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Arts-chipels.fr

Thérèse et Isabelle, l’amour ravageur de deux adolescentes.

Phot. © Marie Gioanni

Phot. © Marie Gioanni

Marie Fortuit adapte au théâtre les pages censurées de Ravages, premier roman de Violette Leduc. Trois comédiennes et une pianiste nous révèlent l’érotisme éblouissant d’une prose sauvage. En regard de Thérèse et Isabelle s’insinue la présence tutélaire de Simone de Beauvoir.

Renaissance d’une œuvre censurée

Thérèse et Isabelle constitue le début d’un roman de formation, Ravages. Encouragée par Simone de Beauvoir, Violette Leduc y raconte les fugitives amours de deux adolescentes.

Au pensionnat, trois jours durant, Thérèse découvre la volupté dans les bras d’Isabelle et la romancière trouve des expressions inédites pour dire l’ardeur de leur corps à corps. Un érotisme débridé intolérable, obscène pour le comité de lecture des éditions Gallimard à qui Simone de Beauvoir avait soumis le manuscrit. « Une source d’images poétiques, de jouissances infinies, qui est insupportable à une structure sociale qui détermine le destin des enfants bâtardes ou des filles-mères contraires à l’amour et au bonheur », dit Anaïs Frantz, chercheuse au sein du groupe Violette Leduc. Quand Ravages est publié, en 1955, aux éditions Gallimard, amputé de sa première partie, la romancière ne supporte pas cette censure : « La censure, c’est ma vie en Alaska », se plaindra-t-elle, même si Thérèse et Isabelle est sorti la même année en tirage restreint (28 exemplaires), puis chez Gallimard en 1966, en version édulcorée. On en trouve aussi des passages dans La Bâtarde (1964). Ce n'est qu'en 2000 que Ravages parait, avec ses cent cinquante pages réintroduites, où s’exprime la folie amoureuse qui consume Thérèse, double de Violette. Un amour qui la hantera sa vie entière. Elle dit, à propos d’Isabelle : « Elle avait dix-huit ans, Thérèse l’a perdue, je la perds encore. »

Phot. © Marie Gioanni

Phot. © Marie Gioanni

L’amour au pensionnat

Le dortoir sert de cadre unique au spectacle : trois lits monacaux ; au fond, un rideau plissé derrière lequel on devine les rumeurs de l’extérieur et, sur une estrade, un piano, domaine de Lucie Sansen qui infuse sa musique tout au long de la pièce et interprète la surveillante – plutôt  complaisante – de l’internat.

Pout sa troisième création adaptée d’une œuvre littéraire – après La vie en vrai (avec Anne Sylvestre) en 2021 et Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek (2023) , Marie Fortuit s’empare de ce volcan érotique et en confie l’incarnation à Raphaëlle Rousseau (Thérèse) et Louise Chevillote (Isabelle). Témoin muet de leurs ébats, Marine Helmlinger joue une collégienne anonyme.

Les trois filles, jupes plissées, blouses grises, souliers bien cirés, se plient à l’emploi du temps et aux rituels rigoureux de la vie en pension. Des contraintes et une surveillance qu’Isabelle a tôt fait de déjouer : elle entraîne sans vergogne Thérèse dans son lit et lui apprend les jeux de l’amour.

Le texte cerne au plus près la fièvre brûlante qui s’empare des amantes. La prose est comme saisie par cette déferlante orgasmique, décrivant baisers et copulations avec un art consommé de la formule poétique. « Elle fait son miel sur mes lèvres » ; «  Nous réunissons deux troncs d’arbre en un seul » ; «  Ses mains de chercheur d’or, le doigt royal et diplomate »…

Sur scène, les corps se cherchent, se trouvent, s’élancent, s’étreignent, se pâment, se quittent et se retrouvent, chorégraphiés par Leïla Ka. Isabelle prédatrice, dominante, conquiert Thérèse, soumise et dévorée par sa passion. La narration navigue entre plaisirs et souffrance, amour et haine, possession et peur de la perte : « Isabelle sème des présences en s’éloignant ». Le piano se fait l’écho de ces ébranlements de l’affect, métaphoriquement exprimés et joués avec fougue par les deux comédiennes. Musiques classiques (Liszt, Schubert, Bach…) alternent avec des morceaux déstructurés contenant des bruits captés dans des internats. Les moments érotiques s’accompagnent d’airs plus fluides, en rupture avec la crudité du langage et la chaleur des étreintes.

Phot. © Marie Gioanni

Phot. © Marie Gioanni

Une dramaturgie en surimpression

Le spectacle commence par une lettre de Violette Leduc à Simone de Beauvoir et se termine par un face à face entre les deux écrivaines. La brève aventure de Thérèse et Isabelle, qui marqua la vie entière de Violette Leduc est donc présenté comme un flash back qui illustrerait la relation Violette-Simone. « Isabelle c’est aussi vous », confie Violette à Simone dans la missive du début.

Ce parallèle se retrouve dans la distribution : Raphaëlle Rousseau, coiffée d’une perruque blonde et emmitouflée dans un manteau beige, devient une Violette vieillissante, minée par la dépression et la paranoïa, face à Louise Chevillote en Simone de Beauvoir altière et autoritaire.

Marie Fortuit superpose les personnages dans une relation en miroir. Violette Leduc a aimé Simone de Beauvoir toute sa vie. Cet amour non réciproque, devenu une amitié ambiguë, a pris la forme d’une relation littéraire. C’est Simone qui lui a donné le courage d’écrire et c’est encore elle qu’on voit dans la pièce, à son chevet, et qui affiche un ascendant certain sur sa « protégée ». La metteuse en scène précise que pour réaliser cette partie plus documentaire, elle s’est penchée, avec Rachel de Dardel, sa dramaturge, sur vingt-sept ans de correspondance entre les deux écrivaines.

On peut critiquer l’adaptation palimpseste de Marie Fortuit en ce qu’elle nous oriente sur la dimension autobiographique du roman et insiste sur le rôle de Simone de Beauvoir, mais elle a la vertu de replacer Violette Leduc, aujourd’hui largement oubliée, dans le giron de l’histoire littéraire, aux côtés de ses pairs : Simone de Beauvoir, Jean Genet, Marcel Jouhandeau, Jean-Paul Sartre...

Avoir osé

Le mérite du spectacle est surtout de nous faire entendre une prose inouïe, incandescente et, de plus, qui va à l’encontre des tabous de son époque : «J'essaie de rendre le plus exactement possible les sensations éprouvées dans l'amour physique, explique l’autrice. Il y a là sans doute quelque chose que toute femme peut comprendre. Je ne cherche pas le scandale mais seulement à décrire avec précision ce qu'une femme éprouve alors. »

Autre temps, autres mœurs mais, en 1954, Violette Leduc fait preuve d’audace en composant ce roman. Sa dimension scandaleuse vient non pas de son érotisme mais du fait que la sexualité entre femmes y est considérée comme un acte charnel au même titre que dans les relations hétérosexuelles. Il s’agit d’amour, tout simplement, mais la façon dont il s’exprime était vécue comme intolérable, il y a soixante-dix ans. Cet amour sans lendemain est fondateur des écrits de la romancière, sans concession sur la condition féminine. Contrairement à l’autrice du très politique Deuxième Sexe, c’est par le sensible qu’elle aborde les questions qui animent aujourd’hui les mouvements féministes : avortement, homosexualité, désirs, différence de classe sociale. « Simone de Beauvoir est une intellectuelle pure et je suis une sensibilité pure », dira-t-elle. Au-delà de ce spectacle, c’est l’œuvre trop peu connue de Violette Leduc qu’il convient de lire.

Thérèse et Isabelle de Violette Leduc (éd. Gallimard)
S Mise en scène Marie Fortuit S Dramaturgie Rachel de Dardel S Conseils chorégraphiques Leïla Ka S Scénographie & costumes Marie La Rocca S Maquillage Cécile Kretschmar S Création lumières Thomas Cottereau S Création sonore Élisa Monteil S Avec Louise Chevillote, Marine Helmlinger, Raphaëlle Rousseau et Lucie Sansen S Production Les Louves à Minuit S Coproduction CDN de Besançon – Le Phénix, scène nationale de Valenciennes – La Garance, scène nationale de Cavaillon – Maison de la Culture d’Amiens, scène nationale – Les Célestins-Théâtre de Lyon – Théâtre de Grasse. Pôle Arts de la Scène – Friche la Belle de Mai - La Comète, scène nationale de Châlons-en-Champagne - Théâtre national de Nice, Centre dramatique national Avec le soutien du ministère de la Culture (DGCA et DRAC Hauts-de-France, de la région Hauts-de-France, de l’ADAMI et du Théâtre de l’Atelier S Durée 1h45

TOURNÉE
Création février 2025 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du festival Cabaret de curiosités
Du 28 mars au 8 avril 2025 Théâtre de la Ville, Paris
Du 3 au 16 novembre 2025 Les Célestins, Théâtre de Lyon

 

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