Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

In Situ. Un oratorio poético-musical en spirale hélicoïdale sur un monde en perdition.

Phot. © Lauren Pasche

Phot. © Lauren Pasche

Cette rencontre entre trois personnalités fortes – l’actrice Cécile Garcia Fogel et le guitariste Pierre Durand, réunis sur la proposition du metteur en scène Joël Jouanneau –, rassemblés autour du texte hypnotique et obsédant de Patrick Bouvet, dégage le parfum rare d’une osmose entre parole poétique, jeu, musique et chant.

Sur le plateau nu, seule une aire de jeu rectangulaire est délimitée par une bande blanche. À l’intérieur, devant un tracé à la craie qui pourrait évoquer la forme d’un crâne, des inscriptions que l’on ne peut lire constituent autant de jalons énigmatiques dans le parcours diffracté et chaotique des séquences. Elles se succèdent, trouées à intervalles irréguliers par des images textuelles qui reviennent comme un leitmotiv. Une femme avec une arme à feu dans son sac, une inconnue, inidentifiable, qui déjoue protections informatiques et surveillance généralisée. Bienvenue dans l’univers de violence, de contrôle et de répression qu’offre la société contemporain, qu’on parcourt en compagnie d’une narratrice en perpétuelle mutation et d’un guitariste qui distille toute l’échelle des états d’âme !

Phot. © Lauren Pasche

Phot. © Lauren Pasche

Un parcours erratique dans un monde déliquescent

La fragmentation intense du propos apparaît comme un puzzle à reconstituer. Le paysage que dessinent ces fragments qui, à la fin, se recomposent est celui d’un monde qui n’a plus de repères et erre entre messages contradictoires, peurs programmées et injonctions délétères. Détournements d’avions, gaz toxiques, prises d’otages, situations de guerre ont pris possession des esprits, manipulés par des puissances invisibles mais néanmoins omnipotentes. On crie « au loup » face à des sans-emploi nécessairement acquis à des organisations criminelles, on traque des visages électroniques générés après description, on met en garde le tout-un-chacun contre les images « toxiques » que certains, qu’on imagine critiques, pourraient y instiller. Et les protestations bien-pensantes ne restent que des vœux pieux, morts avant presque de naître. Dans la société de l’informatique et des nouveaux médias, désinformation et propagande rampent insidieusement et l’état des lieux révèle un champ de ruines et de dévastation dans lequel, cependant, résistent encore quelques voyants, chamanes ou détenteurs d’un savoir et de valeurs en voie de disparaître.

Phot. © Lauren Pasche

Phot. © Lauren Pasche

À chaos sociétal, chahut du langage

Chant d’aède qui rassemblerait des images de l’enfer pour les tordre et leur faire rendre gorge, In Situ est le long poème d’une agonie dont le langage est la clé. Patrick Bouvet fait de chaque phrase une arme démontrant l’inanité du monde. Dans un processus de décomposition-recomposition, il les démembre, en déplace les mots, en change le sens, les relie à d’autres pour créer une chaîne infinie et hypnotique de prédations. Les mots tournent et retournent leur sens comme on retournerait sa veste, ils s’additionnent entre eux et se télescopent comme la guerre qui broie les populations, vont et viennent dans la phrase avant d’investir la suivante, édifiant au fil du spectacle une tour de Babel de paroles où surnage le thème du désastre. Les mots sont chaos, fiasco, toits béants, carcasses et ruines, explosions, disparitions, exécutions, napalm, incendies, visions d’apocalypse privée de rédemption et l’on s’enfonce progressivement dans cet abîme qui emprunte certaines de ses images à la recherche du bonheur. Dans cette désagrégation générale, quelques notations viennent parfois interrompre ce lamento. Elles rappellent, comme pour en remontrer aux racistes de tout poil, aux adeptes de la « civilisation », nos origines africaines ou évoquer les sagesses immémoriales sauvagement combattues par nos sociétés.

Phot. © Lauren Pasche

Phot. © Lauren Pasche

Entre musique des mots et parcours musical

Patrick Bouvet, l’auteur du texte, est à l’origine compositeur et chanteur dans un groupe rock et son travail de composition s’inscrit dans le champ de la musique répétitive. In Situ est son premier opus publié et quelque chose passe de la composition musicale à la musique du texte dans cette manière de reprendre les motifs pour les faire muter au fil du déroulement de l’œuvre.

Cécile Garcia-Fogel et Pierre Durand, chacun à leur manière, explorent le chant délivré par les mots et par un phrasé dont la ponctuation a été bannie. À la guitare, Pierre Durand, musicien de jazz, livre un parcours qui passe d’une douceur presque liquide à une accumulation de distorsions qui épousent l’évocation d’un monde en miettes qui n’est plus que métaux désarticulés aux arêtes vives et ruines disharmoniques. Le visage pailleté de blanc, tel un ciel constellé, il escorte le texte et lui renvoie, comme en un miroir, une image qui lui est proche. Mais il devient aussi, à certains moments, narrateur d’une histoire qui passe par les sons sans le secours du langage.

Cécile Garcia-Fogel, elle, explore le champ de l’énonciation et de la gestuelle. Souvent au micro, plus rarement à voix nue, elle extrait des mots leur saveur acide, leur poids de non-dit, la colère qu’ils contiennent, fait émerger leur architecture même qui est signe au même titre que sens. Usant de toutes les possibilités offertes par la voix, jouant sur les hauteurs et les intensités en même temps qu’elle fait de son corps le véhicule de ces torsions du langage imaginées par l’auteur, elle fait entendre ce que les mots veulent dire, elle en extirpe le suc pour l’amener à la lumière.

Par endroits, le chant forme un trait d’union avec la musique. Dans une langue inconnue – on a parfois l’impression d’entendre du grec, d’autres fois comme la bande d’une voix défilant à l’envers – la voix nous renvoie à un monde autre, nous fait rêver à un ailleurs lointain, plus beau peut-être, plus harmonieux, plus intérieur aussi.

Phot. © Lauren Pasche

Phot. © Lauren Pasche

Un pari et un saut dans le vide pour Joël Jouanneau

Joël Jouanneau, en metteur en scène par endroits adaptateur du texte, sort pour l’occasion de sa réserve face à la mise en scène, un métier qu’il a exercé avant de s’en écarter. Plusieurs facteurs concourent à l’« exception » que constitue In Situ. Parce que la proximité qu’il ressent avec le texte suscite en lui le désir de le faire entendre. Parce que la complicité qu’il entretient depuis longtemps avec Cécile Garcia-Fogel et l’envie de travailler avec elle sont là. Parce qu’il avait déjà exploré la formule de performance visuelle et sonore en 2001 à Théâtre ouvert avec Velvette, de Jacques Serena, dédié à la chanteuse Nico, qui rassemblait Jeanne Balibar et Rodolphe Burger et que la musicalité du texte de Patrick Bouvet se prêtait à une expérience de même type. Parce qu’il connaissait les qualités exceptionnelles de guitariste de Pierre Durand, avec lequel il avait interprété la Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars.

In Situ, dans sa conception même, associe les désirs de trois individualités fortes face à un texte qui dénonce la mise à mort des individualités dans un système qui les détruit. Mais le spectacle est bien plus que cela. La poésie déstructurée et fascinante qui transpire tout au long de l’œuvre, loin d’être une épreuve, est le tremplin par lequel passent les vibrations et par lequel s’élèvent les voix qui crient dans le désert pour tenter de conjurer la catastrophe et d’éteindre un incendie qui ne cesse de s’étendre. Dans sa forme heurtée, visionnaire et fragmentaire, et la houle qu’il soulève, In Situ, malgré son refus de la narrativité et la difficulté qu’il suscite, est le plus bel hommage qu’on puisse rendre à un rêve d’humanité.

Phot. © Lauren Pasche

Phot. © Lauren Pasche

In situ (Éd. de l’Olivier, 1999)
S Texte Patrick Bouvet S Avec la complicité de Joël Jouanneau S Interprétation Cécile Garcia Fogel S Guitare et composition musicale Pierre Durand S Création lumière Thomas Cottereau S Création sonore Matthieu Reynaud S Régie lumière Virginie Galas S Production Théâtre Nanterre-Amandiers S Coréalisation Les Plateaux Sauvages S Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages S Avec le soutien du Théâtre de la Bastille, du Strapontin – Pont-Scorff et du Trio…s de Inzinzac-Lochrist pour leur accueil en résidence S Spectacle créé le 23 mai 2023 au Théâtre de la Bastille, Paris S Durée 1h

Du 3 au 15 mars 2025, lun.-ven. 20h, sam. 17h30
Les Plateaux sauvages - 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article