14 Juin 2025
La mise en scène de Florence Le Corre et Philippe Person, dans la multidistribution faite avec les comédiens de l’école du Lucernaire, offre un moment de détente et de jubilation où le divertissement prend la première place.
Le décor, intelligemment, s’efface devant les situations mises en scène par la pièce. Tout juste un canapé et un guéridon qui changeront de place au deuxième acte et des miroirs laissant place aux portraits de famille de la baronne Duverger lorsque l’action se transportera chez la jeune fille à marier. Une rampe lumineuse, en fond de scène, marquera les changements de lieu de chaque acte et, dans le dernier, deux portes ouvriront sur le vide, résumant et symbolisant, d’une certaine manière, les pièces de Feydeau, tant elles sont marquées par les entrées et sorties de personnages, toujours à bride abattue.
Un « classique » du vaudeville
Cette comédie, créée le 9 janvier 1894 au théâtre du Palais-Royal, est un exemple typique du vaudeville, ces situations qui mettent généralement aux prises des couples saisis en pleines infidélités conjugales. À ceci près qu’ici, Lucette, artiste de music-hall adulée, n’est pas mariée avec Fernand de Bois d’Enghien dont elle s’est entichée au point de lui ouvrir les bras alors même qu’il vient lui annoncer sa rupture. Il est sur le point de convoler en justes noces avec Viviane, la fille de la Baronne Duverger, et ne peut se permettre d’étaler sa liaison.
Autour d’eux gravitent des personnages aussi insolites que hauts en couleur. On trouve d’abord De Chenneviette, l'ex-compagnon de l'artiste, duquel elle a eu un enfant, joueur impénitent sans cesse en mal d’argent, un clerc de notaire, Bouzin, qui se targue d’être un parolier de génie, un amoureux transi de Lucette qui hante la bonne société mais que tous fuient comme la peste parce qu’il sent mauvais et, pour clore la valse des admirateurs de la chanteuse, un général latino-américain – ils sont tous généraux, là-bas, dit l’un des personnages – richissime, qui fait une cour excessive à la belle et se préoccupe en permanence d’éliminer tous ses concurrents – caramba !
On saupoudre d'un valet plus qu’impertinent et d'une tutrice d’anglais un peu bouchée. On met tout ce beau monde dans un même sac et on secoue. En provoquant des chassés-croisés intempestifs, des rencontres imprévues et fâcheuses, auxquels s'ajoutent les dérobades du futur mari et des courses-poursuites traitées sur le mode burlesque. On est dans une BD version fin de siècle où il n’est guère question de finesse psychologique des personnages ni de demi-teintes.
Une mise en scène qui privilégie l’effet et la farce
On trouve dans le Fil à la patte tous les ressorts du comique et la mise en scène ne manque pas de les amplifier. Chacun, à sa manière, est too much. La Baronne dans le style coincé de la haute, Lucette dans l’outrance de la comédienne qui se place toujours pour être vue, Bois d’Enghien en bellâtre froussard et dissimulateur, le Général en outrance latino façon Tapioca, Bouzin en rond-de-cuir ridicule, malmené par les uns et les autres en fonction des rôles qu’on lui fait endosser.
Les situations sont à l’avenant et ne font pas dans la dentelle en poussant le jeu vers l’outrance et la caricature dans un tableau d’ensemble où les amis d’hier peuvent devenir des ennemis jurés au gré des péripéties, où gaffes et maladresses ajoutent au chaos général des entrées et sorties qu’on n’attendait pas.
Une peinture au vitriol
Ce qui ressort de cette pièce, au-delà du vaudeville, c’est la férocité avec laquelle Feydeau pointe du doigt cette société. Car, au-delà du jeu de la tromperie où l’on voit Bois d’Enghien se débattre face à Lucette à qui il n’ose avouer sa décision de rupture, d’un côté, et où on le voit tenter de masquer, sans plus de succès, sa duplicité à la baronne et à sa fille, de l'autre, l’enjeu n’est pas l’amour mais le lucre.
Pour Bois d’Enghien, il s’agit de faire un beau mariage, qui donnera de l’air à ses finances. Et on parle essentiellement d’argent chez tous les personnages. De Chenneviette, qui vient « taper » son ex-compagne, ne comprend pas pourquoi elle s’est entichée d’un sans-le-sou. Bouzin, pris par erreur pour l’envoyeur d’un bouquet au milieu duquel se trouve une bague, est caressé dans le sens du poil alors même qu’on vient de lui dire que ses vers sont nuls. Quant au Général, ce sont ses millions qui lui valent d’être reçus.
Les femmes, victimes ou manipulatrices ?
Les femmes, elles, mènent la danse. Il y a bien sûr Lucette, autour de laquelle tournent tous ces hommes dont elle fait tourner la tête. Puis la Baronne, qui organise le mariage et chez qui doit se faire la signature du contrat. Viviane met aussi son grain de sel lorsqu'elle décide, finalement, contre l'avis de sa mère et avec un cynisme avéré, d'épouser Bois d'Enghien après que la nouvelle de son infidélité lui a prouvé qu'il est un homme de son temps.
Pour elle, la vie n'est qu'un vaste marché où règne la loi de l'offre et de la demande. En sélectionnant de faire un beau mariage, Bois d'Enghien répond à la loi du marché dont le pendentif, dans l'ordre des choses, est qu'il ait des maîtresses. Il s'inscrit dans la « normalité » d'un monde gouverné par l'argent auquel Viviane souscrit de son plein vouloir. Lucette, à l'inverse, d'une certaine manière, est le seul personnage qui résiste à l'attrait de l'argent. Quand Bois d'Enghien, pour justifier sa décision de rupture, lui allègue qu'il n'est pas assez fortuné pour elle, elle lui rétorque : « Je m'en fous ».
Finalement tout ce beau monde trouvera à se satisfaire de ces situations où nul n'est dupe dans un marché de dupes faussé d'avance. C'est la grande force de Feydeau qui « balance » ses vérités avec une férocité goguenarde montée sur ressorts. Même lorsqu'on le tire vers la farce, qu'elle va vers le très gros, ce qui est ici le cas, la pièce résiste. Et c'est pour ça qu'on l'aime, l'auteur et ses bons mots qui font mouche…
Un fil à la patte de Georges Feydeau
S Mise en scène Florence Le Corre et Philippe Person S Assistant mise en scène Tom Bouchardon S Adaptation Philippe Person S Avec Nina Bard-Bonnet (Marceline/Miss), Faïrouzou Anli (Lucette), Julien Jansen (Bois d'Enghien), Julien Bottinelli (De Fontanet), Jean-Gérald Dupau (De Chenneviette), Alexandre Jaboulet (Général Irrigua), Mathilde Réchaux (Baronne Duverger), April Civico (Firmin/ Antonio/ Viviane), Théo Brugnans (Bouzin) et, en alternance, Eléonore Arras, Julien Mead Bottinelli, Marie Brocquehaye, Alicia Brudey, Alexandre Chapelon, Alba Chatelier, Dushan Delic Illien, Jean Gerald Dupau, Emma Gombaud, Selma Hubert, Alice Macé, Yohan Marguier, Constance Rocher, Sacha Roy Sainte-Marie et Clément Ternisien S Lumières Tom Bouchardon S Costumes Florence Le Corre S Décor Vincent Blot S Production Cie Philippe Person S Coréalisation Théâtre Lucernaire S Durée 1h40
Du 28 mai au 27 juillet 2025, à 20h du mercredi au samedi, à 17h le dimanche
Le Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris www.lucernaire.fr