaines, ils convergent harmonieusement pour s’adapter au style solennel de la musique.
Les tourments de la passion
Les versets des Répons invitent à une méditation sur la mort, la culpabilité, le repentir et la rédemption, que la danse vient exprimer corporellement. « Sur le mont des Oliviers il prie le Père », entonne le chœur en latin, modulant longuement la phrase latine. « L’esprit est prompt mais la chair est faible », dit le répons suivant...
D’abord calme exposé des circonstances, le chant deviendra protestation, révolte avec ce fameux « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » Entre-temps, on aura assisté à la trahison de Judas, longuement exposée, et matière à danser. Et après un long cri d’agonie, un chant de délivrance s’élève, expression de la foi, au-delà du désespoir.
Les musicologues voient, dans les souffrances de la chair et les tourments de l’esprit exprimés par l’œuvre de Gesualdo, une traduction de sa propre violence. Ce richissime prince napolitain fit assassiner sa première femme et son amant, puis martyrisa sa seconde épouse, sans jamais être sanctionné, la noblesse de l’époque étant au-dessus des lois. Mais, possédé par des démons intérieurs et les affres d’une culpabilité délirante, ils se livrait à des mortifications pénitentielles extrêmes, qui finirent par lui coûter la vie. Quelques années avant sa mort, il fit d’ailleurs peindre un grand tableau intitulé Le Pardon. Dans cette optique, son génie musical trouverait sa source dans les méandres d’un masochisme névrotique et une semblable liturgie, emplie de textes de contrition dramatiques, ne pouvait que l’inspirer.
Un récit en clair obscur
La scénographie se limite à un grand écran au lointain, sur lequel se profilent les silhouettes des interprètes, dans les lumières de Xavier Lazarini. L’ambiance, de plus en plus crépusculaire, est cependant baignée d’une clarté extraterrestre, rappelant les peintures religieuses de la Renaissance italienne.
La mise en scène d’Amala Dianor se cale sur les images évoquées dans les motets : la danse souligne les dissonances frappantes du contrepoint qui marquent la douleur du crucifié : « Vinea mea electa ego plantavi » (« Ma vigne choisie c’est moi qui l’ai plantée »). Elles expriment le déchirement du voile du Temple : « Velum templis scissum ». Puis la descente du corps au tombeau : « Æstimatus sum cum descendentibus in lacum » (« Je suis de ceux qui sont descendus dans le trou »). Une tragédie figurée par des volutes ornementales descendantes. Pour y répondre, danseurs et chanteurs forment des tableaux vivants : après des scènes de prières contrites, le Christ est porté en croix, puis accompagné au tombeau. La scène finale, composée comme une Piéta, se détache en contre-jour sur le bleu de l’écran.
Une sensibilité contemporaine.
Atmosphère ténébreuse, déploration, invocation d’un dieu muet, révolte, fatalisme résonnent à notre sensibilité contemporaine, à travers les voix et le corps qui matérialisent la Passion d’un être de chair et de sang, bien que divin. « O Vos omnes qui transitis per viam/ Attendite, et videte/ Si est dolor similis sicut dolor meus » (« Oh, vous tous, qui passez par là, voyez/ S’il est douleur comparable à la mienne) », dit l’un des derniers répons, s’adressant directement à l’auditoire. Le verset suivant est lancé au monde entier : « Attendite, universi populi/ Et videte dolorem meum » (« Soyez attentifs peuples du monde/ Et voyez ma douleur) ».
On pense inévitablement aux drames humains qui se déroulent aujourd’hui au vu et au su de tous. Le spectacle nous invite à une déploration universelle, une méditation existentielle, portées par l’énergie des interprètes et la beauté plastique et musicale de leur performance. À mesure de leur avancement vers les ténèbres, mus par un éventail de sentiments contradictoires, ils transcendent un chagrin inhérent à la condition de mortel : « Tristis est anima mea usque ad mortem » (« Mon âme est triste à en mourir »)...
Répons des ténèbres de Carlo Gesualdo S Chorégraphie Amalia Dianor S Direction musicale Paul Agnew S Création lumières Xavier Lazarini S Avec Les Arts Florissants : Paul Agnew (ténor), Miriam Allan (soprano), Hannah Morrison (soprano), Mélodie Ruvio (contralto), Sean Clayton (ténor), Edward Grint (baryton-basse) S Compagnie Amala Dianor : Elena Thomas, Damiano Ottavio Bigi, Pierre-Claver Belleka, Clément Nikiema S Production partie musique : Les Arts Florissants ; partie danse : Kaplan/ Cie Amala Dianor S Coproduction: Philharmonie de Paris ; Le Volcan, scène nationale du Havre ; Les Nuits de Fourvière - festival International de la Mé́tropole de Lyon S Durée 1h15 environ
Création 5 et 6 juin 2025 Cité de la Musique, Philharmonie – Paris
TOURNÉE
22 septembre Opéra de Bordeaux – festival Cadences
16 octobre Barbican Center, Londres, GB in the frame of Dance Umbrella Festival
27 janvier 2026 Opéra de Limoges, France
29, 30 janvier 2026 Opéra, Montpellier danse
26 février 2026 Auditorium de la MC2 Grenoble
26, 27 mars 2026 Le Volcan, Le Havre
17, 18, 19 juin 2026 Maison de la Danse de Lyon & Les Nuits de Fourvière